De l’écrit à l’écran :
anatomie d’une saga

 

Partie 1     Partie 2

 

 

Les choix de l’adaptation

 

D’une durée totale de près de vingt heures, la mini-série n’en fut pas moins forcée d’opérer dans la matière du roman des coupes auxquelles doit se résoudre toute adaptation. Les choix ainsi opérés conduisent à des résultats plus ou moins bénins et heureux.

 

Une mémoire sélective

 

D’un point de vue strictement structurel, le roman comprend treize chapitres dont chacun possède sa cohérence à la fois temporelle et narrative. Les deux premiers sont consacrés au sol et à ses premiers « habitants » : dinosaures, bisons, aigles notamment ; pour des raisons techniques autant que narratives, on comprend que la mini-série les ait délaissés. Vient ensuite le chapitre des Indiens, dans lequel l’écrivain conte les exploits de l’un d’entre eux, Castor Eclopé ; on y croise les figures de Pasquinel et McKeag mais ceux-ci, protagonistes du chapitre suivant, ne sont jamais désignés par leurs noms. Ce n’est qu’au chapitre suivant, précisément, que Michener les présente et permet au lecteur de comprendre que ce sont les mêmes hommes qu’il a déjà croisés sur le chemin de Castor Eclopé. Cela signifie que la trame du roman procède non par juxtaposition de moments successifs – tout le contenu d’un chapitre serait postérieur au contenu du précédent – mais par « tableaux » qui d’abord se chevauchent et ensuite prolongent la trame chronologique. Un chapitre contient ainsi des événements qui se sont produits en même temps que ceux du chapitre précédent, même s’ils sont racontés après. C’est particulièrement visible dans le personnage de Hans Brumbaugh, l’Allemand de la Volga, venu de Russie pour cultiver les terres du Colorado : chronologiquement, il y arrive en 1859, mais son nom n’est mentionné dans le roman qu’au début du chapitre 8, alors que le chapitre 7 s’achevait en 1868. La mini-série opte, elle, pour une chronologie entièrement linéaire ; cela l’oblige à décloisonner les chapitres du roman et à anticiper sur les « chevauchements » de Michener. Ainsi Brumbaugh apparaît-il plus tôt que dans le roman, tandis que les aventures de Pasquinel et de McKeag sont contées en même temps que le destin de Castor Eclopé.

 

Le facteur temps n’est pas l’unique raison, toutefois, de l’introduction de Pasquinel et McKeag, les trappeurs occidentaux, dès le début du premier épisode. En toute logique, la majeure partie des exploits de Castor Eclopé ayant eu lieu avant l’arrivée de Pasquinel en territoire indien, le premier téléfilm aurait dû s’ouvrir sur la vie de l’Indien. La mini-série élude en majeure partie celle-ci, resserrée dans l’introduction, afin de présenter très vite le trappeur Pasquinel. Les événements de la vie de Castor Eclopé antérieurs à sa rencontre avec l’Occidental sont alors évoqués plus tard, par le biais du souvenir, lorsque l’Indien vieillissant cherche à transmettre à sa fille la part de mémoire qu’elle transmettra à son tour à ses enfants.

Si elle déplace seulement la partie proprement indienne du roman, l’adaptation se débarrasse en revanche d’une partie proprement mexicaine. Le chapitre onze en effet fait une large place à la révolution qui secoue le Mexique au début du vingtième siècle ; Tranquilino Marquez, personnage de premier plan dans ce chapitre, prend part à cette révolution après avoir travaillé au Colorado. La mini-série se contente d’évoquer rapidement la révolution, circonscrite à une séquence essentiellement coupée de son contexte : contraint par le capitaine Salcedo de participer à l’exécution de rebelles mexicains, le fermier Tranquilino se sauve et va travailler au Colorado dans les champs de Brumbaugh ; il les quitte pour aller chercher sa famille restée au Mexique et passe plusieurs années en prison à la suite d’une mauvaise rencontre à Denver. Dans le roman, la « disparition » de Tranquilino s’explique par une tout autre raison : il rejoint tout simplement les rebelles qui sèment la terreur et finit par traquer Salcedo, mis à mort. Michener accorde à cet « intermède » une part conséquente du chapitre, entièrement supprimée de la mini-série. De même, le destin du fils de Tranquilino, Triunfador Marquez, est réduit à un incident alors qu’il est largement développé par le roman.

 

 

Ces « disparitions » s’expliquent assurément par la nécessité de resserrer l’intrigue, mais on y voit aussi une volonté de l’« américaniser ». Est-il significatif, ou simplement anecdotique, que Castor Eclopé, héros d’un chapitre entier du roman, soit relégué au second plan au profit des « blancs » Pasquinel et McKeag ? Son interprète, Michael Ansara, n’est pas crédité dans les cartons principaux (starring) mais en qualité de guest star, et les personnages indiens restent dans l’ombre des protagonistes blancs. Une autre « nation » est, elle, en grande partie gommée par les adaptateurs alors que le roman lui accordait la place que l’Histoire lui avait donnée : c’est la France. On s’étonne ainsi de voir changés les noms de personnages secondaires qui, s’ils revêtent un caractère anecdotique, n’en témoignent pas moins dans le roman de la place tenue par les Français en terre américaine : dans le premier téléfilm, Pasquinel se rend à Saint Louis chez un Dr Butler qui le met en relation avec le négociant allemand Bockweiss ; dans le roman, point de Butler mais un Français du nom de Guisbert. De même, lorsque l’armée décide de bâtir des forts dans l’ouest, le roman mentionne un fort déjà existant, propriété d’un M. Bordeaux, qui atteste la forte présence française antérieure à la venue des Américains et l’existence de comptoirs commerciaux installés par les Français pour négocier avec les Indiens. Le fort est conservé par la mini-série mais son propriétaire porte le nom de Kellen. Pasquinel, fort heureusement, reste français mais la mini-série ne reprendra pas son cri « Je suis français. Je serai toujours français. A bas l’Amérique ! », poussé dans le roman ce jour du 9 mars 1804 où Saint Louis, alors espagnole, fut vendue aux Français pour qu’ils puissent la céder aux Etats-Unis. Si l’omission de ce moment par la mini-série se range aisément au rayon des simplifications nécessaires à une adaptation, le changement des noms français en noms anglo-saxons apparaît comme une volonté manifeste de taire la présence française ; une remarque qui entre en résonance avec celle que fait Michel Le Bris dans sa note préliminaire à la publication du récit de l’expédition Lewis et Clark en 1993 : « cette expédition, par changement ou anglicisation des noms de lieux et des personnes, fut aussi une entreprise de recouvrement, d’effacement de la présence française : est-ce vraiment innocent, par exemple, d’appeler systématiquement l’un des guides Drewyer et non Drouillard, comme il conviendrait ? Le lecteur découvrira donc peut-être au fil de ces pages que l’Amérique fut bien plus française qu’il ne l’imaginait – et que sans les guides et interprètes français, cette expédition ne serait pas allée bien loin. »6 Il est curieux de constater que le réflexe « anti-français » d’un scénariste de 1978 ait ainsi rejoint celui de militaires américains prenant « possession » d’un nouveau territoire presque deux siècles plus tôt.

 

On comprend que les scénaristes aient voulu resserrer l’intrigue autour de sa composante essentiellement américaine : à travers l’histoire du Colorado, c’est celle de l’Amérique en marche vers l’ouest que raconte Michener. Renoncer aux événements du Mexique et commencer l’histoire par l’arrivée des « blancs » sur les terres indiennes peut se justifier ainsi. Montrer Saint Louis comme un carrefour commercial en expansion sans insister sur les complexités de sa population et de son histoire s’explique aussi aisément et permet de concentrer l’attention du spectateur sur l’histoire des personnages. Le scénario, au demeurant, n’élude pas les éléments historiques : Pasquinel converse avec des notables espagnols de Saint-Louis et un prêtre catholique français, il croise la route de la pirogue Saint Antoine, épouse la fille d’un négociant allemand venu faire fortune sur les bords du Missouri… Mais il eût été facile aux scénaristes d’intégrer une partie des éléments supprimés. Plusieurs téléfilms incluent des extraits plus ou moins longs de segments antérieurs, spécialement le tout dernier, alors que ces extraits ne se justifient pas : pour le spectateur ayant suivi la mini-série depuis le début, ces flashbacks sont fastidieux, tandis que pour celui qui aurait manqué les segments antérieurs des allusions eussent aisément comblé ses lacunes. Outre qu’ils alourdissent le récit, ces extraits ralentissent la narration et occupent une place qui aurait permis de rendre justice aux aspects écartés, notamment le sort des Mexicains vivant au Colorado.

 

Choix dramatiques

 

En outre, la mini-série fait parfois revenir des personnages que le roman ne rappelle pas. Le cuisinier mexicain Nacho Gomez appartient, dans le roman, au chapitre qui raconte le convoiement d’un troupeau depuis le Texas jusqu’au Colorado, puis il disparaît. La mini-série, elle, le fait revenir dans le téléfilm 8 où il n’a guère d’utilité, puis de nouveau à la fin du 9 et dans le 10. La raison de ce choix semble claire : renforcer l’attachement du spectateur en lui permettant de retrouver un personnage connu. Mais Gomez amène avec lui plusieurs flashbacks inutiles et empêche de rendre justice au personnage de Tranquilino Marquez, autonome dans le roman mais dépendant de Gomez dans la mini-série. Ce faisant, il arrache Tranquilino à sa composante mexicaine pour le rattacher à la composante américaine privilégiée par la mini-série. A contrario, des personnages que le roman rappelle sont ignorés par l’adaptation alors qu’ils créaient, eux, un lien direct avec le passé : ainsi de Tim Grebe et du vieux Walter Bellamy dans le dernier chapitre, ou du prêtre mexicain Virgil qui, après avoir joué un rôle dans la vie de Triunfador Marquez (le fils de Tranquilino), bénit l’union de Paul Garrett et Flor Marquez dans le dernier chapitre. L’adaptation conserve le Père Virgil mais le cantonne à une apparition sans relief, là où le roman lui attribuait un rôle important dans les pratiques religieuses de la communauté mexicaine et, partant, dans les rapports de celle-ci avec la communauté blanche.

 

Dans sa volonté de simplification, l’adaptation réussit parfois à priver un épisode de sa signification originelle, voire à la trahir. Le roman raconte, dans son chapitre 9, le retour de l’émigrant Levi Zendt dans l’est, au sein de la famille qu’il a quittée bien des années plus tôt pour partir vers l’ouest. La mini-série reprend cet épisode dans le huitième téléfilm. Mais, alors que Zendt ne trouve dans le roman que déception et amertume en revoyant ses frères et la femme qui provoqua son départ autrefois, se heurtant à l’incompréhension et à l’intolérance des siens, la mini-série réduit son séjour à une réconciliation rapide avec son aîné et des retrouvailles émues avec celle qui fut l’amie et la confidente de sa défunte femme. De nouveau, le flashback se substitue aux développements nouveaux et remplace le propos du roman par une nostalgie douce-amère. Certes, le retour de Zendt  au Colorado s’accompagne toujours d’une comparaison en faveur de l’ouest, mais la complexité des rapports de Zendt avec sa famille est complètement gommée.

 

 

L’adaptation simplifie, édulcore, mais aussi dramatise. Le roman contient suffisamment d’événements dramatiques pour nourrir le « monstre télévision » : conflits, mariages, jalousies, rivalités, guerres, meurtres, bagarres, trahisons, fuites, passions constituent la matière que le roman greffe sur son matériau de base, l’Histoire. Mais la mini-série ne s’en contente pas toujours. Alors que plusieurs des protagonistes meurent discrètement dans le roman, s’effaçant simplement tandis que le chapitre suivant marche dans les pas de nouveaux personnages, la mini-série fait de la mort de ces protagonistes des moments hautement dramatiques. Prenons pour exemples trois des figures majeures de l’histoire : Alexander McKeag, son épouse indienne Panier d’Argile et Levi Zendt. Dans le roman, les deux premiers meurent du choléra, information qui se fond dans le flux des événements sans susciter de dramatisation, tandis que le troisième cesse simplement d’être évoqué. McKeag, la mini-série le fait mourir durant les noces de sa fille, alors que dansant avec fougue il imposait à son cœur un rythme fatal ; Panier d’Argile, elle, sera abattue par des soldats à la solde de la milice du colonel Skimmerhorn, pour permettre à Maxwell Mercy de s’échapper d’une résidence surveillée – fuite effectuée sans drame dans le roman - ; quant à Zendt, il disparaît sous les roues du train qui emporte sa fille Clemma en pleine tempête de neige, en essayant vainement de la retenir. Il arrive aussi que l’adaptation fasse mourir un personnage qu’elle a fait revenir là où le roman l’avait abandonné : c’est le cas de Nacho Gomez qui meurt sur la Piste Skimmerhorn en tentant de rejoindre le Colorado dans le dixième téléfilm. S’ajoutant à celles, déjà contées dans le roman, des autres protagonistes de l’histoire, ces morts ont parfois pour effet de sur-dramatiser la mini-série, au point de créer un sentiment crépusculaire plus prégnant que dans le roman. Pas un seul téléfilm ne fait l’économie d’au moins une mort plus ou moins brutale.

 

Une fin décevante

 

Pour discutables qu’ils soient, les choix de l’adaptation n’en conservent pas moins la trame imaginée par James Michener. Jusqu’au curieux dernier téléfilm. Curieux, parce qu’il délaisse le fil du roman pour greffer un personnage que l’écrivain n’avait pas imaginé et qu réoriente radicalement la conclusion de la mini-série.

 

Michener, en effet, conclut sa fresque par un chapitre contemporain, dont le protagoniste est Paul Garrett, descendant du Garrett qui, un siècle plus tôt, introduisait le mouton sur une prairie jusqu’alors occupée par les éleveurs de bovins. Dans une ambiance de fin d’ère, marquée par le scandale du Watergate, Garrett s’interroge sur l’avenir de l’Etat et des entreprises audacieuses que l’homme a fait fructifier durant plusieurs générations : la raffinerie de betterave se meurt, comme la pureté de la noble race de Herefords que le rancher continue d’élever dans son ranch, mais le Colorado lui-même semble menacé par les ravages que cause une industrie galopante. L’eau, convoitée et domestiquée par Hans Brumbaugh, non seulement se fait plus rare mais risque même de manquer : face à l’afflux prévisible de nouveaux habitants et aux besoins pressants de l’industrie, il devient urgent de trouver des solutions. En cette moitié des années 1970, la préoccupation écologique est très forte et tout le chapitre s’en fait l’écho, à travers Paul Garrett, appelé à siéger dans une commission chargée de trouver des solutions nouvelles. Le rappel de personnages rencontrés plus tôt, descendants, souvent, des protagonistes des époques antérieures, luttant pour s’adapter aux nouvelles exigences ou s’éteignant au contraire en même temps qu’une époque s’achève – ce rappel de personnages prend la forme d’une mise en perspective du roman dans son ensemble, et donc de l’Histoire américaine qui y est contée. Là, le sentiment crépusculaire est puissant, et le chapitre se referme sur une déclaration d’amour à cette terre parcourue plus de mille pages durant, travaillée, malmenée, aimée pourtant par plusieurs générations d’Américains qui y ont imprimé leurs rêves. Circonscrit à un mois précis, entre le premier et le dernier jours de novembre 1973, le chapitre suit les déplacements de Paul Garrett en adoptant son point de vue sur les événements. L’émotion exprimée par ce chapitre est celle que ressent Garrett, même si la tirade finale est confiée à un autre personnage.

 

 

Le crépuscule pèse aussi sur l’ultime segment de la mini-série, mais le point de vue en est différent. En créant le personnage de Lewis Vernor, professeur d’université chargé de valider une série d’articles sur la ville de Centennial, et en choisissant d’adopter son point de vue durant une grande partie du téléfilm, John Wilder (l’adaptateur) se détourne de Paul Garrett, alors même que ce dernier, on le découvre alors, a été le narrateur off de chacun des segments antérieurs, qu’il ouvrait et parfois refermait. Cette singularité explique peut-être d’ailleurs le choix de l’adaptation : narrateur de la mini-série, Garrett conserve cette qualité mais, au lieu de narrer au spectateur, c’est à Vernor qu’il raconte désormais l’Histoire de Centennial. Là où le roman laissait s’exprimer les pensées de Garrett sur son temps et les époques révolues, la mini-série le change en fait en professeur dissertant pour un autre professeur, auquel il fait découvrir – en avion, du point de vue céleste de l’aigle dont la silhouette majestueuse plane sur les canyons et la prairie – les lieux qui ont marqué l’Histoire de la région. Pourquoi pas, dira-t-on. Reste que ce procédé rend le téléfilm entier extrêmement didactique et doctoral, voire moralisateur, en alourdissant de surcroît le récit par le recours renouvelé aux extraits de segments antérieurs, comme si le spectateur avait besoin de revoir des images qu’il connaît pour les avoir déjà revues, parfois, dans les téléfilms qui ont précédé, déjà encombrés de flashbacks. A cette première conséquence s’en ajoute une deuxième, également préjudiciable : outre que le scandale du Watergate est complètement passé sous silence, la relation imaginée par Michener entre Paul Garrett et Morgan Wendell (petit-fils d’un Wendell qui tira sa fortune d’un meurtre commis un siècle plus tôt) est retouchée dans un sens manichéen. Non que cette opposition ne soit pas dans le roman – Wendell y incarne déjà la collusion entre politique et industrie tandis que Garrett représente la défense de la terre -, mais elle y est moins marquée : l’instrumentalisation opportuniste que fait Wendell de la liaison de Garrett avec la Mexicaine Flor Marquez, par exemple, est plus grossière dans la mini-série et préfigure le cynisme d’un J.R. Ewing. Une réplique prononcée dans le roman par Wendell et attribuée dans la mini-série à Garrett donne la mesure du traitement choisi par l’adaptateur : il s’agit d’une tirade sur l’incompétence des politiques. En la prononçant, Wendell le politicien démontre sa grande lucidité sur l’exercice auquel il consacre sa vie ; il affirme aussi sa conviction d’homme politique, même si ses vues sont critiquées. En faisant dire ces mots par Garrett, en revanche, Wilder stigmatise en Wendell le mauvais politique et lui retire les nuances que lui reconnaissait Michener. Garrett se pose alors en garant de la morale, que Wendell bafoue avec cynisme.7

 

La mini-série fait de ces deux hommes des adversaires politiques alors qu’ils représentent dans le roman deux tendances amenées à travailler ensemble, même si leurs motivations et leurs préoccupations s’opposent en grande partie. Pour accentuer encore l’antipathie que doit inspirer Wendell, Wilder dramatise un élément que le roman évoquait, certes, mais laissait finalement reposer : le meurtre sur lequel le grand-père de Wendell a bâti sa fortune devient dans la mini-série matière à enquête lorsque le professeur Vernor découvre, incidemment, un ossement mis au jour par des ouvriers et appartenant au squelette de la victime des Wendell. Squelette que le candidat au Sénat Morgan Wendell croyait avoir fait disparaître, sous les yeux mêmes de l’universitaire ! Si ce n’est pas là de la grosse ficelle de scénario…

 

 

Le téléfilm de fermeture de Colorado, pourtant événementiel lors de sa diffusion, ne rend pas hommage à la mini-série dans son ensemble. En conservant une partie de l’intrigue mais en dénaturant ou délayant le propos du roman, Wilder signe certainement le segment le plus faible de l’œuvre, maladroit, décousu et finalement ennuyeux.

 

Pourtant, a posteriori, on peut se rendre compte que ce défaut diminue déjà l’intérêt du téléfilm précédent, « Le vent de la mort », voire de celui qui le précède, « Le vent de la fortune ». La faute, peut-être, à un manque de « liant » : trois scénaristes différents, trois réalisateurs aussi ont signé ces trois segments, dont les intrigues peinent à retrouver la cohérence des téléfilms antérieurs. Trop de lignes s’y croisent, dont certaines semblent plaquées là alors qu’il aurait peut-être mieux valu, pour le coup, élaguer. Ainsi du retour de Clemma Zendt, venant troubler le mariage prochain de Charlotte Seccombe et de Jim Lloyd : personnage sans consistance, dont certaines scènes ont été supprimées, la fille de Levi Zendt passe comme un fantôme sans jamais habiter l’écran. De même Nacho Gomez, réemployé dans « Le vent de la fortune » juste, semble-t-il, pour y mourir. Dans « Le vent de la mort », ce sont les nouveaux colons, essentiellement la famille Grebe, qui ne parviennent pas à acquérir la dimension de véritables protagonistes, ce qu’ils sont pourtant bien dans le roman. Eux aussi passent telles des ombres, essuyant les événements sans vraiment sembler les vivre. Et Triunfador Marquez, le Mexicain révolté contre l’injustice des « blancs », ne réussit pas davantage à gagner la sympathie – ou même l’intérêt – suscitée avant lui par Pasquinel, McKeag ou Levi Zendt. Ces trois téléfilms donnent l’impression, en définitive, de s’acquitter péniblement de leur tâche, en faisant défiler, mais désormais sans grande conviction, les événements déroulés par le roman. Les faits sont là, l’âme n’y est plus. Et l’on se prend à penser que c’est peut-être la raison ultime de l’emploi si insistant, si maladroit, des retours en arrière constitués de longs extraits de la première moitié de la mini-série. Car c’est là que se trouve la vie, là que souffle un vent d’épopée, dans le sillage des pionniers et des rêveurs.

 

 

« Un mémorial pour la nation »

 

Il est rare qu’une adaptation pour l’écran présente les mêmes richesses que le matériau littéraire. S’il est utile d’apprécier la distance qui sépare les deux « incarnations » du matériau, l’œuvre télévisée est appelée à exister par elle-même. On a déjà pu souligner le soin apporté, dans Colorado, à la reconstitution des costumes, des lieux et des mœurs. Cette qualité ne peut être jugée à l’aune du roman : elle appartient en propre à l’œuvre télévisée et témoigne du souci de réalisme qui animait la production. La diversité des époques, des lieux et des communautés mis en images multipliait pour les différents départements la charge de travail préalable au tournage lui-même. Si l’on déplorait tout à l’heure que la partie indienne n’ait pas conservé l’autonomie qu’elle a dans le roman, il n’empêche que chaque séquence se déroulant parmi les Indiens comporte une multitude d’éléments attestant le travail de recherche qui fait du produit fini une œuvre aussi éducative que distrayante, raison pour laquelle le générique de fin indiquait que le programme avait été recommandé par l’Association Nationale pour l’Education, comme le fut Racines. Le seul plan de Robert Conrad en trappeur descendant le courant de la Platte River sur son canoë, ou celui de Richard Chamberlain en homme de la montagne portant manteau et toque de fourrure évoquent, tout autant que les séquences indiennes du camp de Castor Eclopé ou des Pawnees, nombre de dessins, gravures et peintures relatifs à cette époque. De même, le passage du temps dans la ville de Centennial est rendu tangible par l’évolution des tenues et des objets, comme le vélo que chevauche le petit Philip dans « Le vent de la fortune ». La nécessité de condenser l’intrigue – même si l’on a vu qu’elle entraînait des choix parfois discutables – oblige à passer rapidement sur les évolutions significatives qui ont accompagné le peuplement de l’ouest, mais les signes de cette évolution impriment la pellicule aussi bien que les destinées individuelles et confèrent à l’œuvre une valeur d’illustration historique. Le train qui dessert Centennial arbore les lettres d’or de l’Union Pacific, qui construisit la voie ferrée traversant le Kansas pour atteindre Denver et desservir la vallée de la Platte. La scène de liesse qui ouvre l’épisode « Les bergers », où l’on voit la foule rassemblée sur le quai de la gare, reprend une scène récurrente des villes nouvelles nées dans l’ouest, à mesure que le chemin de fer les reliait aux parties orientale et occidentale du continent. Le lourd chariot Conestoga tiré par des chevaux que Levi Zendt achète pour se lancer sur la piste de l’Oregon est effectivement une invention des colons de Lancaster en Pennsylvanie, dont il est originaire, tandis que le chariot avec lequel les cow-boys de R. J. Poteet convoient le bétail est une réplique des chuck wagons utilisés à cette époque (lire l’encadré « La route des troupeaux »). Les allusions à la fortune du négociant allemand Bockweiss, orfèvre enrichi par l’achat de terres vendues ensuite un prix d’or lors de l’expansion de la ville témoigne de la façon dont Saint Louis s’est effectivement développée au cours du XIXe siècle. Comme Elly Zendt dans « Le chariot et l’éléphant », de nombreux migrants ont gravé des messages sur les pierres bordant les pistes de l’ouest, laissant derrière eux des témoignages appelés à leur survivre à travers les époques. Dans le choix des « figurants » aussi, le roman reliait « en passant » son histoire à la grande Histoire de la nation : on rencontre ainsi Daniel Boone vieillissant sur la route de Fort Osage ou la mère de Winston Churchill, Jennie Jerome, visitant les ranchs anglais de l’ouest. La mini-série n’invoque pas les mêmes noms mais pratique néanmoins le même jeu : ce sont ainsi Jim Bridger et Jim Beckworth, deux mountain men aux noms peut-être aussi évocateurs pour l’Américain que celui de Boone, qui traînent Alexander McKeag au « rendez-vous » de Bear Lake dans « Le tablier jaune ». Même le choix des comédiens, en outre, éveille parfois quelque réminiscence historique : le visage de Barbara Carrera (Corbeille d’Argile) rappelle Sacajawa, l’Indienne qui épousa un coureur des bois et guida Lewis et Clark dans leur expédition, tandis qu’Aigle Noir (Lost Eagle dans le roman), le chef arapaho, évoque les visages d’Indiens dont l’Histoire a gravé les traits, comme le chef sioux Red Cloud. Et dans la représentation de ces Indiens souvent calomniés ou idéalisés, la mini-série montre les dents gâtées de Castor Boiteux et de sa femme Feuille d’Erable et les poils sous les aisselles de la belle Corbeille d’Argile. Chaque partie de la mini-série regorge ainsi d’éléments dont certains passent inaperçus mais qui tous contribuent à la valeur de l’ensemble.

 

Afin d’insister sur cette pertinence historique, la mini-série, comme le roman, s’ouvre sur un préambule de l’écrivain James Michener. Il y fait la part du réel et de l’imaginaire en mettant l’accent sur l’authenticité des événements qui jalonnent son histoire. Mais plus encore que dans le roman Michener met l’œuvre en perspective, soulignant le questionnement qui, à partir de la connaissance du passé, peut aider à façonner l’avenir. Il s’agit de retracer l’histoire de la nation, celle des faits et de la pensée, « pas seulement sous un angle purement descriptif mais plutôt comme une sorte de mémorial, un mémorial élevé à tous ceux qui, hier comme aujourd’hui, comme demain, ont été, sont et seront les gardiens de l’héritage et les protecteurs de l’avenir ». Même si l’histoire s’appuie sur des personnages inventés, les tableaux peints par chaque épisode de la mini-série ont une valeur exemplaire : on reconnaît d’ailleurs facilement dans chacune des figures inventées des personnages fameux de l’Histoire de l’ouest, du trappeur Toussaint Charbonneau auquel fait penser Pasquinel au colonel Chivington, qui dirigea la charge des miliciens du Colorado contre les Cheyennes du Sud à Sand Creek en 1864, et que représente dans la fiction le colonel Skimmerhorn.

 

La mini-série s’ouvre et se ferme sur une sélection d’images des différents segments qui la composent. Les personnages, aidés par la narration off, prennent là toute leur valeur symbolique et le programme affirme sa volonté d’être ce mémorial dont parle Michener. Même si les derniers téléfilms paraissent plus laborieux, les courants qui les portent sont ceux qui ont traversé l’Histoire. La télévision, à la même époque, recréait l’Ouest américain dans un autre programme bénéficiant d’un vrai souffle épique et d’une solide documentation : La Conquête de l’Ouest, filmée par quelques-uns des artisans de Gunsmoke 8 avec le même James Arness, revisite certains des moments évoqués dans Colorado et en figure d’autres, comme la « grande chasse » du grand-duc Alexis de Russie, organisée par le Général Philip Sheridan, ou la dramatique histoire des Mormons durant les années 1850-1860. Plus tard, Dream West verra de nouveau Richard Chamberlain prêter ses traits à un héros de l’Ouest, le lieutenant explorateur John Charles Fremont qui ouvrit la piste de l’Oregon et redescendit par la Californie, en 1843. Plus près de nous, la mini-série Into the West produite par Dreamworks reprendra la voie ouverte par Colorado en proposant à son tour un ambitieux périple à travers la découverte de l’Ouest, ses hommes de la montagne, ses découvreurs, la nation indienne telle que des films comme Danse avec les loups en auront entretemps modifié radicalement la représentation.

 

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