Un article de Thierry Le Peut

publié dans Arrêt sur Séries n°15, décembre 2003

 

La production de la série

Les paysages du Cosmos

 

Pourvoyeuse d’histoires convenant à notre temps, la science-fiction a quelques atomes crochus avec la mythologie, dont les récits parlent de nos origines, de nos valeurs, de nous. N’est-ce pas aussi ce que font les séries ? Cosmos 1999,  sans doute parce qu’elle possède un souffle épique et des préoccupations philosophiques, s’est vu attribuer le titre glorieux de « mythe télévisuel » par ses supporters, au même titre que Le Prisonnier.  En parlant de notre temps, de nos origines et de notre avenir, elle bâtit à sa façon une sorte de mythologie moderne à l’usage de l’humanité de demain et partage de nombreux points communs avec les gestes héroïques d’Homère et de Virgile.  Alors, docteur, « Cosmos 1999, un mythe d’aujourd’hui », est-ce bien raisonnable ?

 

 

« John... Si nous trouvons un jour un nouvel endroit où nous installer, et si nous réussissons,

nous aurons besoin d’une nouvelle mythologie. »

Dr Helena Russell, « Le domaine du dragon » (1.23)

 

Le terme de « mythologie » s’applique aujourd’hui aux séries télévisées. On a commencé à parler de la « mythologie » des X-Files, puis, l’effet de mode se développant à une vitesse exponentielle, toutes les séries populaires, entendez : les séries qui connaissent très vite un engouement significatif tant dans leur pays d’origine (en général les Etats-Unis) que dans le reste du monde occidentalisé, se sont mises à avoir leur mythologie propre. Le Caméléon, Smallville, John Doe ont la leur mais on aurait pu tout aussi bien parler de celle de Bonanza ou de Hawaii Police d’Etat si à leur époque la mode avait déjà été lancée. Le terme a été si bien adopté par l’ensemble de la « critique » (un autre de ces mots dont on ne sait plus très bien ce qu’ils recouvrent) qu’il est aujourd’hui communément admis, des concepteurs aux consommateurs.

 

 

De la mythologie des séries

 

 

Mais qu’est-ce qu’une mythologie ? Comme avec ces mots savants il vaut mieux être prudent, on choisira une définition très générale : une mythologie est un ensemble de signes qui donnent sens. Reste à savoir à quoi ces signes donnent un sens : dans le cas d’une série télévisée, la mythologie regroupe les éléments caractéristiques du programme, qui permettent une bonne compréhension de celui-ci en fournissant les clés indispensables à une lecture appropriée. N’est-ce pas délicieusement alambiqué ? La mythologie de The X-Files comprend ainsi tous les événements et les détails accumulés qui, après une durée de vie respectable de la série, permettent d’appréhender les extensions desdits événements et les ramifications infinies desdits détails. Chose qui, concernant la série de Chris Carter, relève parfois de la gageure, la maîtrise des éléments en question par les concepteurs eux-mêmes ayant été parfois sujette à caution. Quoi qu’il en soit, on retrouve sous le terme de « mythologie » ce que l’on appelait déjà, avant l’engouement général pour ce mot, les gimmicks d’une série, c’est-à-dire ces « trucs » ou « astuces » qui la différencient des autres et lui confèrent une identité. On conclura donc que l’imperméable, le chien baptisé Le Chien et la vieille Peugeot 403 constituent la mythologie de Columbo, ou du moins son fondement.

 

En quoi on n’aura que partiellement raison. Car Columbo est une série redondante, comprenez : qui fonctionne sur la répétition d’une formule immuable, à quelques variantes près. Les épisodes sont compartimentés et de l’un à l’autre on aurait quelque peine à relever la moindre évolution, si ce n’est la couleur de cheveux de l’inspecteur et le nombre de rides qui marquent son visage. Il faut à une bonne mythologie un quota d’événements : le passage du temps sur le héros ne suffit pas, encore faut-il que l’on puisse dresser une chronologie comportant un nombre conséquent d’événements marquants dont l’accumulation aura imprimé au personnage une évolution significative. Mieux encore : pour que la mythologie présente un quelconque intérêt, elle doit stimuler le goût du public pour la reconstruction intellectuelle. Autrement dit, les événements eux-mêmes ne suffisent pas, il faut qu’ils aient un sens. Et de préférence un sens qui outrepasse la simple destinée individuelle : l’évolution du héros doit s’inscrire dans un tableau plus vaste dont le héros ne sera qu’un élément. Cerise sur le gâteau : l’accumulation des événements doit révéler un Dessein préexistant, fonctionner comme un jeu de pièces qui trouveront place progressivement dans le tableau de manière à révéler ce qui était déjà-là mais que la malice et le savoir-faire des concepteurs avaient tenu secret. Ainsi sera établie la fonction première de toute mythologie : donner sens à une réalité, fût-elle de fiction. 1

 

Les séries s’inscrivent de cette manière dans un processus de création où les données d’un programme sont envisagées dans l’idée d’une oeuvre, fût-elle hypothétique. Les éléments donnés à voir trouvent leur place dans un univers qui peut être développé, enrichi, ce qui même dans le cas d’une annulation de la série est possible sous la forme aujourd’hui très populaire des fanfictions, par lesquelles les fans s’emparent de l’oeuvre inachevée pour la prolonger dans l’esprit initial. C’est là un processus qui dépasse de loin le medium télévision puisqu’il englobe toutes les formes de fiction, du livre au jeu video.

 

S’il paraît de prime abord usurpé, le terme de « mythologie » répond donc bien à ce processus. Les mythologies classiques donnent sens à nos cultures et sont pour cela enseignées dans les écoles. Les mythologies télévisuelles ne donnent pas sens au monde réel mais aux univers de fiction qu’elles structurent. Encore reprennent-elles parfois les questionnements propres au réel, et donc aux mythologies constituées, dont elles s’inspirent largement.

 

 

La préhistoire de Cosmos

 

 

Cosmos 1999 se situe bien dans ce processus, même si le parti pris commercial de ses producteurs lui imposa un frein important : l’objectif n’était pas en effet de constituer un univers progressivement enrichi mais de proposer aux diffuseurs des histoires indépendantes en limitant le plus possible les interactions. Mais l’adaptation de l’histoire en comics et l’implication des fans dans l’édification d’une chronologie liant entre eux les événements de la série et comblant les lacunes à partir d’informations annexes ou de simples éléments de dialogue ont fini par replacer le programme dans l’univers qu’il avait esquissé. Ainsi la création de la base lunaire Alpha, à peine expliquée dans la série, a-t-elle été détaillée dans ses moindres détails, intégrant les dates livrées par la série à une vue d’ensemble qui faisait défaut à celle-ci. De même la vie des personnages s’est trouvée développée à partir des maigres informations révélées par les épisodes, et la disparition de certains d’entre eux expliquée alors même que la série s’en était bien gardée. Et à mesure que s’enrichit et s’amplifie la trame de cet univers, c’est sa portée et son impact sur nous qui s’en trouvent accrus.

 

Selon la chronologie publiée en 1975 dans Alpha Moonbase Technical Manual : Official Edition par Starlog Magazine, et établie par David Hirsch, la « préhistoire » de Cosmos commence en 1981, lorsqu’Anton Borkaff pose le pied sur la planète Mars 2. C’est le premier acte marquant de la conquête spatiale, prolongé quelques mois plus tard par la construction d’une plateforme entre la Terre et la Lune, et la fabrication des navettes Faucons qui assurent la liaison avec la station spatiale. Il ne faut qu’un an supplémentaire pour que l’International Lunar Finance Commission autorise la construction de la base lunaire Alpha dans le cratère Platon, et un an de plus pour que le projet entre dans sa phase de construction. Le 8 mai 1992, la structure externe de la base est enfin achevée et les travaux se poursuivent au-dessous de la surface jusqu’en 1997, année de la mise en service opérationnel d’Alpha. Le commandant en est alors Gorski, que John Koenig relèvera en 1999, quelques jours avant la catastrophe qui privera la Terre de son satellite naturel.

 

Mais la force d’une mythologie tient, on l’a dit, à la trame plus vaste dans laquelle s’inscrivent les personnages et, en l’occurrence, le lieu principal de l’histoire. Celle de Cosmos mentionne donc les événements qui engagent l’humanité tout entière pendant que se bâtit le rêve de conquête spatiale. Plusieurs missions d’exploration de l’espace sont lancées durant les dix années de la construction d’Alpha. C’est d’abord la mission Uranus, commandée par Jack Tanner et Cabot Rowland en 1986, qui disparaît le 10 décembre 1987 dans une tempête de protons. Puis l’homme, en l’occurrence Robert Addison, foule le sol de Vénus le 25 mars 1989, et l’expédition Astro s’envole pour Jupiter sous le commandement de Lee Russell, le mari d’Helena, le 10 juillet 1995. Elle disparaît à son tour en janvier 1996. Disparition encore lorsque, en mars 1996, le capitaine Michael prend le commandement d’une mission de reconnaissance. Entre-temps, en 1994, le Professeur Victor Bergman a découvert la planète Ultra et une nouvelle mission est effective le 6 juin 1996, sous la direction de Tony Cellini. A l’époque, John Koenig est un pilote émérite et il s’en est fallu de peu qu’il prenne la place de son ami Cellini. Cette fois, Ultra est atteinte mais le contact est perdu avec la mission d’exploration et Cellini revient finalement seul, l’esprit visiblement dérangé, racontant que tous ses compagnons ont été tués par une « créature » de l’espace, dont rien ne vient confirmer l’existence. L’exploration de l’espace comporte donc bien des drames et des déceptions, et l’un de ses « ratés » les plus graves est constitué dès 1984 par les essais du Queller Drive, un système de propulsion fondé sur les neutrons, mis au point par le savant Ernst Queller et qui cause la mort de Robert et Eileen Haines, les parents de l’un des futurs techniciens d’Alpha.

 

Livrés au fil des épisodes, ces événements introduisent les rencontres et les énigmes auxquelles sont affrontés les Alphans dans la série. Mais ils composent aussi en arrière-plan une « mythologie » riche en mystères propre à titiller le goût pour les univers complexes.

 

 

Parallèlement à la conquête spatiale, la Terre connaît également des bouleversements profonds et lourds de conséquences. Les conflits opposant les différentes puissances atteignent leur paroxysme en 1987 avec le déclenchement de la Troisième Guerre mondiale et la destruction de la Suisse par l’arme nucléaire. La femme de John Koenig, Jean, meurt dans cet épisode dramatique qui conduit les hommes à ouvrir une conférence de paix au terme de laquelle la destruction des toutes les armes nucléaires est décidée. Les déchets nucléaires sont stockés sous la face sombre de la Lune, dans des dépôts gigantesques. Sept ans plus tard, un nouveau dépôt, plus grand, est construit sur le satellite, trois ans avant la mise en service d’Alpha.

 

La plupart de ces événements sont inconnus lorsque s’ouvre le premier épisode de la série. Nous sommes alors le 9 septembre 1999 et le commandant Koenig prend son service sur Alpha pour diriger les derniers préparatifs d’une nouvelle mission. C’est cette fois la planète Meta qui est l’objectif, une planète semble-t-il similaire à la Terre bien que très éloignée du Soleil. Le Dr Helena Russell est l’officier médical d’Alpha depuis le 3 janvier de la même année, et Victor Bergman en est le responsable scientifique. 311 personnes vivent à ce moment-là à l’intérieur de la base lunaire et d’étranges événements surviennent qui risquent de compromettre le succès de la mission Ultra...

 

 

 

Une nouvelle mythologie

 

 

L’Histoire de Cosmos débute véritablement le 13 septembre 1999, lorsque l’explosion nucléaire causée par l’accumulation des déchets nucléaires sous le sol lunaire propulse la Lune dans l’espace. Sa chronologie n’est pas toujours aisée à reconstituer car les dates sont en grande partie absentes de la première saison, alors qu’elles sont généralement indiquées au début des épisodes de la seconde par la voix d’Helena, promue narratrice de la série comme elle l’était déjà dans « Le domaine du dragon », à la fin de la première saison. Encore faut-il manier cette datation avec précaution car elle est désordonnée et parfois fantaisiste : la date indiquée au début de « Un message d’espoir, 2 » (2.18) est de six cents jours postérieure à celle de la première partie, à laquelle elle s’enchaîne pourtant parfaitement ! La datation « officielle » de David Hirsch présente par ailleurs des différences avec celle que donne la voix d’Helena dans la série.

 

Mais l’essentiel n’est pas là, de toute façon. Qu’ils soient ordonnés d’une manière ou d’une autre, les événements qui affectent le devenir des Alphans dans la série composent à leur tour une trame qui enrichit constamment l’univers de Cosmos. Les changements opérés entre les deux saisons ont forcé les exégètes à combler le « trou » qui les séparait : les trois absents de la seconde saison, Victor Bergman, Paul Morrow et David Kano, seraient donc morts entre le 303e jour de l’odyssée et son 342e, soit entre les épisodes « Le Testament d’Arcadie » (1.24) et « La métamorphose » (2.1). Le Poste Principal (Main Mission) aurait été condamné au profit du plus étroit Centre de Contrôle (Command Center) pour des raisons de sécurité liées à l’événement majeur que mentionne Helena au début de « La métamorphose » : le passage par une déformation spatiale similaire à celle que traversa la Lune dans « Le Soleil noir » (1.3).

 

L’absence de conclusion à la série ne permet pas de savoir ce qu’il advient finalement des Alphans ni si leur odyssée connaît un terme. Officiellement, l’ultime date connue de ce périple est le 2409e jour, celui où les Dorcons enlèvent Maya.

 

 

Ici apparaît la supériorité de la première saison sur la seconde : car les scénaristes des premiers épisodes avaient à coeur, même s’ils ne suivaient pas un plan établi à l’avance, de replacer l’odyssée lunaire dans un Dessein qui prenait en compte non seulement sa préhistoire et ses origines, mais aussi son devenir et sa fin possible. Et c’est là que la mythologie de la série prend toute son ampleur : l’odyssée des Alphans ne serait qu’une étape dans le destin global de l’humanité. Plusieurs épisodes de la première saison mentionnent une « mystérieuse force inconnue » qui guide à leur insu les Alphans, comme les dieux agissent sur les voyages d’Ulysse et de son alter ego troyen Enée dans L’Enéide. La quête des Alphans rejoint celle d’Enée en ceci qu’ils renoncent très vite à retrouver leur foyer pour se concentrer sur la recherche d’une nouvelle planète où s’installer : c’est un nouveau monde qu’ils cherchent, à l’instar des Hébreux en quête de la Terre Promise. Cette Force Inconnue, qui suggère que l’entité appelée Dieu sur la Terre pourrait être d’origine extraterrestre, ne fut pas délibérément introduite dans la série. « A ma connaissance », déclarait le scénariste Johnny Byrne bien après l’arrêt de la série, « cette mystérieuse force inconnue ne fut jamais discutée ou développée consciemment dans le sens où elle est comprise aujourd’hui. Comme je l’ai déjà dit, l’accent était mis sur la production d’histoires complètement indépendantes – la raison en était commerciale, non créative. Le mot important ici est ‘consciemment’. Lorsque la série commença à explorer les implications de ce qui était arrivé aux Alphans, et la nature véritablement terrifiante de la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient, nous, les scénaristes, commençâmes à voir où cela nous conduisait. C’était l’un des avantages d’un format qui n’était pas irréversiblement gravé dans la pierre. »  3 

 

L’épisode de conclusion de la première saison, « Le Testament d’Arcadie », est significatif de cette réflexion des scénaristes, conduite au jour le jour. Il revisite le mythe biblique d’Adam et Eve en racontant l’installation de deux Alphans sur une planète désolée en attente de renaissance, mais il révèle surtout le Dessein global de l’aventure alphane en suggérant qu’Arkadia était son but ultime. Un esprit religieux baigne tout cet épisode, inhérent sans doute à la culture catholique irlandaise de Johnny Byrne. Mais ce que suggère l’épisode s’inscrit également dans un courant en vogue au moment de sa genèse, la théorie selon laquelle la vie serait venue de l’espace, guidée par une intelligence extraterrestre. La planète Arkadia serait en effet le berceau de l’humanité ; une planète morte, abandonnée par ses habitants partis peupler d’autres mondes dans l’univers, et qui auraient apporté la vie sur la Terre. Cette théorie aura le succès que l’on sait, servant les mythologies de The X-Files et de Stargate, entre autres. Mais pour l’heure elle enrichit considérablement celle de Cosmos, qui retourne ainsi aux origines de l’humanité en façonnant à son tour un nouveau mythe des origines.

 

 

Comme les sagas de science-fiction, et notamment Babylon 5 qui a beaucoup puisé à la source de J.R.R. Tolkien, Cosmos fonde sa mythologie sur l’idée que la vie sur Terre s’inscrit dans une Histoire bien plus longue et plus vaste qui implique l’univers entier. Avec « Le Testament d’Arcadie » sont évoqués les différents âges de l’humanité : le premier serait arcadien, le deuxième terrien, le troisième de nouveau arcadien grâce au retour de la vie sur la planète d’origine. La « mystérieuse force inconnue » aurait ainsi bouclé la boucle en ramenant les humains sur leur planète-mère.

 

L’odyssée ne s’arrête pourtant pas là : la Lune poursuit sa route dans l’espace en abandonnant les nouveaux Adam et Eve à leur destin. La présence des humains dans l’espace ne se limitera pas à Arkadia : « Un autre royaume de la mort » (1.14) montrait d’ailleurs que l’installation des hommes sur une autre planète était possible, quand bien même celle qui a finalement accueilli les rescapés de la mission Uranus ne présente pas les conditions requises à une installation définitive et à une renaissance.

 

 

 

Le mythe fondateur

 

 

Quoi qu’il en soit du destin ultime des Alphans, la problématique de la série transforme peu à peu leur statut de rescapés en un autre, bien plus fascinant, celui de fondateurs. De nouveau l’odyssée lunaire rejoint la mythologie classique : Enée, chassé de Troie détruite par les Grecs, trouvera finalement une nouvelle terre en Italie et ses descendants seront les fondateurs de Rome, cité dont le destin sera de gouverner le monde. Si les Alphans sont des victimes du destin plus que des conquérants, cette problématique s’inscrit pourtant bien dans l’idée d’une conquête de l’univers, non telle que l’avaient imaginée les Terriens mais d’une manière indirecte, plus intéressante car rattachée au devenir de l’univers et non à celui d’une seule planète. Ce n’est pas par leur volonté conquérante que les humains essaiment dans l’espace mais par le jeu de forces qui les dépassent considérablement. Et si plusieurs races extraterrestres peuvent prétendre à incarner Dieu, c’est une force plus vaste encore qui conduit l’univers à se transformer, de même que dans la mythologie classique les dieux eux-mêmes sont soumis à la Moira, au Destin.

 

Helena pose elle-même les données de la problématique à la fin de « Le domaine du dragon » (1.23) : si un jour les Alphans parviennent à s’installer sur une nouvelle planète, ils auront à construire une nouvelle mythologie, riche de récits fondateurs capables d’exprimer la condition de la nouvelle humanité qu’ils auront créée, et de fixer ses origines. Les épisodes de la série sont ces récits, et certains d’entre eux se détachent pour constituer les textes les plus forts de cette mythologie en construction.

 

 

Dans l’épopée virgilienne, qui reprend les récits homériques avec une sensibilité et une problématique proprement latines, les haltes d’Enée et de ses compagnons, seuls survivants d’une nation détruite, sont autant d’espoirs de refondation. Enée y rencontre l’amour, placé sur sa route par la volonté maligne d’une déesse pour le retenir de continuer son voyage ; la mort, en descendant aux Enfers et en s’alliant aux armées du roi Latinus pour conquérir sa Terre Promise ; le danger, à travers ses aventures dans plusieurs contrées, sur la terre et sur l’eau, au contact de peuples étrangers, de monstres et de chimères. Ces motifs sont ceux de toute mythologie et les exploits du héros composent une geste héroïque que sa descendance prendra plaisir et fierté à entendre et à diffuser. Ainsi Virgile entendait-il fonder la grandeur de Rome, à une époque où, sortant d’un siècle de troubles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, la Ville aspirait avec son jeune empereur Auguste à une ère de paix imposée sur l’ensemble du monde conquis.

 

Comme les Troyens, les Alphans connaissent l’espoir et la déception, le désir et la terreur, le danger et le repos. Comme eux, ils visitent des mondes qui leur paraissent accueillants et qu’ils doivent finalement quitter, pour leur survie même. Comme Enée, et Ulysse avant lui, Koenig – le Roi en allemand – est tenté par l’amour apaisant mais trompeur, dans « Le maillon » (1.7), tandis que ses compagnons s’abandonnent aux délices d’un état de quiétude artificiel dans « Le Gardien du Piri » (1.8). Comme ces héros classiques, les Alphans rencontrent des monstres et doivent souvent leur survie à la Providence, au secours d’un dieu ou à la fuite. Comme eux, ils descendent aux Enfers en passant à travers plusieurs trous noirs, en s’enfonçant dans mille et une grottes où ils doivent affronter leurs propres démons. La geste de Tolkien contient les mêmes épisodes, celle de Babylon 5 également, où le héros disparaît à l’instar du magicien Gandalf dans les entrailles de la terre pour renaître différent. Cosmos invoque ainsi tous les motifs de la science-fiction en les inscrivant dans une problématique mythique.

 

Et puisque fondation il doit y avoir, la mythologie ainsi créée servira à l’humanité future, lorsque l’errance sera terminée et qu’enfin un nouvel âge aura éclos. Si les Alphans ne sont pas les Premiers de l’univers, ils sont appelés à le devenir pour cette humanité nouvelle. Les descendants de Luke Ferro et Anna Davis, les Adam et Eve de « Le Testament d’Arcadie », entendront les récits de ces Etres Primordiaux qui apportèrent la vie sur leur planète, et peut-être raconteront-ils la geste de John Koenig, le Roi Jean, qui parcourut l’univers pour y semer la vie et triompher de ses mystères. En ce sens, les Terriens furent bien inspirés en donnant à leur première base lunaire le nom d’Alpha, la première lettre de l’alphabet grec, le commencement de toute chose, et à leurs occupants celui d’Alphans, autrement dit Premiers. De même le Professeur Bergman, Victor – le Vainqueur – de son prénom, trouvait-il sa juste place dans cette odyssée : vainqueur de la mort puisque doté d’un coeur artificiel, il était celui qui pouvait le mieux comprendre et mettre en perspective les mystères de l’univers, en reconnaissant toujours son ignorance devant les phénomènes complexes dont il était le témoin. Il était en quelque sorte le Mentor des Alphans, comme celui-là qui prit soin de Télémaque en l’absence d’Ulysse son père. Bergman, de surcroît, signifie « l’homme-iceberg », ce qui peut être entendu comme le vainqueur, encore une fois, de la mort glacée dont l’espace ou la planète de glace d’ « Un autre royaume de la mort » sont des métaphores. Quelle tristesse que ce personnage parfaitement intégré à la problématique de la série, mais négligé par les scénaristes eux-mêmes, ait disparu au profit d’une séduisante mais vaine métamorphe, inutile apport baroque à la mythologie classique de Cosmos !

 

 

 

Le mythe télévisuel

 

 

Cosmos 1999, un mythe télévisuel ? Sans aucun doute si l’on considère l’épaisseur du substrat mythique qui la compose. Mais le mythe ne vaut pas tant pour nous que pour l’humanité qui se transforme et se reconstruit à travers l’odyssée des compagnons de Koenig. La geste des Alphans incluant de nombreuses civilisations extraterrestres possédant elles-mêmes leurs gestes propres et leurs mythologies, on peut élargir le mythe de Cosmos à l’univers, comme son titre nous y invite. Car le destin des Alphans rencontre celui des autres formes de vie qui peuplent l’univers. C’est aussi le sens des prédictions de la sibylline Arra dans « Collision inévitable » (1.13), lorsqu’elle annonce, anticipant sur les événements de « Le Testament d’Arcadie », que l’odyssée alphane ne connaîtra pas de fin : « Vous prospérerez et vous développerez dans de nouveaux mondes, de nouvelles galaxies. Vous peuplerez les endroits les plus reculés de l’espace. »

 

Cosmos 1999 apparaît au terme de cette évocation comme la saga fondatrice d’un nouvel âge de l’humanité, celui dans lequel se dérouleront d’autres sagas spatiales : sans faire intervenir d’autres races extraterrestres sur le destin de la Terre, comme il en fut d’abord question lorsque la série était encore conçue comme le prolongement d’UFO, Cosmos esquisse une Histoire de l’humanité qui va bien plus loin, à mon sens, que l’univers de Star Trek, où la portée mythique est moindre. Car le développement de l’homme dans l’espace n’est pas assujetti ici aux progrès techniques, certes indispensables mais pas déterminants dans la façon dont les Alphans vont transporter la vie sur d’autres sols. La communauté d’ « Un autre royaume de la mort » et plus encore celle de « Le Testament d’Arcadie » et de « Autre temps, autre lieu » (1.6) ne dispose pas des progrès technologiques, qui n’auront servi qu’au voyage vers d’autres terres. L’âge où les hommes se déplaceront à volonté de planète en planète n’est pas encore né, ce n’en sont que les prémisses, à supposer que les colons humains évolueront à leur tour au point de donner un nouveau sens à la conquête de l’espace.

 

Le mythe ici trahit sans doute la science, et donc, d’une certaine manière, la science-fiction. Il faut, pour croire à l’extraordinaire destinée des Alphans, suspendre la foi qui est nôtre dans la valeur de la science, seule capable de donner une réalité au rêve de la conquête spatiale. Mais c’est aussi le propre du mythe de ne pas s’embarrasser d’explications rationnelles et de compter avec ces forces surnaturelles qui guident le périple de la Lune. Peu importent les entorses à la raison, du moment que l’histoire est belle !

 

 

Pour nous, public du vingtième siècle finissant et du vingt-et-unième commençant, Cosmos n’est pas un mythe mais une épopée. Une épopée pop, pour reprendre l’un des titres de Pierre Fageolle, ou d’un point de vue plus subjectif celle de la blancheur. 4  Epopée terrible en tout cas, qui contient on l’a dit les ingrédients des épopées classiques, et qui soulève des interrogations propres à notre temps, dont elle véhicule également les valeurs. Le Roi, sa Reine et le vieux Sage en sont les héros, même si ce dernier est remplacé dans la seconde saison par le Chevalier Verdeschi, moins essentiel. 5

 

C’est de plein droit que la série mérite une place majeure dans le microcosme des séries télé. Moins ambitieuse dans sa conception que ne le sera Babylon 5, ouvertement inspirée, elle, des sagas de SF et de fantasy, elle n’est certainement pas un simple démarquage de Star Trek comme voudraient le penser les fans les moins tolérants de celle-ci. Le propos de Johnny Byrne et de Christopher Penfold, les scénaristes en charge des histoires de la première saison, était de développer les implications tant concrètes que philosophiques de la situation des Alphans, c’est-à-dire de ces hommes et femmes ordinaires brusquement arrachés à leur environnement et projetés dans un univers totalement inconnu et menaçant.

 

C’est bien là que réside la puissance évocatrice de Cosmos, et sa force de mythe.

 

 

Notes

 

1. La popularité du terme, ou le recours à lui, coïncide avec la généralisation d’un nouveau mode de narration dans les séries : une mythologie solide suppose un Dessein à révéler, donc une écriture feuilletonnante, pensée non sur la base d’un épisode ni même sur celle d’une saison, mais bien sur la base d’une oeuvre achevée, conçue dans sa globalité et non construite au jour le jour. L’idée procède souvent de l’arnaque : car en dehors de quelques séries comme la justement fameuse Babylon 5 peu de programmes télévisés ont réellement un début, un milieu et une fin préexistant au moment de leur diffusion. La « mythologie » relève donc du jeu intellectuel : elle repose sur l’acceptation par le public d’une intégrité supposée et non effective. Le public accepte de croire ce que les concepteurs prétendent à l’envi : l’histoire suit un schéma préétabli, la destinée du héros a un sens qui sera mis au jour progressivement. Les micro-révélations qui émaillent le parcours du héros s’inscrivent dans ce schéma général connu du Créateur mais qui ne sera livré au public qu’au terme de l’aventure.

L’arnaque est inhérente à la nature même des séries : dans la mesure où leur durée de vie n’est arrêtée qu’au moment de leur annulation, il est difficile même à leurs maîtres d’œuvre de tout prévoir dans les moindres détails. La nature de la série est d’être extensible à volonté : le concept le plus durable sera ramifiable à l’infini ! Allez donc prévoir une Vérité lorsque votre histoire se comporte comme un Blob monstrueux potentiellement sans limite... De là le drame qui frappa des séries pourtant bien lancées comme The X-Files ou Le Caméléon, incapables de tenir leurs promesses fondatrices.

Le concept de « mythologie » des séries est par nature un concept tronqué. Mais la mise sous caution de la Conclusion, hautement aléatoire dans l’univers des séries – songez au récent John Doe – ne rend pas caduque notre définition : car si la Vérité manque finalement à l’appel, les signes, eux, n’en sont pas moins là. Les séries, après tout, sont comme la vie : on ne sait pas très bien où elles nous mènent mais il s’y passe néanmoins des choses. Si la valeur d’une mythologie dépend de la cohérence de ces éléments entre eux, la quête de sens, elle, est bien là. Et elle est d’autant plus passionnante que les signes accumulés composent au fil du temps un univers complexe, riche de précisions qui augmentent la portée du moindre développement. L’un des aspects fascinants des mythologies constituées est l’interaction des récits qui la composent : chaque personnage, chaque événement trouvent leur place dans un univers qui procède par inclusion, intégrant de nouvelles données en modifiant au besoin l’agencement de l’ensemble, ou la signification antérieure des données préalables, mais en préservant la cohérence du tout.

 

2. La chronologie de David Hirsch est consultable sur le site www.space1999.net qui nous a été bien utile pour la réalisation de ce dossier.

 

3. Les propos de Johnny Byrne, passionnants pour qui veut se plonger dans les arcanes de la série, sont consultables in extenso sur le site mentionné dans la note précédente.

 

4. Pierre Fageolle, Cosmos 1999, L’Epopée de la blancheur, DLM Editions, 1996. L’auteur donne au blanc, celui de la base lunaire et de ses Aigles sur la toile sombre de l’espace, celui aussi de plusieurs menaces, lumineuses ou mousseuses, qui pèsent sur la vie des Alphans, une signification majeure dans le symbolisme de la série.

 

5. Pierre Fageolle, dans son ouvrage cité en note 4, ose un rapprochement entre l’Helena de Cosmos et Hélène de Troie, ce qui nous renvoie une fois encore aux sources de notre mythologie classique. Son patronyme, Russell, évoque le verbe anglais rustle qui, rappelle Fageolle, signifie « bruissement » ; mais le verbe évoque aussi le « vol », celui du bétail dans le vocabulaire des cow-boys. Si notre Dr Russell évoque un « bruissement grec », elle porte également en elle l’idée d’enlèvement qui caractérise l’Hélène antique et qui fonde l’odyssée des Alphans, « enlevés » à leur Terre. Hélène de Troie était par ailleurs la plus belle femme au monde et Helena remplit la même fonction aux yeux du « Roi » Koenig, en plus d’être l’incarnation de la Femme dans le microcosme alphan. Les ramifications de la mythologie sont infinies !

 

 

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