Un article de Thierry Le Peut

publié dans Arrêt sur Séries n°30 (janvier 2008 - épuisé)

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De l’écrit à l’écran :
anatomie d’une saga

 

 

 

De l’hiver 1795 à la deuxième moitié des années 1970, Colorado  (Centennial  en v.o.)  conte la vie des hommes ayant peuplé le territoire puis l’Etat du Colorado. Publié en 1974 à l’approche du bicentenaire de l’Indépendance des Etats-Unis, le roman de James A. Michener fut adapté par la télévision en 1978 pour emboiter le pas aux mini-séries de prestige dont le succès de Racines, d’après un autre roman best seller, d’Alex Haley celui-là, avait lancé la mode. Distribution éblouissante, moyens pharaoniques  ( 25 millions de dollars, de nombreux tournages en extérieurs, plusieurs réalisateurs, des costumes nombreux et coûteux, une ville entière reconstituée ) , diffusion événementielle étalée sur plusieurs mois : Colorado  affichait une ambition qui en fait un fleuron d’un genre qui connut ses heures de gloire au début des années 1980.

 

Présentée par James Michener en personne, même s’il n’a pas lui-même écrit l’adaptation de son roman, la mini-série montre quels hommes se sont avancés au cours des années dans un territoire jusqu’alors occupé par les seuls Indiens. Depuis le trappeur français Pasquinel ( incarné par Robert Conrad ) jusqu’aux ranchers et cultivateurs qui ont occupé et travaillé la terre en domptant l’eau de la rivière Platte, ce sont deux siècles d’Histoire que Colorado  déroule sur une vingtaine d’heures. Marche vers l’Ouest, ruées vers l’or, spoliation et humiliation des Indiens, convoiement de bétail et lutte entre ranchers et éleveurs de moutons, développement de l’industrie, importation de main d’œuvre étrangère : c’est la formation d’une nation que le programme peint en suivant la destinée de ce qui, d’un simple comptoir commercial, deviendra une petite ville du Colorado, imaginaire mais symbolique de ce que fut l’Histoire de la nation américaine à la conquête des territoires de l’Ouest.

 

Robert Conrad est Pasquinel

 

Né en 1907, mort en 1997, James A. Michener aura vu se dérouler presque un siècle entier. C’est peu, bien sûr, en considération des siècles qu’il a lui-même déroulés dans ses romans, s’attachant à revisiter l’Histoire de plusieurs lieux du monde en remontant, souvent, jusqu’aux âges géologiques où l’homme n’avait pas encore paru. Mais durant ce siècle il aura pris part lui-même à la marche du monde en se rendant en de nombreux pays, en tant que touriste, étudiant ou attaché culturel des Etats-Unis. Américain, Michener l’était par amour avant tout, et par attachement à la terre qui l’avait nourri et que, très jeune, déjà, il avait parcourue de long en large. Orphelin de père et de mère, incertain même de sa date de naissance – que l’on a fixée au 3 février 1907 -, Michener fut recueilli et élevé par Mabel Michener, qui travaillait pour un agent immobilier et emmenait ses enfants dans de multiples maisons où ils ne restaient jamais très longtemps. Michener quitta ainsi bien vite New York pour s’installer en Pennsylvanie, qu’il quitta de nouveau pour voyager dans à peu près tous les Etats – sauf trois, raconte sa biographie – en faisant du stop, en marchant, en se fiant aux rencontres de hasard. Cette expérience que l’on croirait sortie d’un livre de Mark Twain, l’écrivain en parlera ensuite avec émotion, reconnaissance et une pointe de tristesse, conscient d’avoir vécu à une époque où une telle errance était encore possible, où les « rencontres de hasard » mettaient un adolescent en présence de gens soucieux de l’aider, de le conduire sur de longues distances, voire de l’accueillir pour un repas ou de lui donner un toit pour la nuit. C’étaient alors les années 1920, celles d’avant la crise qui ferait de la décennie suivante une période de dépression pour le pays entier.

 

Sa reconnaissance allait aussi aux enseignants qui, bien qu’il fût un élève indiscipliné, souvent renvoyé des établissements qu’il fréquentait, surent lui donner non seulement un bagage de connaissances mais, plus important encore, le désir et la capacité d’apprendre. Si l’écrivain se dira plus tard très inquiet, et très triste, de la dégradation de l’enseignement dans son pays, ses œuvres se feront également l’écho de sa propre foi en l’instruction : dans Colorado, entre autres, l’instruction permet aux hommes d’avancer et de faire avancer leur univers, alors que son absence condamne, parfois, à l’immobilisme. Michener fréquenta les écoles de son pays mais s’assit aussi sur les bancs européens, s’imprégnant partout du mode de vie de son entourage, apprenant à regarder celui de ses compatriotes avec une distance que l’on retrouve dans ses écrits. Mais, s’il est sans illusions sur l’homme, dont il raconte sans ambages les dérives et les crimes, il affirme également sa foi en lui et ses romans maintiennent un fragile équilibre qui est celui de la vie même : entre excès et génie, ses personnages combinent la cruauté et la compassion, la désillusion et l’espoir, l’individualisme et la générosité, à travers des centaines d’exemples qu’il aura souvent inventés mais qui s’enracinent dans l’Histoire. Car Michener est un écrivain qui ne se lance dans l’écriture qu’après avoir effectué de nombreuses recherches, s’être imprégné d’un pays, d’une histoire, d’un milieu qu’il s’efforce ensuite de faire vivre par sa plume.

 

L’organisation du roman

 

Colorado, publié en 1974 aux Etats-Unis et l’année suivante en France (sous le titre Colorado Saga), témoigne de l’ampleur des romans de Michener. Sous sa forme de poche, il occupe deux volumes de plus de six cents pages chacun. S’ouvrant « alors que la Terre était déjà vieille, d’un âge qui dépasse l’entendement de l’homme »1, il se referme à l’époque de son écriture, en plein scandale du Watergate. Les cent premières pages ne comportent aucun protagoniste humain et suivent les élans et mouvements de la roche, du magma, des dinosaures, bisons, chevaux et castors qui ont façonné et habité la partie du continent américain appelée à porter le nom de Colorado. Quand l’homme fait son apparition dans le roman, celui-ci est parvenu à son troisième chapitre : Michener décrit alors avec précision le travail d’un tailleur de silex il y a 9268 ans, avant de s’intéresser à un groupe d’Indiens qui introduit le lecteur dans l’Histoire moderne. Michener savait fort bien qu’un tel début était de nature à décourager certains lecteurs : si les cent premières pages d’un livre sont celles qui déterminent l’adhésion ou le rejet du lecteur, alors la lecture de Colorado s’annonce ardue. C’est compter sans le talent de Michener, qui traite la roche et les dinosaures comme de véritables personnages, parvenant ainsi à capter l’attention alors même qu’il n’offre que peu de possibilités d’identification à son lecteur. L’édition française propose d’ailleurs à ce dernier, dans une note de bas de première page, de se rendre directement en page 109 s’il souhaite « zapper » le « préambule » et faire connaissance rapidement avec « les héros du roman ».2 Cette entrée en matière, toutefois, est riche d’informations qui nourriront ensuite le roman : on y voit se former le paysage dans lequel évolueront les hommes, jusqu’à une grotte souterraine qui jouera un grand rôle dans l’une des intrigues à venir.

 

Colorado Saga est donc une vaste fresque qui déroule sur deux siècles le destin de plusieurs hommes et femmes qui ont façonné le devenir du Colorado, avant même que celui-ci devienne un Etat. Le premier personnage humain marquant est l’Indien arapaho Castor Eclopé3. Puis arrive, en 1795, le trappeur français Pasquinel, venu du Québec et dont la trajectoire croise celle de l’Arapaho, et son associé Alexander McKeag, un Ecossais ayant fui son pays. Après avoir narré les aventures de ces personnages sur le territoire qui deviendra le Colorado, le long de la rivière Platte et du Missouri, le roman se déplace sur la côte Est, en Pennsylvanie, pour suivre le départ vers l’Ouest de Levi Zendt, issu de la secte mennonite, d’origine allemande, et de sa jeune épouse Elly. Leur voyage les conduit à la rencontre de McKeag et des descendants de Pasquinel. De nouveau, un chapitre plus tard, l’écrivain délaisse le Colorado et descend vers le Texas, depuis lequel il suit un convoi de bêtes à cornes en route pour le Colorado. Dès lors, l’histoire s’enracine dans ce qui est, à partir de 1876, le trente-huitième Etat de l’Union : c’est le temps où les nomades des chapitres antérieurs se sédentarisent et où se développent coinjointement la culture et l’élevage. Le temps, aussi, où naît une ville nouvelle qui prend le nom de Centennial en l’honneur du centenaire de l’Indépendance des Etats-Unis. Le roman épouse ainsi les lignes de force de l’Histoire américaine : les mouvements des pionniers puis l’installation des colons, entrecroisant les destins des différents personnages de manière à tisser des liens entre les chapitres.

 

Richard Chamberlain et Barbara Carrera (version floue romanesque)

 

Le tournage de la mini-série

 

En 1978, le producteur David L. Wolper vient de remporter un énorme succès avec la mini-série Racines adaptée du livre d’Alex Haley. Il n’en était pas à son coup d’essai puisqu’il avait produit en 1974, pour NBC, les six heures de Sandburg’s Lincoln, racontant la vie et la carrière du Président américain ; mais Sandburg’s Lincoln avait été diffusée sous forme de soirées spéciales étalées sur plusieurs mois. Racines, dont les huit parties furent diffusées par ABC durant huit soirées consécutives à la fin de janvier 1977, marquait la véritable naissance d’un genre encore inédit à la télévision américaine, celui de la mini-série événementielle, produite avec de gros moyens et annoncée en fanfare. Acclamée par le public comme par la critique, Racines recueillit de nombreuses récompenses allant aux acteurs autant qu’à l’équipe de production : « La mini-série apparaissait soudain comme un genre viable qui deviendrait un standard de la programmation des networks durant la plus grande partie de la décennie suivante. »4 C’est le même Wolper, formé au documentaire, qui produirait ensuite une séquelle, Racines : la nouvelle génération, puis Les Oiseaux se cachent pour mourir d’après le roman de Colleen McCullough et Nord et Sud d’après l’écrivain John Jakes.

 

Mais en 1978, donc, le phénomène est encore émergent. Pour avoir sa propre mini-série, NBC s’adresse à Universal dont elle diffuse de nombreuses productions, et Universal confie le projet à John Wilder. Publié quatre ans plus tôt, Centennial de James A. Michener est déjà un best seller en librairie et ce succès est étroitement lié aux célébrations du bicentenaire qui viennent d’avoir lieu aux Etats-Unis pour commémorer l’indépendance de la nation. C’est dans cet esprit en effet que l’écrivain avait choisi de conter la longue histoire du Colorado et baptisé sa ville imaginaire Centennial (Centenaire en anglais), car le Colorado était devenu un Etat en 1876, l’année du centenaire de l’indépendance. En optant pour ce thème, NBC et Universal profitaient d’une actualité encore sensible et misaient en outre sur une valeur sûre puisque Michener avait été adapté plusieurs fois au cinéma (Retour au Paradis en 1953, Les Ponts de Toko-Ri en 1954, Pacifique Sud en 1958…) et à la télévision (Dynasty, également diffusé sous le titre The Americans, en 1976), où il avait développé en 1959 le concept de la série Adventures in Paradise (Aventures dans les îles).

 

John Wilder, producteur aux côtés de Quinn Martin durant toute la décennie écoulée, avait également écrit des épisodes des Rues de San Francisco et, auparavant, de L’Homme à la carabine et Le proscrit, deux séries western avec Chuck Connors. Il supervise l’écriture des douze téléfilms qui constituent la mini-série, dont il signe lui-même quatre segments, confiant les autres à Jerry Ziegman et Charles Larson. Producteur exécutif de l’ensemble, il est chargé en outre de veiller à la mise en œuvre et à la cohérence de ce que l’on annonce comme le tournage le plus coûteux et le plus ambitieux pour la télévision. Vingt-cinq millions de dollars sont alloués au projet, filmé en grande partie dans des sites extérieurs préservés : le Rocky Mountain National Park au Colorado, le Grand Teton National Park dans le Wyoming, le Kentucky, l’Ohio, le Texas accueillent ainsi l’équipe de tournage pour mettre en boîte, plusieurs mois durant, les images qui composeront l’ambitieuse fresque. Se pliant aux standards établis par Racines, les producteurs réunissent un casting constitué à la fois de véritables stars de l’écran et de jeunes comédiens en pleine ascension : Raymond Burr, Robert Conrad, Richard Chamberlain, Andy Griffith, David Janssen, Richard Crenna, Brian Keith, Robert Vaughn, Dennis Weaver côtoient ainsi Gregory Harrison, tout juste révélé par la série L’Age de Cristal, Timothy Dalton, Sharon Gless et Barbara Carrera, ou encore la débutante Stephanie Zimbalist, fille d’Efrem Zimbalist Jr qui fut dans les années 1960 le héros de Sur la piste du crime et auparavant celui de 77 Sunset Strip.

 

Devant l’ampleur de la tâche à accomplir pour filmer en différents endroits, dans le désert comme sur l’eau, et pour construire les nombreux décors nécessaires à la reconstitution historique, quatre réalisateurs s’attèlent parallèlement à la mise en scène des différents segments. Virgil W. Vogel et Paul Krasny en réalisent chacun quatre, Harry Falk trois et Bernard McEveety un. Tous sont des téléastes chevronnés avec lesquels Wilder a déjà eu l’occasion de travailler, et chacun a en charge une partie cohérente de l’ensemble. Virgil W. Vogel réalise les deux premiers téléfilms, dont Robert Conrad (Pasquinel) et Richard Chamberlain (McKeag) sont les héros, ainsi que les segments 6 et 7 qui se concentrent sur la destinée des convoyeurs et des éleveurs de bétail, puis le téléfilm final, dont l’intrigue contemporaine est autonome. Pendant ce temps, Paul Krasny dirige les segments 3, 4 et 5 qui suivent le destin de Levi Zendt (joué par Gregory Harrison que Krasny vient de diriger dans L’Age de Cristal) et les événements postérieurs à la mort de Pasquinel, en particulier le sort réservé aux Indiens. Harry Falk, de son côté, prend en charge les téléfilms 8 à 10 qui se déroulent dans la ville nouvelle de Centennial et reposent en partie sur les prestations de Brian Keith en shérif Dumire et Anthony Zerbe en Mervin Wendell. Le segment réalisé par Bernard McEveety, le onzième, est en partie autonome et raconte l’installation de nouveaux colons dans les environs de Centennial. De cette manière, les différents pans de la mini-série peuvent ainsi être tournés en même temps, parfois dans les mêmes décors et avec des comédiens qui passent d’un segment à l’autre, mais surtout avec une relative autonomie.

 

Cinq producteurs se répartissent les différents tournages, sur lesquels sont à l’œuvre quatre directeurs de la photographie (dont Duke Callaghan qui assura la photographie de Jeremiah Johnson en 1972) et huit directeurs artistiques, placés sous la supervision de Jack Senter. Ce dernier, qui a beaucoup travaillé sur les productions de Walt Disney, a commencé sa carrière en qualité d’assistant au département artistique de plusieurs films de Cecil B. De Mille. Il a également participé aux tournages de Patton et Tora Tora Tora, deux grosses productions de guerre. Fort de son expérience sur Colorado, il sera placé par Universal en 1980 à la tête du département artistique de Masada, une autre mini-série dont le tournage en plein désert sera un véritable défi.

 

Le résultat est à la mesure de l’ambition de la production. Récompensé à la fois par la Writers Guild of America et par un Western Heritage Award, John Wilder reçoit également une Gold Plaque au festival international de Chicago tandis que l’équipe technique et les comédiens sont plusieurs fois nominés. Robert Conrad, qui incarne le trappeur Pasquinel dans les deux premiers segments, se souviendra de ce tournage comme de l’une des expériences les plus gratifiantes de sa carrière, et son rôle le plus difficile. « Il faut avouer que tourner en plein hiver au cœur du Colorado n’est pas une partie de plaisir : on crevait de froid. De plus, les Indiens engagés sur le tournage s’affrontaient assez durement, verbalement et physiquement, parce qu’ils n’appartenaient pas à la même tribu ! »5 Le rôle d’Alexander McKeag vaudra à Richard Chamberlain, déjà connu pour son rôle dans la série Dr Kildare et plusieurs apparitions au cinéma, notamment dans La Tour infernale, non seulement d’être nominé pour le Golden Globe du meilleur acteur, mais surtout d’être de nouveau choisi pour être le héros d’une autre mini-série de prestige, Shogun, tournée au Japon en 1979-1980, puis celui des Oiseaux se cachent pour mourir en 1983.

 

Contrairement à Racines que Fred Silverman, alors en charge de la programmation à ABC, avait décidé de programmer en rafale, huit jours de suite – peut-être, en fait, parce qu’il craignait un échec retentissant et souhaitait concentrer celui-ci sur une période limitée, juste avant les sweeps durant lesquels les networks fixent leurs tarifs publicitaires de la saison suivante sur la base des audiences enregistrées -, Centennial fut diffusée par NBC sur une période de quatre mois, entre le 1er octobre 1978 et le 4 février 1979. Sept téléfilms furent programmés en 1978, les cinq autres après les fêtes de fin d’année ; les téléfilms présentant une continuité significative furent diffusés à la suite : segments 1 et 2 suivis de deux semaines de « pause » puis segments 3 à 5, de nouveau deux semaines d’interruption avant la diffusion des téléfilms 6 et 7, séparés de la dernière « salve », entre le 14 janvier et le 4 février 1979, par un mois d’interruption. Pour accentuer le caractère événementiel de cette diffusion, NBC demanda que le premier et le dernier téléfilms soient d’une durée exceptionnelle de 140 minutes, contre 90 pour les autres segments. En tenant compte des espaces publicitaires, chaque téléfilm occupait ainsi deux heures d’antenne, mais trois pour les premier et dernier.

 

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Tag(s) : #Dossiers, #Dossiers 1970s
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