FLIC OU JUSTICIER ?

Les contradictions du flic cannellien

ou : Comment ne pas perdre son âme en passant dans le camp adverse

 

 

Hunter, démarquage télévisuel de l’Inspecteur Harry et d’autres personnages, ceux-là vraiment westerniens, incarnés par Clint Eastwood, se place à la jonction des influences westernienne et policière propres à son producteur. Celui-ci a toujours marqué son goût pour l’action, l’aventure, les personnages bien campés et souvent hauts en couleur, plutôt que l’épaisseur psychologique et l’exploration des maux de la société. On sent chez Cannell une envie de s’amuser, de déchaîner une énergie qu’il veut visible à l’écran mais également audible grâce à la musique de Post & Carpenter, qui non seulement imprime sa puissance à la pellicule mais ajoute une emphase supplémentaire aux cadrages déjà explicites des scènes d’action. On ne peut aborder Hunter si l’on refuse son appartenance à cette « Cannell Touch ».

 

Au demeurant, l’existence d’un héros policier sous le label du producteur n’allait pas de soi. Certes, il avait déjà initié Baretta lors de la décennie précédente, mais le flic campé par l’irascible Robert Blake s’inscrivait alors dans le courant contestataire des années 70 et avait pour voisins des flics aussi recommandables que Starsky & Hutch, Serpico et les acolytes pittoresques d’Angie Dickinson dans Police Woman (Sergent Anderson). Il pouvait être flic sans trahir l’indépendance d’esprit et de mouvement que Cannell aimait insuffler à ses personnages. En choisissant de mettre en vedette un detective travaillant la plupart du temps en costume-cravate, Cannell prenait le risque de ne pas s’y retrouver dans une production a priori éloignée de ses mavericks antérieurs, fortes têtes ou têtes brûlées comme la « bande à Pappy » Boyington. Hunter n’est donc pas une série policière à proprement parler parce qu’elle reste inscrite dans la ligne de son producteur : Rick Hunter est une forte tête et se voit opposé dès les premiers épisodes à des supérieurs qui incarnent l’aspect bureaucratique et politique, « propre sur soi », de la police moderne. Dans la réalité comme dans la fiction, le flic doit en effet composer avec la liberté de la presse et l’opinion publique. Taxée de violence durant la décennie précédente, considérée comme fasciste dès les années 60, la police doit redorer son blason et démontrer sa compétence en matière de lutte contre la criminalité et la délinquance qui gangrènent la rue, tout en restant elle-même exempte de reproches.

 

L’opposition est salutaire pour Hunter : tout en se posant en inspecteur respectueux de la loi – tant qu’elle ne l’empêche pas de mettre les criminels sous les verrous -, il affirme son indépendance à l’égard des ronds-de-cuir qui ont cessé de porter une arme à la ceinture (s’ils en ont jamais touché une). En l’occurrence, ces ronds-de-cuir sont le Commissioner Cain durant quelques épisodes, puis le Captain Wyler – encore que celui-ci soit moins hostile envers Hunter et sa co-équipière, tout en continuant de jouer les garde-fous ; et surtout l’inspecteur Bernie Terwilliger, l’incompétent dans toute sa splendeur, fils à maman propre sur soi, certes, mais incapable de faire feu – ou alors, sur son propre supérieur ! – et de faire le poids devant le premier voyou venu. L’arme favorite de Terwilliger, qu’il manie d’ailleurs avec aisance et dextérité, est le calepin : il y consigne tout ce qui lui paraît utile à l’enquête, avec une minutie telle qu’il peut passer devant les indices les plus évidents ou avaler les couleuvres que lui sert une petite frappe de la rue - généreusement remerciée ensuite par Hunter pour avoir mis en boîte le pauvre Bernie !

 

Totalement scandalisé par les méthodes de Hunter et par la désinvolture avec laquelle il traite le règlement, Bernie emploie une partie de son temps et de son énergie sans limite à traquer le moindre faux pas de son collègue, l’accusant de manquement à la Lettre de la loi, de collusion avec les criminels, ou simplement de non respect de la signalisation ou du port de la cravate, rendu obligatoire pour les inspecteurs. Une « mission » qui, bien sûr, le rend quelque peu paranoïaque : « Ces deux-là préparent quelque chose : je l’ai vue lui servir du café alors que d’habitude elle ne le fait jamais ! » (« Coupable ») Il faut les voir, Hunter et Terwilliger, partenaires forcés, dans « Un contrat difficile », s’aventurant à l’instigation de Hunter dans les quartiers chauds de L.A., à bord d’une de ces vieilles guimbardes attribuées d’ordinaire à Hunter. « J’adore les bas quartiers », déclare celui-ci, heureux de provoquer son partenaire. « Les bagarres, les règlements de comptes, le sang qui coule... On n’a pas le temps de s’ennuyer. Ça vous dirait pas, une petite tuerie, comme apéritif ? » Il faut le voir, le pauvre Bernie, découvrant avec dégoût et dédain le « meilleur restaurant de la ville » auquel l’a invité Hunter : un bouge sale et mal famé où l’on sert... de la nourriture sous plastique dans un distributeur automatique. Deux conceptions du monde, deux visions antithétiques du travail de policier : l’homme d’action, à l’aise dans les rues, cynique et désinvolte, le flingue sous l’aisselle, et l’homme de bureau, un balai dans le fondement, le calepin toujours ouvert, les mains propres et manucurées.

 

Cette opposition nous ramène justement à ce héros westernien dont on a voulu souligner l’importance chez Cannell : un personnage tout d’une pièce, peu impressionnable, volontiers amateur de bagarre à mains nues et de duels au pistolet, quand il ne sort pas carrément de sa caisse déglinguée un gros pétard capable de pulvériser le radiateur d’une voiture d’un coup bien placé. Voilà le Hunter originel, celui qui se donne en spectacle dans le téléfilm pilote et dans la première saison. Un Hunter monolithique et peu nuancé, vrai « héros » parce qu’il se laisse guider par des valeurs simples et une vision à deux teintes : le blanc et le noir, rien entre les deux. C’est plus facile pour identifier sa cible et en nettoyer les rues. Quoique... « Dans la vie, y’a le camp des bons et celui des méchants. Nous, les flics, on se trouve exactement au milieu. » (« Le tireur ») Une manière d’affirmer son indépendance. C’est ce Hunter-là, adouci au fil des saisons, que retrouve la séquence liminaire de « Droit au but », two parter de la saison 5 écrit par George Geiger, alors producteur exécutif : un gunfighter mu par le sens du devoir et le goût de l’action, avançant le canon en avant, à hauteur d’épaule, et tirant sur tout ce qui bouge comme savait le faire Harry. Le lieu est d’ailleurs similaire à celui où Harry traquait le cinglé de L’Inspecteur Harry, un stade de football désert. Juste lui et eux, le « bon » et les « brutes ». Découvrant sa voiture encore plus esquintée qu’à l’habitude, son supérieur d’alors, le bonhomme Devane, s’exclame, incrédule : « Qu’est-ce qui est arrivé à sa voiture ? » et s’entend répondre par la co-équipière blasée du « chasseur », traqueur mu par l’instinct du tueur et du survivant : « Il s’est battu avec elle et il a gagné ! » Et Devane de rétorquer : « J’ai traversé trois gouvernements dans ma carrière. Ils ont fait moins de grabuge que lui. Il n’a même pas demandé de renfort ! Non mais ce type a moins d’émotions qu’un sequoia et autant de bon sens qu’une enclume rouillée ! » Et de proposer au chasseur quelques jours de vacances.

 

 

Hunter est donc un héros à l’ancienne ; sa nature même l’empêche d’évoluer, ce qu’il fait pourtant au cours des sept saisons durant lesquelles il sévira sur NBC. Mais sans jamais abandonner son arme ni renoncer à la fusillade finale. Question de fidélité à ses principes : le héros que le public veut voir, c’est celui-là et pas un autre.

 

Retour aux origines : dans l’un des épisodes des débuts, « Le tireur », un autre supérieur, « le Commissaire », s’écriait rouge de colère :

 

- Hunter, vous êtes un homme, rien de plus. Vous n’êtes qu’un flic comme les autres de cette brigade, vous ne possédez aucun pouvoir surnaturel. Vous n’êtes pas Superman, ni Sherlock Holmes non plus. Vous n’avez rien de plus que les autres, et malgré tout vous persistez à croire que vous avez toutes les réponses. Pourquoi ?

- Parce que j’ai eu une enfance très heureuse.

Même refrain et même type de réponse dans « Le mégotier » :

- Hunter, pourquoi est-ce que vous venez toujours foutre le bordel ?

- Parce que j’adore qu’on me remarque. Voilà.

 

Pas la peine d’être sérieux avec lui ; sa partenaire Dee Dee McCall essaiera plusieurs fois et se heurtera soit à un mur soit à un humour cynique. C’est à cette condition qu’un héros policier peut exister chez Cannell : il ne défend ni l’Amérique ni l’image de la police, juste des valeurs auxquelles il croit. Il est taciturne, buté, sûr de son bon droit, foutrement instinctif et s’avance au milieu des balles comme un ange exterminateur chargé de nettoyer les rues de L.A. Ecoutez-le expliquer à sa nouvelle partenaire, dans « Domaine dangereux », sa vision du métier :

 

McCALL – J’en ai un peu marre, moi, de jeter au vent des tas d’ordures et de les recevoir en pleine figure.

HUNTER – J’ai ma petite théorie là-dessus. Voilà : y’a un trou minuscule sur le plancher, et si vous balayez proprement vous arrivez forcément à faire tomber un peu de saleté dans ce trou. Et ça, ça fait plus propre. Notre boulot, à nous, c’est le coup de balai. Si on vise bien, on manque jamais le trou.

 

On achète ou on n’achète pas : à chacun de voir.

 

Ce héros à l’ancienne n’en est pas moins accessible à la pitié et à la compassion, voire au chagrin. Sous la carapace repose un cœur que Dee Dee, justement, saura faire apparaître à l’occasion. Il aime faire le méchant, c’est certain : « J’ai eu cinq partenaires et chaque fois qu’on jouait au bon et au méchant flic je faisais le méchant flic. C’est plutôt mon style. » (« Domaine dangereux ») Et on comprend le Commissaire quand il s’écrie, dans « L’ange de la vengeance » : « Hunter, un modèle, un exemple ? Vous croyez pas qu’on pourrait choisir une meilleure image, comme, disons... le Bouddha, ou Gengis Khan ? » Tout sauf lui ! Mais il en est fier et il assume : « Quand on est un homme, on utilise la manière forte ! » (« L’héritage ») A plusieurs reprises pourtant, on le prendra en flagrant délit de tendresse pour sa partenaire ; dans « La chute », affectés à la garde d’un témoin à charge, ils trouvent le temps de parler et d’échanger des confidences. L’ours, alors, enlace la belette pour la rassurer. Un homme fort, c’est parfois utile. On le verra pleurer, aussi, à l’occasion, même si ce n’est pas dans ses habitudes, en public en tout cas. Il a bien du mal à se remettre d’avoir ouvert le feu sur un gamin dans « Le roi des voleurs », et il sombre presque dans la déprime. Sa générosité et sa compassion, Hunter les garde pour ceux qui en ont besoin, vraiment, pas pour la façade, pour plaire à ses supérieurs ou soigner son image.

Il y a du John Wayne en Hunter, c’est évident. Du John Wayne têtu, borné, imbu de soi-même. Mais aussi du John Wayne amoureux, ému, défenseur de la veuve et de l’orphelin... s’ils ne lui pointent pas un flingue sur la tronche.

 

Mais ce qui fait aussi le charme – et la (toute relative) nuance – du personnage, c’est que la série sait le mettre en perspective. La meilleure preuve en est « Pleine lune à Los Angeles », un épisode tout entier structuré par un schéma westernien, celui du duel inévitable, de l’affrontement entre deux réincarnations des hommes durs et âpres des temps anciens. En toute logique, l’esprit de John Wayne flotte au-dessus des antagonistes : « Ça, je connais. Je vais au cinéma, j’ai vu tous les John Wayne », dit Hunter à son ennemi, venu jusqu’à L.A. venger la mort de son frère « abattu dans le dos » par Hunter dans un autre épisode. En fait, ce dernier n’avait fait que se défendre, après avoir traqué un violeur jusque dans son pays : « Il est reparti blanc comme neige, innocent, alors qu’il avait tué une femme, violé une autre et que plus tard il avait failli avoir Hunter », explique McCall, victime de ce fils de notable protégé par l’immunité diplomatique et libéré après l’avoir violée, elle. Le frère, bien sûr, ne l’entend pas de cette oreille : pour lui la victime était le violeur, et elle était innocente. D’où la vengeance, mais pas sans style : « Une question d’honneur, ça demande un certain style. Et quand on est un homme d’honneur il y a des choses qu’on règle selon un style que vous devez bien connaître : le western. Il vous reste encore dix secondes. »

 

La caricature, les scénaristes (Erica Byrne et Howard Chesley) l’assument ici pleinement. Et affrontent deux personnages qui en effet ne sont pas points communs, mais qui représentent deux facettes du western. L’intérêt est justement que la frontière entre « bon » et « méchant » n’est pas claire : dans la dernière scène, le « méchant » dit à Hunter qu’ils ont tous les deux le même code d’honneur ; puis il replace ses lunettes de soleil sur son nez, exactement à la manière de Hunter. Comme ce dernier, le « méchant » est cette fois un homme d’honneur, qui fait ce qu’il croit juste, se préoccupant de son code éthique plus que de la Loi. Un maverick qui, avant de tuer son ennemi, veut lui laisser une chance de se défendre, à la loyale.

 

La conclusion de l’épisode retrouve également une interrogation fondamentale dans le western : la lutte entre les instincts primitifs et la civilisation. Le thème de la vengeance y est prépondérant, ainsi que le difficile établissement de la loi, amenée à remplacer la justice expéditive : Clint Eastwood, entre autres, a incarné ces questionnements dans L’Homme des hautes plaines, Pale Rider ou Pendez-les haut et court. Le discours de Hunter dans l’acte IV de « Pleine lune à Los Angeles » retrouve cette inspiration et explicite l’ambiguïté du personnage :

 

HUNTER – Vous savez, Carlos, quand je suis allé au Curaguay j’avais l’intention de tuer votre frère de n’importe quelle façon. J’étais venu pour ça, pour lui faire la peau, j’étais prêt.

CARLOS – Et vous l’avez fait !

HUNTER – Non, ce n’est pas ce que j’ai fait ! Au contraire, je lui ai donné une chance, celle de pouvoir se défendre, exactement comme vous le faites ce soir.

CARLOS – Je ne veux surtout pas entendre vos explications, Hunter !

HUNTER – Mais il a refusé cette chance que je lui offrais. Et c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que je n’arriverais jamais à tuer cet homme sans défense, malgré la frustration et la colère, et aussi cette putain de haine et ce désir de revanche que je ressentais. J’étais planté là, devant votre frère et avec mon revolver braqué en plein sur sa figure, et j’ai pas pu appuyer sur la détente, vous le croyez, ça ? Et ça n’avait rien à voir avec l’honneur. Ça voulait dire seulement que je réalisais que j’étais un être humain civilisé. Alors je me suis retourné et je suis parti. Y’avait rien d’autre à faire. (...)

 

Ce qui pourrait apparaître ici comme une évolution significative du personnage ne l’est pas aussi clairement dans la série. Livrés à des scénaristes divers, les épisodes de Hunter ne suivent pas une logique évolutive : si Hunter raisonne ici dans la logique propre à l’épisode, il n’en continuera pas moins d’apparaître comme un ange exterminateur et d’abattre des criminels braquant sur lui leur arme, dans un dénouement répétitif et que l’on sent bien, souvent, artificiel. Un passage obligé auquel la série ne veut pas renoncer, en dépit d’épisodes moins « canoniques » où une certaine originalité se fait jour. Même lorsqu’elle fera appel à d’anciens flics pour garantir un certain réalisme, Hunter ne se résoudra pas à abandonner cet élément encombrant mais essentiel au personnage pour ne pas en perdre la saveur du justicier.

 

la suite : 

Rick Hunter, héros ou psycho ?

 

Tag(s) : #Dossiers, #Dossiers 1980s
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :