par Thierry LE PEUT
(in ASS 34, automne 2009, toujours disponible)
La première apparition de Matt Helm au cinéma date de 1965. Il a les traits de Dean Martin, crooner-acteur marqué par sa longue association comique avec Jerry Lewis (13 films) et officiellement membre du Rat Pack avec Frank Sinatra, Shirley McLaine, Sammy Davis Jr et quelques autres (7 films entre 1958 et 1966). James Bond a alors percé au cinéma grâce à l’adaptation de Terence Young et l’interprétation de Sean Connery, et l’espionnite s’est emparée de la télévision américaine tandis qu’elle sévit déjà en Angleterre avec Chapeau melon et bottes de cuir. En achetant les droits du personnage créé en 1960 par l’écrivain Donald Hamilton, la firme Columbia veut lancer une franchise placée sous le signe de la parodie : les fans des romans dénoncent le peu de rapport entre le tueur d’espions de Hamilton et l’espion-photographe-amateur de femmes qu’incarne Dean Martin, et le succès des quatre films finalement tournés par Martin a surtout pour effet de détourner une partie du public des livres de l’écrivain. Matt Helm est assimilé pour beaucoup à la caricature ludique campée par Martin : ceux qui le connaissaient d’abord sous sa forme littéraire boudent la version cinéma, quant à ceux qui ne le connaissaient pas ils n’ont pas tous la curiosité d’aller y voir de plus près. Matt Helm devient ainsi une figure des années disco, sorte d’adaptation américaine des icônes du Swinging London, ancêtre d’Austin Powers lui-même parodié jusque dans les récents OSS 117 hexagonaux. Vivant dans le luxe d’un appartement tout-automatisé, précurseur de l’inventeur-amateur de Wallace et Gromit (sic), Helm-Martin n’a que peu de rapports avec le personnage imaginé par Hamilton, même si les films reprennent des éléments des intrigues conçues par l’écrivain.
On ne sait pas encore quelle option choisira le studio Dreamworks qui a acquis les droits du personnage dans l’idée de lancer une nouvelle franchise. On parle d’un scénario écrit par Michael Brandt et Derek Haas (3 h 10 pour Yuma, The A Team, Beverly Hills Cop IV encore en pré-production), mais les noms de Roberto Orci et Alex Kurtzman, les scénaristes de Star Trek et complices habituels de J.J. Abrams, circulent également (voir le site hollywood.com). Le titre (au moins provisoire) de cette nouvelle adaptation serait Spy Hunter, ce qui présagerait d’un retour au personnage de Hamilton, mais on parle aussi ici ou là d’une comédie.
La série télévisée des années 1975-1976, elle (voir ASS 33), également produite par Columbia une dizaine d’années après les quatre opus cinématographiques avec Dean Martin, avait choisi de rendre à Matt Helm son sérieux mais en avait fait un détective privé finalement ordinaire, figure évidemment destinée à s’intégrer sans heurt au paysage télévisuel de l’époque. Allié à une avocate et à un inspecteur de police, ce Matt Helm incarné par Tony Franciosa prenait en quelque sorte la relève de Mannix mais fut laminé dès sa première saison, interrompue au terme d’une première commande de treize épisodes suivant le téléfilm pilote. Le détective avait bien un passé d’espion mais ne sillonnait plus le monde, comme dans les romans, pour traquer et éliminer les espions menaçant la sécurité nationale des Etats-Unis.
Le Matt Helm originel, celui que présentait Donald Hamilton dans Death of a Citizen en 1960, et qui toucha le public français dès l’année suivante sous le titre Le signal de détresse dans la collection « Série noire » de la NRF (Gallimard), n’a donc jamais été adapté ni au cinéma ni à la télévision et demeure largement méconnu chez nous aussi bien que dans son pays d’origine, où il a bénéficié pourtant d’une grande popularité et d’une longévité exceptionnelle, sa dernière aventure datant de 1993. Le nom de Hamilton est même rapproché de ceux, autrement plus identifiables chez nous, de Raymond Chandler ou Dashiell Hammett. N’ayant pas été réédités, ses romans sont difficiles à lire aujourd’hui et il faut faire le tour des brocanteurs, bouquinistes et autres vendeurs sur Internet pour dénicher quelques titres à des prix plus ou moins intéressants.
Meet Matt Helm
Qui est donc Matt Helm, « le vrai » ?
Quand on le découvre au début de Death of a Citizen (Le signal de détresse), c’est un père de famille qui vit de son œil (il est photographe) et de sa plume (il écrit des westerns). Il est établi à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, et se décrit lui-même ainsi :
« J’avais un peu plus de chair sur les os et un peu moins de cheveux sur la tête, après quinze ans. D’autres changements avaient dû laisser des traces visibles : une femme et trois gosses, la maison de quatre chambres à coucher plus studio sur l’arrière et l’hypothèque presque entièrement remboursée, des polices d’assurances judicieusement choisies. Il y avait l’étincelante Buick Fermière de Beth dans l’allée, dehors, et ma vieille camionnette Chevrolet dans le garage, derrière la maison. Sur le mur du fond, ma carabine de chasse et mon fusil, inutilisés depuis la guerre. » (pp. 8 – 9) (1)
La guerre, laissée quinze ans en arrière, c’est la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Matt Helm a servi comme agent secret au service de l’Oncle Sam, sous les ordres de Mac et le nom de code d’Eric, durant quatre ans. Dans un tiroir fermé à clé de son bureau, il conserve encore « un petit Colt Woodsman à canon court, toujours chargé », ainsi qu’un « couteau pliant, en acier de Solingen » dans la poche de son pantalon : signe que le passé n’est pas complètement enterré, en dépit des apparences de normalité que présente le bonhomme, « devenu un citoyen paisible et pantouflard, un mari et un bon père de famille prenant du ventre et perdant des cheveux » (pp. 27 - 28). Il en est bien conscient, d’ailleurs, et lutte encore pour faire taire le tueur qui sommeille en lui : « Je me refusais à nourrir la bête fauve qui subsistait en moi. Peut-être pourrais-je la faire mourir de faim. » (p. 90)
Evidemment, eût-il réussi dans cette entreprise de normalisation, Matt Helm ne fût jamais devenu le héros de 27 romans d’espionnage vendus à 20 millions d’exemplaires. Le retour dans sa vie d’une ancienne partenaire, l’amoncellement d’incidents et de cadavres sur sa route marquent le retour du passé et obligent le personnage à gommer le vernis de normalité pour laisser reparaître la bête, à l’instar du héros de A History of Violence de David Cronenberg (première citation qui souligne combien le personnage de Helm est proche de problématiques toujours actuelles) :
« La comédie était terminée. Je n’étais plus M. Helm, écrivain, photographe, époux et père. J’étais un nommé Eric, armé d’un poignard et de deux revolvers, mes intentions étaient louches, ma destination inconnue. » (p. 88)
Plus tard, sa partenaire résumera leur nature commune de manière plus claire : « Nous chassons les chasseurs. Nous exécutons les meurtriers avant qu’ils ne commettent leur crime. » (p. 106) Et Matt Helm lui-même, à un jeune agent du FBI choqué de le voir tuer un homme sans autre forme de procès, finira par être aussi direct que possible : « je suis un tueur » (p. 223)
La problématique de Death of a Citizen est celle de cet homme qui, ayant tenté de construire une vie d’Américain ordinaire, se retrouve entraîné de nouveau dans son ancienne vie d’espion, d’abord à son corps défendant, ensuite parce qu’il découvre qu’il n’y a jamais véritablement renoncé. Au terme de ce premier roman, il perd sa famille et attend que « Mac », son chef, le contacte à nouveau.
Les données de base de cet univers évoquent Mission Impossible III par le contraste entre l’homme ordinaire et l’espion capable de tuer. On a cité tout à l’heure A History of Violence pour les mêmes raisons, le passé de tueur de Viggo Mortensen dans le film de Cronenberg étant finalement assez proche de la nature de Matt Helm, même si Mortensen travaillait pour un employeur moins « honorable » que le gouvernement américain. On songe bien entendu aussi à James Bond et la comparaison est intéressante : Matt Helm est apparu quelques années après le héros de Ian Fleming (Casino Royale remonte à 1953), peu de temps avant que le personnage ne connaisse la consécration cinématogra-phique (James Bond contre Dr No, 1962). L’un et l’autre travaillent pour leur gouvernement et ont pour ennemis, d’abord, les acteurs de la guerre froide, avant de s’en prendre aux terroristes de tout poil qui menacent le « monde libre ». Tous deux sont formés à tuer, à cette différence près que, dans le cas de Matt Helm, c’est sa spécialité reconnue : ses missions consistent souvent à trouver un agent et à l’éliminer. L’idée de tuer le criminel avant qu’il ne commette son crime n’est d’ailleurs pas sans susciter un questionnement éthique que Steven Spielberg illustre à la sauce SF dans Minority Report (d’après Philip K. Dick) ; mais les adversaires de Helm sont déjà des criminels dangereux, identifiés comme tels, et non des innocents sur le point de devenir assassins. Le parallèle entre Helm et Bond est d’autant plus intéressant que le second jouit d’une réputation de cynisme et de cruauté, « qualités » qui ne font pas défaut au premier. « J’ai une conscience assez élastique », admet Helm (p. 111) ; et plus loin : « La fatigue ne pouvait qu’anesthésier ma conscience, si j’en avais une, et c’était assez peu probable. » (p. 214) Les missions de Helm confirment sa capacité à assassiner sans état d’âme en vertu de la primauté de son objectif : la fin seule compte, les moyens pour y parvenir n’étant limités par aucune loi ni aucune objection morale. « Dans ce métier, on ne peut pas se permettre de haïr – pas plus que d’aimer. Ça obscurcit la jugeote. », décrète-t-il dans Tu nous empoisonnes (The Poisoners, 1971) avant de commenter son action d’une phrase expéditive : « Je levai mon arme et lui collai une balle dans l’œil droit. » (p. 232) (2) En dépit de sa réputation, James Bond éprouve parfois davantage de scrupules que Helm, notamment lorsqu’il s’agit de se servir d’« innocents » pour arriver à ses fins – la notion d’innocence étant sujette à discussion, car nombre d’innocents apparents cachent en fait des motivations ambiguës, à l’instar des personnages de roman noir.
Evoquant James Bond, il est difficile de ne pas s’arrêter sur les relations de Matt Helm avec les femmes, présentes dans l’ensemble de ses aventures. Les films des années 1960 en ont fait un ingrédient essentiel, poussant jusqu’à la parodie l’un des éléments constituants des aventures de Bond. Or, la vérité des romans n’est pas du tout dans la même veine. Il faut plutôt la rapprocher de certains films avec John Wayne, d’une « formule » reprise dans les années 1980 par Magnum à la télévision : à la fois faire-valoir de charme et personnage à part entière, doté d’un fort caractère et capable de damer le pion au héros, la femme dans Matt Helm est plus qu’un personnage secondaire, elle prend part à l’aventure et sait se montrer aussi retorse que le héros. Ne nous trompons pas : l’élément masculin reste le moteur du récit, le véritable maître à bord. « J’avais toujours été mon maître, pendant la guerre, presque depuis le début. Même au cours de ma mission avec Tina, après l’avoir contactée, j’avais dirigé l’opération, en ce sens que je transmettais et donnais les ordres. » (p. 61) Tout en obéissant aux ordres avec une discipline et une dévotion exemplaires, Matt Helm appartient à la veine du héros solitaire, ne consultant que lui-même dans l’action parce qu’il entend maîtriser la manière de préserver sa propre vie. Dans cette perspective, ses alliées féminines sont, justement, des alliées, non des partenaires à part entière ; d’autant plus qu’elles peuvent à tout moment se révéler traîtresses et mettre sa vie en danger. Qu’elles lui soient imposées par sa hiérarchie ou qu’elles se trouvent mêlées « par hasard » à ses aventures, elles payent leur tribut à l’héritage misogyne du roman d’aventures masculines, « poids mort » autant qu’auxiliaires occasionnelles, toujours susceptibles de gêner le héros par leur sensiblerie et leur maladresse. En elles se mêlent les images de l’amateure encombrante, de la femme fatale, de la femme-enfant ; comme dans les aventures de James Bond, les femmes des Matt Helm sont souvent jeunes, voire très jeunes, et leur charme mutin alimente les fantasmes masculins, le spectre de la femme fatale étant le prix à payer pour ce paternalisme sexué à l’égard de la gent féminine. Bref, dans la veine de la fiction masculine traditionnelle, la méfiance que suscite la femme est à la mesure de la séduction qu’elle exerce. « Bien des hommes sont morts pour ne pas avoir voulu prendre suffisamment au sérieux un adversaire féminin et ravissant. Je n’avais pas l’intention de faire la même erreur. » (p. 154)
Il existe entre James Bond et Matt Helm une différence fondamentale qui n’apparaît pas dans leurs déclinaisons à l’écran. Alors que Ian Fleming raconte à la troisième personne, Donald Hamilton choisit la première. James Bond demeure ainsi un héros en représentation, extérieur au lecteur, alors que les aventures de Matt Helm sont toutes vécues de l’intérieur, à travers ses propres yeux et, surtout, sa propre conscience - ce qui est plus qu’un détail, dans la mesure où il prétend ne pas en avoir. Bien sûr, le narrateur des James Bond est omniscient, il décrypte et transmet au lecteur les pensées du héros. Mais l’écart n’en reste pas moins grand avec Helm, dont chaque action, chaque réflexion sont transmises par la pensée du héros lui-même. Première conséquence de ce choix : Helm est présent de la première à la dernière page, rien dans ses aventures ne se déroule hors de sa présence et aucun personnage n’a autant d’importance que lui. Deuxième conséquence : au contraire de ce qui se passe dans les James Bond, le lecteur n’a pas d’accès direct aux pensées et donc aux motivations des autres personnages, qui ne sont perçus qu’à travers le regard du héros. Il est la conscience à travers laquelle nous est donné le monde dans lequel il évolue.
Ce choix traduit d’abord le rapport de Donald Hamilton à ses personnages. Il semble concevoir ceux-ci comme une sorte de prolongement de lui-même. On a souligné (dans la biographie de l’écrivain, en première page de cet article) les similitudes existant entre Hamilton et Matt Helm. Ce dernier partage les goûts de l’écrivain, certains éléments biographiques, certaines opinions peut-être, l’ancrage souvent affirmé dans un décor privilégié, le Nouveau-Mexique… Bien sûr, Hamilton n’était pas espion, encore moins tueur d’espions. Mais la familiarité qu’il permet entre son héros et le lecteur de ses aventures est la résultante de sa propre familiarité avec le personnage. Plongeant Helm dans des situations diverses, il est probable que Hamilton se demandait d’abord comment lui-même réagirait. Et cela entraîne une autre caractéristique importante de ses romans : Hamilton conçoit des intrigues enracinées dans un substrat réaliste, proches de ce que lui-même peut connaître et que ses lecteurs, comme lui, peuvent expérimenter. Dès la première aventure de Matt Helm, la parenté entre le personnage et l’écrivain saute aux yeux : citoyen ordinaire, marié et père de famille, photographe et écrivain – Helm dit lui-même que ses romans ont commencé à payer au bout de deux ans environ, comme pour Hamilton -, passionné en particulier par le western et auteur de recherches sur l’Histoire de l’Ouest dans le but de nourrir son écriture, amateur de pêche également, Helm est le reflet de Hamilton. Son passé d’espion durant la guerre renvoie aussi à une rupture dans la vie de Hamilton : après la guerre, il a abandonné ses activités de chimiste pour se consacrer à l’écriture. Dès lors, le rapport du héros à son alter-ego Eric – son nom de code d’agent secret – est une transcription plutôt évidente du rapport de Hamilton à son propre alter-ego : Matt Helm.
Cette familiarité des aventures de Matt Helm se traduit par des adversaires eux-mêmes réalistes ; Hamilton se détourne des « vilains » plus grands que nature, mégalomanes rêvant du contrôle de la planète ou planifiant sa destruction, comme on en croise justement dans les James Bond et dont les programmes télévisés surfant sur la vague de l’espionnite feront au cours des années 1960 une utilisation presque obligée, des Agents très spéciaux aux Mystères de l’Ouest. Les ennemis de Helm sont des espions ordinaires, dotés toutefois, à l’occasion, d’une tendance remarquable au sadisme, comme le Martell de Les Bousilleurs (The Removers, 1961 ; 1962 en France). Si la destruction du monde est à l’ordre du jour, c’est par le moyen de la technologie existante et à l’instigation des acteurs réels de l’époque des romans, plutôt que par le truchement d’organisations compliquées aux ramifications internationales ou de moyens démesurés mis en œuvre par d’ambitieux intérêts privés.
Cette volonté de réalisme rend le personnage de Helm plus accessible que celui de Bond, parce que moins mystificateur. Helm ne manque pas de dérision vis-à-vis de lui-même, il se rattache à la tradition du héros américain qui tient à sa liberté et à son indépendance et méprise son apparence physique, tandis que Bond relève davantage du beau gosse aventurier (tout en méprisant lui aussi les contraintes de l’entraînement, pensum nécessaire du « vrai » espion). On songe à l’occasion à la différence entre le Josh Randall conçu par les producteurs d’Au Nom de la loi et celui que voulait incarner Steve McQueen, plus vulnérable, plus crédible. Voulant éviter de se retrouver seul face à « une brochette de sportifs du Syndicat », il déclare, dans Tu nous empoisonnes (The Poisoners, 1971) : « On ne nous paye pas pour être des héros – pas pour être des héros stupides, en tout cas. » (p. 149) (2) La remarque rencontre quelques pages plus loin un écho qu’on citera pour illustrer le sens de l’auto-dérision de Helm et, partant, celui de Hamilton vis-à-vis de son personnage : « C’est vrai, on ne nous paye pas pour jouer au héros stypide : mais on nous paye et il faut de temps en temps qu’on fasse quelque chose pour mériter notre bifteck. Mettre sa tête sur le billot, par exemple. » (p. 168)
Les intrigues des romans sont elles-mêmes linéaires, épousant le motif de la fuite en avant, du mouvement perpétuel ponctué de péripéties. Le héros passe par différents décors, que Hamilton donne l’impression d’avoir fréquentés lui-même, et où il se rendait peut-être avant d’y insérer ses personnages. Il y a dans les romans de Hamilton une sorte d’évidence et d’immédiateté qui se traduit sur le plan littéraire par un refus des fioritures et des sophistications. Le style, comme l’intrigue, est simple, partagé entre le récit des actions et les commentaires du héros, le dialogue est direct, incisif, et l’ensemble se présente comme un divertissement adulte tout en ne donnant pas l’impression de se prendre au sérieux.
Comme Bond, et comme la plupart de leurs avatars du petit écran, Helm reçoit ses ordres d’une autorité gouvernementale. Mais celle-ci apparaît peu, et en général à distance : Helm contacte son chef Mac par téléphone et ledit Mac se résume dans beaucoup des romans de la collection à quelques traits et à une présence plus ou moins protectrice, voire paternelle. Mac n’est d’ailleurs qu’un pseudonyme ; lorsque le personnage se présente sous le nom de Macdonald à une jeune femme non avertie, dans Matt Helm décontracté (The Silencers, 1962 ; 1966 en France), Helm commente : « C’était faux. J’avais appris son vrai nom, par hasard, et il ne commençait même pas par Mac. » (p.58) (3) « Il ne quitte que rarement Washington », rappelle le héros-narrateur dans Tu nous empoisonnes (p. 235) avant de le décrire ainsi :
« Comme d’habitude, Mac portait un complet strict qui le faisait ressembler à un banquier mais, sous ses sourcils noirs qui tranchaient de façon frappante sur le gris acier de ses cheveux, ses yeux n’étaient pas ceux d’un banquier. C’étaient les yeux d’un homme qui manipule les vies humaines, pas l’argent. » (4)
Le paternalisme de Mac ne peut à lui seul occulter sa fonction. Les Bousilleurs, le titre du troisième roman de la collection, est le terme qu’il choisit pour définir le rôle des hommes qu’il entraîne – et qu’il manipule, comme l’écrit si justement Helm-Hamilton. Aujourd’hui, il est probable que l’on traduirait plutôt le mot anglais, removers, par « nettoyeur », car, dans le sillage du Leon de Luc Besson, ce type de personnage est devenu récurrent dans le polar. « Ne vous faites pas d’idées trop flatteuses », disait Mac à ses recrues pendant la guerre. « Si vous travailliez pour une organisation criminelle, vous seriez considérés comme des exécuteurs. Comme vous travaillez pour un Etat souverain, vous pouvez vous baptiser… ma foi, le mot bousilleurs ne me paraît pas mal. Il décrit assez exactement notre métier… » (The Removers, 1961, p. 17) (4)
La mort en héritage
Cette figure de héros, en marge de la tradition, trouve de nombreux échos dans la fiction contemporaine. On songe, au cinéma, au Jason Bourne de la trilogie (bientôt quadrilogie) La mémoire / La mort / La vengeance dans la peau, dont le héros est un ancien tueur au service de la CIA, voire d’un service « occulte » abrité par l’organisation officielle américaine. Elle évoque aussi Magnum, dont le héros, durant et après la guerre du Viêtnam, effectua des missions secrètes pour le compte de la Marine : comme Matt Helm, Thomas Magnum a un côté bon enfant mais il est capable de tuer de sang froid. On retrouve d’ailleurs dans la série le goût des aventures « pour hommes », avec sa composante misogyne assumée. Surtout, Magnum, comme la série des Matt Helm, s’attache à démythifier la figure qu’elle choisit pour héros, en l’occurrence le détective privé : le héros, s’il est capable de faire le coup de main, opte pour la fuite quand la situation ne se présente pas à son avantage, et son activité de privé est montrée volontiers dans ses côtés les moins glamour. Helm s’amuse souvent, au demeurant, à commenter ses actions en les comparant aux actes des héros de la télévision et du cinéma. Dans Les Bousilleurs, par exemple : « D’accord, je venais de me conduire comme un imbécile, et si j’avais vu ça à la télévision, j’aurais éteint le récepteur, et j’aurais peut-être bien ajouté des commentaires de mon cru sur l’idiotie dont faisaient preuve les détectives du petit écran ; aguerris, paraît-il, et compétents, mais assez cloches pour se faire prendre aussi bêtement. » Et le héros-narrateur de poursuivre en jouant la carte de la dé-mythification : « Contrairement aux athlètes olympiques, ces heureux gaillards, les stages d’entraînement que nous suivons en vue des rudes efforts que nous avons à fournir ne comportent ni gueuletons ni séances de roupillons. Nous devons tenir le coup grâce à la benzédrine et à l’alcool, si besoin est, ce qui est généralement le cas. » (p. 127) Le héros de Magnum ne procède pas autrement lorsqu’il commente lui aussi ses actions en voix off, stigmatise ses maladresses et cite ses illustres alter-ego de fiction, les Sherlock Holmes, Sam Spade et autres Philip Marlowe.
L’intertextualité, la dérision et la référence constante aux autres supports (le cinéma et la télévision pour les séries littéraires, la littérature et le cinéma pour les séries télévisées) ne sont pas l’apanage des Matt Helm et des Magnum. On les retrouve dans nombre de séries populaires, comme Le Saint de Leslie Charteris, qui citait volontiers le cinéma de son époque, comparant ses propres ressorts à ceux usités par l’industrie de l’action live (voir ASS 26 consacré au Saint). Le procédé relève à la fois d’une forme de modestie et du plaisir immédiat de l’écriture : les auteurs sont conscients de s’illustrer dans un genre pléthorique et ne dissimulent pas la connaissance qu’ils ont de la culture populaire de leur époque, à laquelle se raccroche leur propre production, d’une manière qui se veut décomplexée.
L’association dans le même personnage de la nature héroïque et de la faculté de tuer de sang froid évoque une autre figure contemporaine, qui possède quelque chose de Matt Helm mais s’en éloigne aussi considérablement : le Jack Bauer de 24. Comme Helm, Bauer est capable de tuer, il est un professionnel pour qui la fin justifie les moyens, même quand il s’agit de tuer sans procès ou de torturer un « innocent » (mais en existe-t-il vraiment dans leur univers ?). La même nécessité, liée à l’urgence de l’action, sous-tend leurs aventures, mais décuplée dans 24, si bien que Jack Bauer n’a plus le temps de faire de l’esprit en commentant ses propres actions. L’absence de distance entre l’acte et l’esprit explique l’absence d’humour dans la figure de Jack Bauer, différence fondamentale avec Matt Helm. Si ce dernier possède de nombreuses affinités avec les héros télévisuels des années 1980, en particulier ceux mis en séries par Stephen J. Cannell, Donald P. Bellisario ou Glen A. Larson (on a cité Magnum, on pense aussi au Jim Rockford de Deux cents dollars plus les frais ou au justicier sans nom de Stingray), Jack Bauer en représente plutôt le stade ultime, exacerbant les aspects sombres de ces années 1980 pour n’en retenir que le fond (le patriotisme, la gravité) sans la complaisance de la forme (la digression, la dérision, la légèreté). Le style change radicalement : beaucoup de lumière et d’ouverture dans les années 1980 (le soleil californien ou hawaiien, les grands paysages américains, omniprésents dans les romans de Hamilton), de l’ombre et des espaces clos pour 24. (5)
La torture étant devenue, avec les saisons, une sorte de « clé de voûte » du discours sur 24, on citera ici quelques lignes de Matt Helm décontracté où le héros trace à une « innocente » jeune femme le tableau amer des moments qui l’attendent si elle ne livre pas les informations qu’il pense qu’elle possède :
« J’ai vu torturer des gars, dis-je. Prenons une jolie fille, elle est là, debout,elle résiste bravement à son interrogateur, tout comme vous. L’instant d’après, il ne reste plus d’elle qu’une chose à peine humaine, qui rampe sur le parquet, une chose estropiée et sanglante qui gémit, le nez aplati sur le visage et la bouche pleine de dents brisées…Oh ! Je suppose qu’on pourrait vous réparer le cas échéant, Gail. On fait tant de choses aujourd’hui dans le domaine de la chirurgie esthétique et de l’art dentaire. Mais je doute que ce soit fort plaisant. » (p. 54) (3)
Ne nous trompons pas de cible : ce genre de discours dans les Matt Helm relève du cynisme, de l’humour noir, de la brutalité inhérente au genre action-aventure pour public essentiellement masculin ; on y retrouve le sadisme du roman gothique passé par le prisme du « noir » américain, marqué par une misogynie qui ne se cache pas. Dans 24, le recours à la torture est effectif et soulève une interrogation en prise directe avec la réalité contemporaine (la torture « légale » permise par le gouvernement Bush) ; si Helm est capable à l’occasion d’exercer effectivement cette forme de coercition, Jack Bauer, lui, y recourt de plus en plus systématiquement, y compris sur des personnes « innocentes » (toujours, la relativité de cette notion permet au héros de ne pas basculer complètement du côté obscur). Cette évolution est logique dès lors que l’humour et la dérision sont remplacés par le sérieux : avec Jack Bauer, il ne s’agit plus de s’amuser mais d’empêcher l’apocalypse…
Question de sensibilité ou question d’époque ?
NOTES
1. Traduction de Noël Grison, Gallimard, 1961 (collection « Série noire », NRF, n° 625). Les autres citations sont extraites de la même édition.
2. Traduction de Michel Deutsch, Gallimard, 1971 (collection « Série noire », NRF, n° 1455).
3. Traduction de Marcel Frère, Gallimard, 1966 (collection « Série noire » n° 1029).
4. Citons, pour faire bonne mesure, une autre description, extraite celle-ci de Les Bousilleurs (The Removers, 1961 ; 1962 en France, Gallimard, «Série noire » n° 715, traduction de Jean Rosenthal) : « C’était un homme d’un certain âge, mince, aux cheveux gris taillés en brosse. Il portait un complet de flanelle grise et, s’il donnait dans le genre Madison Avenue, c’était de la façon qu’un vieux loup des forêts ressemble à un caniche pomponné. Certes, il y a des hommes froids, durs, brillants et impitoyables dans ce quartier, mais au fond, ils sont tous domestiqués. Ils annoncent qu’ils vont couper la gorge à leurs adversaires ou poignarder leurs concurrents mais, bien entendu, c’est toujours au figuré. A la vue du sang, ils se ruent vers l’avertisseur Police-Secours le plus proche.
Pour autant que je sache, le sang n’a jamais gêné Mac le moins du monde, et il a contribué à en faire verser des litres. » (p. 12)
5. On reste évidemment très grossier ici : les années 1980 n’ont pas été toutes de couleurs vives, loin s’en faut. Des séries comme Stingray, Miami Vice, Un Flic dans la Mafia privilégient le noir ou les contrastes forts et orientent déjà la fiction US vers les sombres méandres de l’âme. Mais on choisit ici ce qui sépare immédiatement les héros « primesautiers » de Hamilton, Cannell et consorts de la tendance dark parano illustrée par 24.