1967
Quand ton cristal mourra
Un article de Thierry Le Peut
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Au cours de l'été 1963, William Francis Nolan, alors directeur d'un magazine de science-fiction intitulé Gamma, est chargé d'un cours à l'UCLA (Université de Californie, Los Angeles). Né en 1928 à Kansas City, Missouri, Nolan a fait des études artistiques avant de se consacrer à l'écriture. Avec Ray Bradbury, Richard Matheson et Charles Beaumont, il a formé un petit groupe d'auteurs remarqués et influents en Californie durant les années 1950, dans le domaine de l'horreur et de la science-fiction. Plusieurs d’entre eux (Nolan, Beaumont, leur camarade George Clayton Johnson) ont collaboré notamment à la série La Quatrième dimension. Nolan est l'auteur de nouvelles nombreuses mais n'a encore jamais écrit de roman. Pour illustrer son cours, il propose à ses étudiants d'imaginer le genre d'histoire que l'on peut écrire sur un homme de quarante ans : dans un premier cas, cet homme décide de commencer une nouvelle vie en abandonnant son foyer et sa famille ; dans un second cas, il essaie d'échapper à la mort programmée par un gouvernement totalitaire pour lutter contre la surpopulation. La première histoire donnera une fiction sociale, la seconde un récit de science-fiction. C'est cette idée, destinée simplement à illustrer un cours devant des étudiants, qui finira par devenir le premier roman de Nolan, Logan's Run, en France Quand ton cristal mourra puis, pour s’aligner sur le titre du film sorti en 1976, L'Age de cristal. 1
De retour chez lui, Nolan couche sur le papier l'idée d'un récit dont le protagoniste serait un policier en rébellion dans un monde surpeuplé. L'histoire se passerait deux cents ans dans le futur, à une époque où un super-ordinateur régenterait la vie des gens, décrétant la mort obligatoire pour contrôler la population. Un policier parvenu à l'âge fatidique se rebelle contre l'ordre établi et s'enfuit.

Nolan parle de son idée à un ami écrivain, George Clayton Johnson. Il pense en faire une nouvelle. Mais Johnson y voit le potentiel d'un scénario pour le cinéma, qu'il propose à Nolan d'écrire ensemble. Et Nolan de lui répondre qu'un roman original, dont ils pourraient faire ensuite un scénario, aurait un meilleur potentiel encore dans la perspective d'une vente à un studio de cinéma. Voilà les deux hommes lancés sur une histoire dont chacun notera de son côté les idées essentielles, avant de concevoir l'histoire proprement dite. Ce n'est qu'au cours de l'été 1965 que Nolan et Johnson se retrouvent pour mettre en commun leurs idées. Ils décident de modifier l'âge de la mort obligatoire – de quarante à vingt et un ans -, imaginant une société de jeunes où la police est assurée par un corps d'élite appelé les Sandmen (qui plus tard deviendront les Limiers en français). C'est Nolan qui propose le nom du héros : Logan. L'origine de ce nom est savoureuse : l'écrivain s'est simplement servi de son numéro de téléphone à l'époque où, enfant, il vivait à Kansas City : LOgan 6466. Quant à Jessica, la femme avec laquelle Logan s'enfuit, elle doit son nom à un mannequin ayant posé pour le magazine Playboy. Enfin Francis, le Sandman qui traque les deux jeunes gens, emprunte, lui, le deuxième prénom de Nolan.
Le premier jet est écrit en trois semaines. Puis Nolan se charge seul d'en faire un manuscrit abouti, avant de réviser l'ensemble avec Johnson. Plutôt que de proposer le roman aux habituels éditeurs de science-fiction, les deux compères sonnent aux portes des grands éditeurs new-yorkais, convaincus du potentiel de leur histoire, et signent avec Dial Press en février 1966.
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Au-delà du XXIe siècle, les jeunes ont pris le pouvoir sur la Terre. Tout commença au XXe siècle, par des manifestations et des sit-ins de la jeunesse, dont la part dans la population mondiale ne cessait d’augmenter. Puis il y eut la Petite Guerre, en l’an 2000, au cours de laquelle les jeunes s’emparèrent des rênes de la société en les arrachant aux vieux. Il y eut des explosions, des pendaisons, des exécutions et les aînés capitulèrent. Mais la population croissait toujours. Il fallut trouver une solution pour limiter le nombre d’humains sur la Terre. On décida alors de limiter la durée de vie à vingt et un ans : tous les « vieux » furent tués et toute personne ayant atteint l’âge limite était plongée dans le « Sommeil », c’est-à-dire tuée. Les Maisons du Sommeil furent créées, un super-ordinateur appelé le Penseur (the Thinker) fut chargé de faire appliquer cette méthode radicale et l’on créa une police du Sommeil dont les membres furent appelés Sandmen (Marchands de Sable). Leur mission était de traquer et de tuer toute personne essayant de se soustraire à la mort obligatoire à vingt et un ans.
Dès 2072, le monde entier était jeune.
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L’histoire de Logans’Run se situe donc au-delà de ce XXIe siècle. Nous sommes en 2116. Le premier chapitre présente la société dans laquelle vivent Logan et Francis, deux Sandmen. On est ainsi familiarisé avec le Profond Sommeil (Deep Sleep) et les Maisons du Sommeil (Sleepshops), et avec la fleur de cristal (flower crystal) sertie dans la paume des habitants du futur, dont la couleur change au cours de la vie : jaune d’abord, jusqu’à sept ans, puis bleue de sept à quatorze ans, rouge de quatorze à vingt et un, et enfin noire, lorsque l’âge limite est atteint. On découvre que dans cette société future le plaisir est devenu un bien de consommation décomplexée : on fait l’amour librement dans les Maisons de Verre (Glasshouses) où le plaisir s’achète et est consommé publiquement. Les hallucinusines (hallucimills) dispensent une drogue qui garantit le bonheur des habitants, domptant leurs rêves de fuite et de contestation. Depuis les couloirs gris et froids du Centre du Profond Sommeil (P.S.), les Sandmen sont chargés de maintenir l’ordre en veillant à l’acceptation par tous de ce bonheur obligatoire. Ils sont armés d’un Revolver (Gun), comme les représentants de l’ordre du XIXe siècle, symbole de puissance et objet de fierté pour chaque homme autorisé à le porter.
« Il suffisait de tenir le Revolver, de le soupeser dans sa main, de voir la lumière glisser sur le canon d’argent repoussé. Des armes telles que celle-là avaient ramené la paix dans des villes nommées Abilène, Dodge et Fargo. On les appelait alors des revolvers à six coups. Leurs alvéoles contenaient des balles de plomb. Aujourd’hui, des siècles plus tard, leurs charges étaient infiniment plus meurtrières. » 2
Le parallèle avec l’Ouest américain du XIXe siècle est récurrent. En rapprochant les deux sociétés, il met en exergue l’illusoire maturité de celle du futur, fondée sur un exercice totalitaire de la puissance. En évoquant Abe (Abraham) Lincoln et la guerre de Sécession, Nolan et Clayton placent au cœur de leur monde futuriste le motif de la guerre civile, d’une lutte fratricide qui causa la mort d’une multitude de jeunes guerriers. Dans le chapitre 4, qui met en scène la reconstitution de la bataille de Fredericksburg, des androïdes rejouent la mort de jeunes soldats âgés de dix-sept ou dix-huit ans envoyés au massacre, et leur sacrifice est présenté aux spectateurs comme un acte volontaire et glorieux. Ainsi l’image de la guerre est-elle rapprochée du Sommeil, qui fait de la mort un acte volontaire et civique. Une telle manipulation de l’histoire, instrument de la manipulation des masses, est le principe même d’un pouvoir totalitaire. Toute contestation est assimilée à une déviance et donc sanctionnée.

Dès lors, les progrès technologiques accomplis par le futur apparaissent comme des armes au service de cette surveillance perpétuelle des comportements. Le scarabée, petit véhicule qui permet de se déplacer à l’intérieur de tunnels dans une ville et d’une ville à l’autre, reliant toutes les mégalopoles du monde, ainsi que le paravane (paravane), sorte d’hélicoptère, permettent aux Sandmen d’être partout, de quadriller l’espace d’un futur où ne doit subsister aucun territoire « libre ». De même le Dépisteur (Follower), radar de poche noir, permet-il de traquer les fugitifs et de les localiser facilement, ne leur laissant aucune chance.
Il existe toutefois des zones de « non-droit ». Au cœur du Grand Los Angeles s’étend un quartier entier à l’intérieur duquel les Sandmen ne pénètrent qu’au péril de leur vie :
« Cathédrale, une plaie gangrenée au flanc du Grand Los Angeles, un quartier de décombres, de poussière, d’immeubles incendiés, une zone polluée, pleine d’ombres, faite pour des êtres furtifs, la mort soudaine. Le territoire des louveteaux. » (p. 33)
Jeunes « sauvageons » échappant au contrôle de la société, les louveteaux sont rendus plus redoutables encore par l’usage de la Muscline, une drogue puissante qui décuple leurs capacités physiques. Ils peuvent se déplacer à une vitesse extraordinaire, mettre en pièces un homme en résistant aux Sandmen. Livrés à eux-mêmes, ils ne représentent pas un refuge pour ceux qui souhaitent fuir les cités, mais la promesse d’une mort soudaine, un trépas brutal, cruel, inhumain contre lequel la société policée offre une garantie puisque la mort y est volontaire, son moment et son lieu déterminés à l’avance.
Le parcours de Logan et Jessica fuyant la cité a pour fonction de révéler les endroits qui, à l’instar de Cathédrale, démontrent l’illusoire sécurité de la société du futur. Tandis que les cités sont gangrenées par des quartiers certes circonscrits mais qui restent le siège d’une loi de la jungle en totale contradiction avec le bonheur obligatoire garanti par le Penseur, leur sous-sol abrite d’autres zones laissées à l’abandon, comme l’ancienne ville sous-marine de Cora. Le crime n’étant pas éradiqué, il existe également des prisons, dont l’Enfer, située au Pôle Nord et accessible par les tunnels. Là, un robot accueille les condamnés qui ne peuvent survivre qu’en s’entretuant et en résistant à des conditions extrêmes. Un robot qui a la prétention d’illustrer la fusion parfaite entre l’homme et la machine, ce qu’il démontre par une folie meurtrière. L’ancienne ville de Washington constitue une autre zone impropre à la vie : abandonnée, elle est livrée aux animaux sauvages qui s’y sont reproduits longtemps après la Petite Guerre.
La société « idéale » apparaît ainsi comme une zone elle-même cernée par des lieux sinistres qui échappent au contrôle prétendument total de l’ordinateur et des Sandmen. Une forteresse assiégée, gangrenée même, ce qu’illustrent ses dysfonctionnements récurrents, comme la panne de « trottoir express » qui oblige Logan à marcher dans le chapitre 10 : « Ces pannes de transport arrivaient de plus en plus fréquemment ces derniers temps. Et comme le Penseur se réparait lui-même, ou était censé le faire, personne n’y pouvait rien. » (p. 34) Le futur est mourant, menacé par une loi de la jungle qui menace de reprendre le dessus comme elle l’a fait, littéralement, dans le Vieux Washington, et dans la ville sous-marine.
La raison de cette dégradation inéluctable est le cœur même du roman. Elle s’impose à Logan au terme de son voyage dans ces territoires déchus.
« Il avait tant de choses à dire à Francis. Que le monde se défaisait, que ce système, cette culture agonisaient. Que le Penseur ne pouvait plus les empêcher de s’effondrer. Un nouveau monde allait naître. Vivre vaut mieux que mourir, Francis. Mourir jeune, horrible gaspillage, honte, et dépravation. Les jeunes ne bâtissent pas. Ils utilisent. Les merveilles de l’Humanité ont été accomplies par ces hommes mûrs et sages, qui vécurent sur cette terre avant nous. Il y a eu un vieux Lincoln, succédant au jeune… » (p. 199)
Ecrit dans une décennie marquée par la contestation de la jeunesse, Logan’s Run dénonce le danger que cette contestation, poussée à l’extrême, fait courir à l’humanité entière. Le Penseur, symbole et garant de la société du bonheur obligatoire, fut construit par les anciens avant que la folie des jeunes ne les fassent disparaître à jamais ; mais sa survie, et donc la leur, suppose des connaissances qu’un idéal de jouissance effrénée est incapable de transmettre et de sauvegarder. Vieillissante, la machine ne peut enrayer le pourrissement du monde : la jeunesse éternelle est une illusion, le bonheur programmé un mensonge. La technologie, capable d’assurer le bonheur matériel, est également capable de se tourner contre l’homme : le Penseur est gardé par des aigles mécaniques qui fondent sur Logan pour l’empêcher d’approcher, un Veilleur menace de le démasquer et de l’arrêter. Même les Crèches où les enfants sont élevés par des Autogouvernantes et couvés par des Chambres Aimantes sont susceptibles de se transformer en prisons, parcourues par des gardes-robots, dès lors qu’une intrusion « anormale » est détectée.
La conclusion du roman illustre cette ambivalence de la technologie, puisqu’elle est promesse de salut aussi bien qu’instrument d’un contrôle totalitaire.
En faisant de leur héros un policier devenu rebelle, Nolan et Clayton fondent le roman sur cette ambivalence. Insatisfaction, prise de conscience, espoir, fuite, quête sont les étapes par lesquelles Logan passe de l’abrutissement programmé à la compréhension globale. La recherche d’un Sanctuaire, destination ultime où les fugitifs peuvent espérer se reposer et trouver la paix, donne un sens à la fuite en avant que met en scène le roman. Les dix chapitres sont numérotés à rebours, exacerbant le sentiment d’urgence mais surtout transformant la conclusion en point de départ et faisant donc de l’aventure de Logan et Jessica un récit des origines, une fable édifiante et un message d’espoir. La conclusion n’est pas une fin : c’est ainsi que tout a commencé…
Notes
1. Les informations concernant William F. Nolan proviennent essentiellement de sa préface à l’édition Virtual Publishing de Logan’s Run, intitulée « Logan : A Media History », Virtual Publishing, 2000.
2. Les citations françaises sont empruntées à la traduction de Claude Saunier, édition Denoël. La pagination est identique dans l’édition de 1969 et celle de 1976. Nous suivons ici celle de 1976, page 27.