Arrêt sur épisode : un épisode à la loupe
par Thierry Le Peut
Episode 1 :
Fear in a Desert City
(ABC, 17 septembre 1963, 48’50’’)
Ecrit par Stanford Whitmore.
Réalisé par Walter Grauman.
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Brian Keith (de dos), Vera Miles et David Janssen
« Son nom : Richard Kimble. Profession : médecin. Destination : une prison d’Etat. Ironie du sort : Richard Kimble est innocent. Reconnu coupable, Richard Kimble fut incapable de prouver que, quelques instants avant de découvrir le cadavre de sa femme, il avait vu un homme, un manchot, courir autour de sa maison. Richard Kimble songe à tout cela tandis qu’il contemple le monde extérieur pour la dernière fois. Partout ce n’est que ténèbres. Mais dans l’ombre le bras du destin s’apprête à agir. »
LA VOIX DU NARRATEUR
Premier signe distinctif de la série : la voix du narrateur. Procédé suranné qui évoque les fictions radiophoniques, il était utilisé déjà par Quinn Martin dans Les Incorruptibles, avec une fonction très différente : en faisant conter les « exploits » d’Eliot Ness par le journaliste Walter Winchell, Martin leur conférait une authenticité supplémentaire et exacerbait la nature historique du show ; Les Incorruptibles se déroulait en un autre temps (les années 1930) et rapportait des faits dont on pouvait retrouver trace dans les journaux.
La voix du narrateur dans Le Fugitif est bien différente. Elle n’a pas pour fonction de créer une passerelle entre deux époques puisque la série se déroule à l’époque contemporaine. Elle n’est pas non plus celle d’un chroniqueur mais plutôt d’un témoin qui n’est jamais identifié. Or, ce témoin prend manifestement le parti du personnage qu’il introduit chaque semaine ; en établissant d’emblée l’innocence de Richard Kimble, il ne laisse pas au public le droit de se faire une opinion. L’innocence du fugitif est affirmée à la fin de l’épisode par Monica Welles, que Kimble a aidée en permettant de châtier le vrai coupable de l’épisode ; on peut ainsi établir que la voix du narrateur se confond avec celle des alliés occasionnels que le fugitif rencontre sur sa route. Voix d’un témoin, elle est surtout voix amie, comme si elle émanait d’une personne qui aurait pu constater, comme Monica Welles, l’innocence du héros.
La manière dont elle exacerbe chaque semaine le caractère dramatique, voire tragique, de la situation du fugitif en fait une voix complaisante. Mais le recours au destin, à la fatalité qui semble gouverner les événements qui se produisent dans la vie de Richard Kimble, en fait aussi une voix qui domine toutes les voix singulières des alliés de Kimble : d’une certaine manière, c’est la voix du destin lui-même. Sa fonction est de faire compatir le public au sort de Kimble en usant de termes aussi généraux que « solitude », « peur », « danger », « espoir » qui, semaine après semaine, servent à définir l’état du fugitif. Elle est ainsi voix de la compassion autant que voix de la complaisance.
Pour parvenir à cet effet d’empathie auquel on veut amener le public, le premier épisode utilise la voix du narrateur d’une manière très spécifique, que l’on retrouvera dans d’autres épisodes, en lui faisant exprimer non pas seulement un point de vue extérieur mais bien les pensées du héros lui-même. Le héros traverse la gare routière pleine de monde : « Ne pas marcher trop vite, ni trop lentement. Se méfier de la curiosité des inconnus, éviter leurs regards. » Il trouve un hôtel : « Le choix sera-t-il bon ou sera-t-il mauvais ? Cette porte se referme-t-elle sur un piège ? » Il entre dans sa chambre : « En sûreté. Enfin, pour l’instant. Une autre chambre. On peut voir dehors, mais attention aux regards indiscrets. » A chaque étape, la voix suit les actes et les gestes du personnage, traduit les expressions de son visage, explique parfois ce qu’il fait. La mise en scène vient à l’appui en jouant du champ-contrechamp pour filmer tour à tour le héros et son point de vue. La musique, enfin, accentue l’angoisse distillée par la voix et par l’image. Il s’agit bien ici d’interdire au spectateur un jugement personnel en lui dictant ce qu’il faut penser.
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SEUL CONTRE TOUS
Tucson, dans l’Arizona, est une petite ville américaine. Pour autant, ce n’est pas une « ville déserte » comme l’indique le titre de l’épisode, « Fear in a Desert City » (« Peur dans une ville déserte »). Mais « déserte », ici, prend deux sens différents, chacun ayant pour fonction de renforcer l’isolement du héros afin d’exacerber le sentiment de peur qui lui est associé.
Lorsqu’il arrive dans la gare routière, le fugitif est entouré de nombreuses personnes ; il est pourtant seul, car chacune de ces personnes représente pour lui un danger : les autres passagers, dans le car, l’homme au guichet qui semble là pour accueillir quelqu’un ou attendre un départ mais qui pourrait reconnaître Richard Kimble, un risque accru par le journal qu’il tient dans les mains et dans lequel pourrait être reproduite la photo du fugitif, les deux policiers aussi, qui sont en conversation mais dont l’un croise le regard du héros. Pour tous ces gens Richard Kimble est un étranger mais pour lui ils sont autant de menaces. Le désert est avant tout celui de Richard Kimble, seul contre tous.
Déserte, la ville l’est aussi, toutefois, dans un sens plus littéral. Peu de gens en effet apparaissent dans les plans extérieurs après le passage par la gare routière. Ces plans se déroulent souvent de nuit, à l’exception de la séquence de la fête foraine. Richard Kimble n’y est environné que de quelques personnages qui, tous, ont un rôle précis à jouer. Les témoins sont rares ou inexistants. Cette situation rend plus inquiétante la séquence avec les policiers : alors qu’il s’apprête à monter dans un taxi avec Monica Welles, Kimble est interpellé par deux detectives qui le font monter dans leur voiture et l’accompagnent à son hôtel, jusque dans sa chambre. Kimble est seul avec les policiers durant l’essentiel de la séquence. Aucun témoin, aucun secours possible.
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Déserte est la ville parce que Richard Kimble y voit surtout du danger. En dehors de quelques personnes avec lesquelles il noue des liens plus étroits, ici Monica Welles, ceux qui se détachent de « la foule » sont surtout des menaces potentielles. Il y a les policiers, bien sûr, mais le simple quidam est également menaçant. Cette situation est exacerbée par l’adoption du point de vue du fugitif dans la séquence de la gare routière et par l’absence de figurants dans la plupart des scènes d’extérieur. Il en ressort un sentiment paranoïaque qui interdit toute sécurité au fugitif, qu’il soit seul ou entouré. Cette idée est illustrée encore par l’autre séquence de gare routière, celle de la fin, qui fait pendant à l’ouverture de l’épisode. Kimble y affronte le mari violent de la femme qu’il a aidée, Edward Welles. L’irruption de ce dernier surprend les deux passagers que l’on voit derrière Kimble et Monica ; leur regard représente en quelque sorte celui du spectateur, qui condamne l’homme violent. Mais aucune de ces personnes n’intervient. Kimble se bat seul contre l’homme jusqu’à l’arrivée des policiers. Tout se joue entre Kimble et les quelques personnages qui se détachent de la foule pour accéder à une existence épisodique.
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La paranoïa propre au Fugitif est merveilleusement rendue dans un film qui lui est bien postérieur et n’a a priori que peu de rapport avec lui : Matrix. Dans ce film, le héros doit se méfier de la foule car n’importe quel quidam peut brusquement se transformer en un agent chargé de l’arrêter. Dans une parodie du Fugitif, nul doute que ce gimmick serait tout indiqué !
L’épisode se conclut sur plusieurs plans solitaires de Richard Kimble. Portant la veste de tweed qui deviendra la marque du personnage (reprise par Harrison Ford dans le film de 1993) et la valise qui contient l’ensemble de ses effets personnels (souvent présente également et que le fugitif est parfois contraint d’abandonner), il marche seul sur un trottoir, en pleine nuit, et s’arrête pour caresser un chat solitaire, errant comme lui, avant de s’éloigner le long d’une voie ferrée.
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DAVID JANSSEN, LE FUGITIF
David Janssen inaugure dans ce premier épisode le jeu qu’il conservera ensuite durant les quatre années du show. En particulier le regard fuyant, perpétuellement inquiet, les mains dans les poches, le corps raide, le col de la veste parfois remonté sur son cou. Certes, il s’agit en l’occurrence de se protéger du froid, particulièrement mordant comme le souligne l’un des policiers. Mais le vent lui-même s’intègre à l’insécurité qui caractérise l’environnement entier du fugitif. Un épisode ultérieur s’intitulera d’ailleurs « Search in a Windy City », faisant du vent un élément de caractérisation plus qu’une donnée anodine. Les autres personnages, par ailleurs, semblent moins préoccupés que le fugitif par l’agressivité de leur environnement. Même à la fête foraine, sous un soleil apparemment clément, Kimble conserve cette manière de se ramasser dans ses vêtements qui traduit surtout un état d’esprit. Tout en lui est réticence, y compris dans sa relation avec les femmes. Lorsque, dans le dernier acte, après qu’il lui a confié toute son histoire, Monica s’élance vers lui pour le rassurer en lui montrant son affection, il détourne la tête, sachant qu’il ne peut s’abandonner à un tel réconfort. Tout en lui est fuite ou désir de fuite.
NOIR
« Fear in a Desert City » paie un tribut au film noir. Le climat d’angoisse généré par la situation du héros est idéalement porté par l’image en noir et blanc qui contribue à l’effet d’atmosphère. Les derniers plans de l’épisode sont travaillés dans ce sens : Richard Kimble marche sur un trottoir, filmé en contre-plongée, son ombre projetée sur le mur ; puis il s’éloigne sur la voie ferrée, cette fois en plongée, la caméra se plaçant à la hauteur des panneaux croisés, image-symbole qui stigmatise à la fois l’errance du héros et le regard de la fatalité.
Le personnage du Lt Gerard tel qu’il apparaît à la fin de l’épisode est lui-même une icône du film noir. Long imperméable fermé, chapeau, visage implacable : c’est l’image figée que le comédien Barry Morse s’emploiera à corriger par la suite, rejetant l’usage des attributs iconiques pour faire du policier un personnage plus contemporain et ordinaire.
Gerard n’apparaît que brièvement dans le premier épisode : en tout, quatre minutes environ, au cours de deux séquences qui circonscrivent le récit : la première dans l’acte I, juste après l’arrivée de Kimble à Tucson, la seconde dans l’Epilogue, précédant les derniers plans du fugitif. Ces apparitions, dont la place est évidemment signifiante, suffisent à définir le personnage. Dans la première séquence, son échange avec le capitaine Carpenter établit son point de vue : « Que la justice ait tort ou raison, ce n’est pas moi que cela regarde. Que les autres débattent et concluent, moi j’obéis. Si je commence à m’interroger, je doute, et je n’en ai pas le droit. Les uns l’ont jugé coupable et d’autres doivent l’exécuter. Je ne suis, moi, qu’un instrument de la loi et j’entends le demeurer. » Ligne de conduite inchangée par la suite car Gerard doit rester l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de Richard Kimble, aussi implacable que la fatalité qui attribue à chacun un rôle.
Arrêt sur Séries n°29
consacré entièrement au FUGITIF
les deux séries et le film
(68 pages)
est toujours disponible
(via ce site, "Anciens numéros",
et sur Rakuten)