Les derniers mots de Rockford

La saison 6 de The Rockford Files

 

Un article de Thierry Le Peut

associé à : Deux cents dollars plus les frais - saison 6 : les épisodes

 

 

James Garner avec Stephen J. Cannell, co-créateur, producteur et scénariste de The Rockford Files.

 

 

 

La saison 6 de The Rockford Files aurait pu ne pas exister. James Garner avait prévu de s’arrêter au terme de cinq saisons et, à 51 ans, il se sentait épuisé, marqué par plusieurs problèmes de santé générés par la série et par le rythme de tournage effréné, dû (pour lui) au fait qu’il apparaît dans presque toutes les scènes de chaque épisode. Très engagé sur la série, il avait accepté de rogner sur son salaire afin de la garder à l’antenne, en échange d’une part des profits. Or, au terme de la saison 5, Universal lui adressa un compte précis des profits et pertes générés par la série. Un document étonnant : selon Universal, en effet, la série avait coûté plus d’argent qu’elle n’en avait rapporté. La différence s’élevait à quelque neuf millions de dollars. De quoi surprendre l’acteur, qui avait fait tout son possible pour faire de The Rockford Files un show de qualité, année après année, semaine après semaine. De quoi, aussi, remettre en cause les gains escomptés en échange de la baisse de ses prétentions salariales.

Cette situation allait entraîner un long procès entre l’acteur et le studio, qui inciterait notamment James Garner à décliner l’invitation des producteurs de Magnum P.I. qui, en 1986, auraient bien aimé l’avoir dans l’épisode « Le trophée de l’année » : celui-ci rendait hommage à The Rockford Files en faisant participer Thomas Magnum à une convention de détectives privés qui lui décernait le trophée de Détective de l’année, un scénario (de Reuben Leder) directement inspiré de celui que Stephen J. Cannell avait écrit en 1979, avec « Mort d’un sénateur », où Tom Selleck jouait le détective privé Lance White, concurrent de Rockford au titre de Détective de l’année.

En attendant, contrairement aux attentes de Garner, NBC décidait de reconduire The Rockford Files pour un an, n’ayant pas envie de renoncer à l’un de ses shows les plus populaires alors que le network était en perte de vitesse par rapport à ses concurrents. Une sixième saison était donc lancée, dans laquelle James Garner allait s’engager malgré son souhait d’en rester là. Ses soucis de santé (et notamment un ulcère à l’estomac) allaient précipiter l’annulation de la série, interrompue au terme de la première série d’épisodes. En général, une saison se tourne en deux temps : une douzaine d’épisodes sont lancés dès l’été puis une dizaine d’autres confirmés par le network en cours de route, pour compléter la saison. En l’occurrence, la saison 6 de The Rockford Files prit fin après la première salve et les dix épisodes prévus ensuite ne furent jamais tournés.

Stephen J. Cannell signe trois épisodes, Juanita Bartlett deux (dont un en deux parties), David Chase trois (dont un également en deux parties) et les deux derniers sont signés de collaborateurs occasionnels, Shel Willens, Donald L. Gold, Lester Wm. Berke et Rudolph Borchert. Cannell produit lui-même le premier, David Chase produit ses épisodes et Juanita Bartlett et Chas. Floyd Johnson les autres. La saison reste donc dominée dans sa quasi-totalité par les chevilles ouvrières de la série depuis plusieurs saisons et l’esprit Rockford souffle jusqu’au terme du dernier épisode diffusé, « Deadlock in Parma », imbroglio « local » dans lequel Jim Rockford se trouve mêlé à une situation compliquée au cœur d’une petite ville où il est parti pêcher. Noah Beery, Joe Santos, James Luisi, les partenaires habituels, sont absents de cet épisode comme d’ailleurs du précédent, « Just a coupla guys », qui expédie Rockford sur la côte Est pour le faire participer, en invité spécial, à ce qui est en fait un pilote déguisé pour un spin-off envisagé autour d’un tandem d’aspirants-gangsters. On y reviendra dans un instant.

 

Les épisodes Cannell sont dans la lignée des mini-épopées déjantées qu’affectionne le scénariste-producteur et que l’on retrouvera dans les séries qu’il produira seul, de Tenspeed and Brownshoe à The A Team, Hardcastle & McCormick ou Riptide, les programmes de son âge d’or au mitan des années 1980.

 

Stephen J. Cannell (à droite) discute avec James Garner et Tom Selleck sur le tournage de l'épisode "Un détective privé sans peur et sans reproche" (saison 5), avant de réunir leur duo un an plus tard dans "Mort d'un sénateur" (saison 6).

 

Les épisodes Cannell sont dans la lignée des mini-épopées déjantées qu’affectionne le scénariste-producteur et que l’on retrouvera dans les séries qu’il produira seul, de Tenspeed and Brownshoe à The A Team, Hardcastle & McCormick ou Riptide, les programmes de son âge d’or au mitan des années 1980.

Le scénario de « Paradise Cove » (diffusé le 28 septembre 1979) en inspirera deux pour Hardcastle & McCormick, « There goes the neighborhood » (2.12, écrit par Lawrence Hertzog, diffusé le 7 janvier 1985 sur ABC) et « Surprise sur la plage de Seagull » (2.19, écrit par Patrick Hasburgh, diffusé le 4 mars 1985) : un trésor supposé dissimulé quelque part à Paradise Cove attise les convoitises et génère une série de péripéties autour du mobile home de Jim Rockford, lequel est embauché par les habitants du quartier pour assurer la sécurité. Leif Erickson (l’ex-patron du Grand Chaparral) incarne un vieil excentrique aux motivations louches, comme plus tard Dennis Franz dans « There goes the neighborhood », et l’histoire plonge ses racines dans le passé lointain, les années 1930, période de prédilection de Cannell, qui inspirera les aventures du tandem électrique de Tenspeed and Brownshoe et qui était déjà celle de City of Angels (Los Angeles Années 30) produite par Cannell et Huggins en 1976 (ce sera la Seconde guerre mondiale dans « Surprise sur la plage de Seagull »). La passion de la chasse au trésor s’empare de James Garner et Stuart Margolin (Angel) mais aussi Mariette Hartley, guest star de cet épisode et qui à l’époque était aussi la partenaire de Garner dans des spots publicitaires pour la marque Polaroid. Ils y formaient un duo comique si convaincant qu’une partie du public s’imagina qu’ils étaient mariés dans la vie comme dans la publicité, incitant Mariette Hartley à porter un T-shirt I’m not Mrs James Garner (Je ne suis pas Mme James Garner) et son mari Patrick Boyriven un autre avec l’inscription I’m not James Garner (Je ne suis pas James Garner) ! En engageant Hartley dans The Rockford Files, les producteurs souhaitaient capitaliser sur cette alchimie et Garner et Hartley forment effectivement un duo convaincant, aussi, dans « Paradise Cove ».

Le second épisode signé par Cannell, « Mort d’un sénateur », repose aussi sur un duo que les spectateurs avaient plébiscité : celui que formait Garner avec Tom Selleck dans l’épisode « Un détective privé sans peur et sans reproche », diffusé dans la saison 5. Selleck avait tourné plusieurs pilotes restés sans suite, dont plusieurs avec James Whitmore Jr, et Cannell les réunit tous les deux en faisant reprendre à Whitmore le rôle qu’il tenait dans le premier épisode de la saison 4, « Rockford contre Rockford », celui de l’aspirant-détective Freddie Beamer. En plus de rappeler deux personnages créés plus tôt, Cannell embauche en guest stars Simon Oakland et Larry Manetti, des habitués de ses productions (Manetti venait d'être le partenaire de Robert Conrad dans The Duke, diffusée par NBC en avril et mai 1979). Il s’agit là encore de retrouver une alchimie en réunissant tout ce monde dans une intrigue qui commence par une convention de détectives privés et se poursuit par la résolution d’un meurtre dont est injustement accusé le pauvre Freddie, si maladroit qu’il lui faut l’aide de Garner et Selleck, en Samaritains de service, pour faire la preuve de son innocence. Si Garner apparaît dans presque toutes les scènes, Selleck est en passe de lui voler la vedette, renouvelant le numéro de détective parfait (et donc irritant) qu’il avait créé l’année précédente. Universal ne s’y trompera pas et commandera bientôt à Glen A. Larson une série pour Selleck : le scénario initial mettra en scène un espion à la James Bond, caricatural et parfait, que Selleck fera réécrire par Donald P. Bellisario. Ce sera le début de l’aventure Magnum P.I., où l’acteur retrouvera Larry Manetti. L’épisode « Le trophée de l’année » de Magnum P.I., en 1986, en rendant hommage à « Mort d’un sénateur », sera aussi un hommage de Selleck au personnage de Lance White et à Stephen J. Cannell, qui aura su l’imposer dans un rôle-vedette. Le trio Garner-Selleck-Whitmore,Jr fonctionne merveilleusement dans un épisode qui repose sur les réparties nerveuses (et drôles) des trois protagonistes, l’ensemble baignant dans une atmosphère de parodie tout à fait réussie.

Enfin, « La fièvre d’Hawaii » (rien à voir avec la série Hawaiian Heat, titrée en France La fièvre d’Hawaii, qu’Universal produira en 1984 avec certains des producteurs-scénaristes de Magnum, Robert W. Gilmer et Nick Thiel) est un autre imbroglio mené tambour battant dans le cadre enchanteur d’Hawaii, où est transportée toute l’équipe de la série. Jim Rockford et son père ont gagné un voyage au Paradis qui tourne au cauchemar lorsqu’il apparaît que ce bonheur inattendu a été orchestré par un ancien officier supérieur de Rockford pendant la guerre de Corée à seule fin de confier au détective une mission très simple et très rapide. Qui vire évidemment à l’enchaînement de circonstances imprévues où la vie du détective est bien vite en danger, sans compter la querelle que ces incidents suscitent entre Rockford et son père. Quiproquos, disparitions, meurtres dans les toilettes, coups de téléphone et règlement de comptes dans une villa hawaiienne en bord de plage (celle-là même où les Drôles de Dames poseront leurs caméras quelques mois plus tard pour filmer des scènes du début de leur saison 5), on est dans un pur spectacle à la Cannell où James Garner est un héros malgré lui, manipulé en réalité par son prétendu ange-gardien. L’épisode possède, rétrospectivement, un autre attrait : il introduit un personnage promis à une belle carrière mais sous les traits d’un autre acteur. Le maître d’œuvre de l’intrigue est en effet un ancien soldat devenu agent secret, le Colonel John Smith, surnommé Howling Mad : Cannell reprendra le personnage en le retouchant un peu mais en lui conservant sa saharienne de baroudeur et son goût irraisonné (et assumé) pour les plans dangereux qui tournent à la capilotade avant d’être redressés in extremis. L’important, c’est d’y croire et le Colonel Smith s’ennuie quand personne ne lui tire dessus. Cigare à la bouche mais toujours un large sourire de grand enfant sur les lèvres, le Colonel Smith prendra le surnom d’Hannibal et deviendra en 1983 (dès la fin 1982 en fait puisque le tournage commencera à l’automne) le chef de l’Agence Tous Risques, l’équipe de baroudeurs post-Vietnam (dans Rockford, on est encore post-Corée, même s’il est question du Vietnam dans cet épisode) de The A Team. Quant au surnom Howling Mad, il ne se perdra pas : il sera simplement transféré à un autre personnage, l’aspect le plus fou du Smith de Rockford passant dans la figure de Howling Mad Murdock, Looping dans la VF. Bref, « La fièvre d’Hawaii » n’est rien de moins que la genèse de The A Team, trois ans plus tôt.

L’épisode, en fait, faillit ne pas se faire. James Garner en effet exigea que toute son équipe l’accompagne en tournage à Hawaii, ce qu’Universal refusait en raison des coûts induits. Garner refusa alors de faire le voyage et Universal finit par céder. Ainsi, Noah Beery et Joe Santos accompagnent l’acteur à Honolulu – le Lt Becker y prend lui aussi des vacances et est mis à contribution pour sortir Rockford de l’embarras – et Jack Garner, le frère de James, fait lui aussi une apparition, non à la demande de James mais parce que le réalisateur, William Wiard, a pris goût aux apparitions de Jack, à qui il fait endosser le rôle du Capitaine McEnroe dans cet épisode ainsi que dans « A chacun sa couronne » et « Le rock and roll a la vie dure, 1e partie ». L’équipe, cependant, cela inclut les assistants, les techniciens, les secrétaires qui constituent le staff de James Garner et qui eurent donc droit à leur billet aller-retour pour le Paradis. Hawaii oblige, Cannell ne résiste pas au plaisir de glisser un clin d’œil parodique à la série Hawaii Five-O, qui n’est pas produite par Universal ni diffusée par NBC mais qui est devenue une institution à la télé US dès lors que l’on évoque Hawaii : Daniel Kamekona, acteur secondaire d’une foule d’épisodes de Hawaii Five-O, endosse donc le rôle d’un policier qui arrête Rockford pour meurtre et prononce la formule rituelle de Steve McGarrett : « Book’em. Murder One. » Kamekona apparaîtra évidemment aussi dans Magnum P.I., comme les incontournables acteurs locaux engagés pour « La fièvre d’Hawaii », Jimmy Borges, Esmond Chung, Jake Hoopai et Elissa Dulce Hoopai. Pas de doute, on est bien à Hawaii.

Dans ces trois épisodes signés Stephen J. Cannell, les dialogues ont une place majeure et contribuent, avec le rythme des situations, à faire des cinquante minutes réglementaires un parcours épuisant pour les personnages – et donc, on s’en doute, pour James Garner qui porte sur ses épaules chacune de ces trois intrigues (même si, on l’a vu, Selleck en prend une part une charge dans son épisode).

Photo de famille autour de James Garner : Chas. Floyd Johnson, Stephen J. Cannell, Meta Rosenberg, David Chase et Juanita Bartlett encadrent le comédien. (Photo publiée dans le TV Guide du 2 juin 1979)

 

Juanita Bartlett et David Chase ne sont pas en reste car ils maîtrisent eux aussi la « touche Rockford », qui consiste à placer en face de Garner des comédiens (et des personnages) capables d’interagir avec lui dans une dynamique qui sert d’armature aux scénarios. Jetons un œil pour commencer sur les épisodes signés par Juanita Bartlett.

Le premier n’est pas le moindre puisque la partenaire adjointe à Garner est une actrice de légende, partenaire en son temps de Bogart dans Le Grand sommeil comme dans la vie : Lauren Bacall. Dans « A chacun sa couronne » (dont le titre original est davantage dans l’esprit des séries Cannell : « Lions, Tigers, Monkeys and Dogs »), l’actrice partage une grande partie des scènes de Garner et forme réellement avec lui un duo qui place tout l’épisode sous sa houlette. « Bacall est de retour et Garner lui met la main dessus ! » annonce l’un des encarts publicitaires publiés dans TV Guide, avec l’accroche suivante : « Rockford est engagé pour protéger une séduisante femme de la haute société qui vit dans un monde où l’argent peut acheter des Rolls Royce, du caviar – et un meurtre ! » Lauren Bacall est la femme en détresse que le détective doit protéger et les apparences la concernant sont évidemment trompeuses : en fait de femme de la haute, elle se définit comme une « survivante », une femme en réalité fauchée qui vit (presque) sur un pied d’égalité avec les riches en faisant jouer ses réseaux. De quoi s’entendre avec Jim Rockford, qui a vite fait de l’inviter à partager une assiette mexicaine à la Baja Cantina (un vrai restaurant de L.A., où l’équipe a installé ses caméras), avant d’accepter sa présence à ses côtés pour mener une enquête où, au demeurant, elle est plus qu’utile, son habitude de la tchatche venant à bout en quelques mots bien placés des réticences des uns ou des autres. Une romance se dessine entre les deux personnages et au fil des deux parties de cet épisode spécial les meilleurs moments sont les dialogues que partagent Bacall et Garner, en voiture, sur un bateau, chez Rocky ou au poste de police. On parle beaucoup, certes, mais le plaisir est avant tout celui de la dynamique des acteurs. L’enquête elle-même n’a rien de surprenant mais le rythme et l’importance des dialogues évoque l’écriture de ces romans policiers qui dénouent une intrigue au fil des conversations entre les personnages, agrémentées tout de même de quelques séquences d’action qui maintiennent l’intérêt et nous rappellent que le policier est un genre dangereux !

« Coup de cœur », l’autre scénario de Bartlett pour cette saison, se distingue, lui, par une plongée dans le « noir ». Garner y retrouve Rita Moreno, qui reprend le rôle de Rita Capkovic qu’elle tenait dans deux épisodes antérieurs, et ils forment de nouveau l’un de ces duos qu’affectionne la série. Ici, cependant, la volubile Rita passe un mauvais moment sous les poings d’une brute incarnée par Jerry Douglas. On n’est plus dans la jet-set, Rita est une prostituée qui essaie de se sortir de la rue mais va de déboire en déboire et ne sait plus comment se sortir des griffes de Jerry Douglas, client et mac au coup facile. En l’aidant, Rockford suscite le syndrome du chevalier, à savoir qu’elle tombe amoureuse de lui et a tendance à s’incruster dans sa vie, par peur de la sienne. Bartlett fait revenir Corinne Michaels, qui incarnait au début de « A chacun sa couronne » une petite amie occasionnelle du détective, pour mettre en scène le triangle auquel Rockford n’a pas consenti mais dont il est le point d’ancrage à son corps défendant. Entre romantisme soap et brutalité noire, « Coup de cœur » touche l’une des cordes de cette ultime saison en mettant en jeu la vie amoureuse du héros. Il n’est pas rare de voir Rockford embrasser sa partenaire occasionnelle, mais plusieurs épisodes de la saison 6 interrogent son rapport au couple, ouvrant une perspective sur l’avenir du personnage au terme de son odyssée télévisuelle de six années et questionnant du même coup la figure elle-même du détective privé, ou du héros de série en général : le détective embrasse beaucoup de femmes mais reste un cœur solitaire, irrémédiablement et parfois douloureusement.

L’amour est l’un des thèmes qu’explore également David Chase dans ses partitions pour la saison. Celui du héros dans l’épisode « Le groupe des vainqueurs », celui d’un personnage épisodique dans « Le rock and roll a la vie dure ». Faisons un tour de piste de la contribution de Chase.

 

 

 

Le double épisode « Le rock and roll a la vie dure », qui fait suite au two-hour special avec Lauren Bacall, reprend sur le papier une intrigue assez ordinaire dans les séries policières, celle de la star de la chanson (elle peut être rock, comme ici, ou country, ou pop) menacée d’un danger et qui sollicite donc la protection de la police ou du détective. On a vu cela ailleurs dans les années 1970 (par exemple dans Police Woman, « Rock, drogue et mort », 2.10) et on continuera de le voir dans les années 1980 (par exemple dans Tonnerre Mécanique, « Deborah », ep. 5). Mais, avec David Chase aux commandes, le scénario devient une exploration des états d’âmes des personnages sur un mode mi-soap mi-introspection : l’ami de Rockford, Eddie, est secrètement amoureux de la journaliste Whitney Cox mais il n’a pas confiance en lui, doute de ses charmes et n’ose pas même lever les yeux sur elle, quant à elle elle n’a d’yeux, justement, que pour la rock star Tim Richie, plus jeune, plus sexy, bref hors catégorie. Ce n’est pas d’amour que souffre Richie mais une amitié le tourmente, dont il rechigne à admettre la profondeur, et la dernière scène entre l’acteur Kristoffer Tabori et James Garner prend la forme d’une longue confidence à la lumière d’un plafonnier, dans un grenier sombre. Des confidences, Garner en recueille d’autres, et spécialement celles d’Eddie (George Loros), au cours des 95 minutes de cet épisode qui, une fois n’est pas coutume, déroule bien une trame policière mais s’ingénie à la diluer de telle façon que ce sont les dialogues qui occupent l’essentiel du métrage. Les simili-disputes de Rockford et de son père devant la télévision contribuent à un effet soap qui peut dérouter mais qui n’a rien d’inhabituel dans la série – et qui est sans nul doute l’une des raisons de son succès critique, la critique aimant les séries que l’on dit « écrites », même si le public, lui, peut les bouder. David Chase s’autorise une longue scène de tribunal où le comédien d’origine française Jean Paul Vignon (un Français qui joue un Français avec un vrai accent français) disserte à l’envi sur sa contribution au septième art : durant cette scène, comme dans celle qui suit où Vignon aborde Garner et Marcia Strassman en continuant de surjouer l’artiste français, The Rockford Files bascule dans l’esprit européen, il ne manquerait plus qu’un numéro des Cahiers du Cinéma posé sur une table ou une apparition-surprise de François Truffaut. Sur le moment, on se demande ce que ce long monologue vient faire dans la série mais, le scénario étant quand même écrit, n’est-ce pas, rien n’est dû au hasard et cette scène sera en fait déterminante dans la résolution de l’intrigue policière, même si la révélation de son sens caché est différée au dernier acte de la seconde partie. Il n’en reste pas moins que, à l’évidence, Chase s’amuse, dans un contexte où toute latitude lui est donnée pour laisser « divaguer » sa plume, et donc ses personnages.

 

« Love Is the Word » est une expérience,

il baigne dans une atmosphère décalée

imposée par les longs dialogues et leur cadrage.

 

Kathryn Harrold et James Garner, un couple au bord de la rupture dans "Love Is the Word".

 

Diffusé la semaine suivante, « Le groupe des vainqueurs » confirme cette licence d’écrire dont s’empare le scénariste avec une forme de délectation sensible. Le titre original, « Love Is the Word », est plus parlant (« le groupe des vainqueurs » est une expression qui vient dans la bouche de Rockford à la fin de l’épisode mais dont le rapport avec l’intrigue n’est pas explicite, au contraire du titre original). Si, dans « Coup de cœur », le détective est aimé de Rita, ici Chase lui concocte une histoire d’amour profonde où il est, lui, celui qui aime. Face à lui, Kathryn Harrold, qui reprend le rôle de Megan Dougherty, psychologue aveugle découverte dans l’épisode « Le regard des ténèbres » (5.09), un 90’ écrit déjà par David Chase. D’amour occasionnel du détective, Harrold devient l’amour sincère, qui étreint le cœur de Rockford. A ceci près qu’elle rêve de mariage, voire d’enfants, ce à quoi il n’est toujours pas prêt à consentir. Elle jette donc son dévolu sur un autre soupirant qui, lui, lui propose le mariage. De nouveau, il y a bien une intrigue policière (le fiancé disparaît, est accusé de meurtre, reparaît et finalement épouse la belle) mais l’épisode se signale par les scènes à deux que partagent Garner et Harrold, où l’on sent, encore, le désir de cinéma (européen ?) de Chase. Les deux comédiens jouent ainsi la scène de la dispute, filmée par John Patterson (sur les recommandations de Chase ?) comme un mélo à la Douglas Sirk ou une crise à la Cassavetes, avec prise de tête (littéralement, Kathryn Harrold se prend la tête dans les mains) et long plan fixe en contre-plongée. Le fait que le personnage de Megan soit aveugle ajoute à l’étrangeté de ces dialogues, où le regard de Harrold est immobile, dans le vague, au lieu de rechercher le visage de son partenaire. Une autre scène les place côte à côte mais renouvelle le long plan fixe. Les dialogues mettent en question les notions d’engagement, d’amour et de solitude, la première étant si antinomique du comportement du détective « héros » qu’elle ruine la seconde et impose la dernière (la solitude, donc) au bout du voyage. Le dernier plan sera celui de Garner, de face, le visage triste, tandis que Harrold s’éloigne au bras de son mari, de dos, en arrière-plan. Rockford dans « le groupe des vainqueurs » ? C’est ce qu’il dit pour rassurer la jeune mariée mais son visage est bien plutôt, dans ce dernier plan, celui du grand perdant, qui n’a plus que ses yeux pour pleurer. « Love Is the Word » est une expérience, il baigne dans une atmosphère décalée imposée par les longs dialogues et leur cadrage, mais aussi par la mise en scène d’une rupture qui suggère un amour durable et profond… alors que depuis un an on n’a plus entendu parler de Megan Dougherty.

Le troisième et dernier script de David Chase pour la saison est plus décalé encore. Cette fois, James Garner peut se reposer car il n’y apparaît que sporadiquement : « Just a coupla guys » (« Il y a toujours un début ») est un scénario à part puisqu’il s’agissait de tester le principe d’une série dérivée portée sur les fonts baptismaux par David Chase. Lors de la saison 5, ce dernier avait créé un couple de sales types venus du New Jersey pour semer le désordre dans le quartier tranquille de Rocky Rockford (on l’oublierait parfois, étant donné la fréquence de ses passages par le mobile home de son fiston, mais Rocky a une maison, dans laquelle les caméras nous font entrer régulièrement depuis les débuts de la série). Interprétés par Greg Antonacci et Gene (Eugene) Davis, Eugene Conigliaro et Mickey Long y étaient des junkies meurtriers qui finissaient par se tourner l’un contre l’autre et dont la trajectoire se terminait en cellule. Un an plus tard, Chase les replace dans leur Jersey d’origine, efface l’intrigue de l’épisode antérieur intitulé « The Jersey Bounce » (titre néanmoins pressenti pour la série dérivée) et fait de Conigliaro et Long deux compères qui rêvent de se faire remarquer par les parrains locaux afin de gagner leur place dans la « famille ». Leur quartier général est l’arrière-boutique de la boucherie-charcuterie du père Conigliaro, incarné dans une seule scène par Simon Oakland, l’un des vieux complices de Cannell (vu dans Baretta et dans Les Têtes brûlées), et de là ils conçoivent une stratégie pour parvenir à leurs fins. Le problème est que ni l’un ni l’autre n’est très futé (ils confondent Vidal Sassoon, la marque de shampooing, avec Gore Vidal l’écrivain) et que leurs plans finissent en eau de boudin (l’influence de la charcuterie, sans doute). Rockford s’y trouve mêlé indirectement, et involontairement, enlevé à sa Californie naturelle pour une escapade dans le New Jersey qui se passe mal de bout en bout (le vol de la voiture qu’il vient de louer le tient éloigné de l’action, laissant le champ libre aux compères apprentis-gangsters). En effaçant le passé criminel de ses deux protagonistes (les comédiens sont crédités en qualité d’« Also starring », projet de spin-off oblige), Chase entend les rendre plus respectables et en faire des candidats présentables à une série dévolue. Mais la sauce ne prend pas, les deux comédiens se faisant voler la vedette par Garner dès qu’il apparaît avec eux. Là encore, les dialogues tiennent une place de premier plan mais entendre ces deux aspirants maladroits échanger des propos plutôt consternants ne tient pas la comparaison avec les habituels tandems que forme Garner avec ses partenaires occasionnels. Livrés à eux-mêmes, Conigliaro et Long ne sont tout simplement pas intéressants, ce qui finalement nous renvoie au titre même de l’épisode : « Just a coupla guys », juste deux types.

Gregory Antonacci dans Les Soprano en 2007, 27 ans après Rockford Files.

C’est indirectement que cet épisode est intéressant. En 2004, dans un entretien accordé au Toro Magazine, David Chase reviendra sur cette expérience des années Rockford, dans laquelle il voit la genèse de la série qui fera son succès deux décennies plus tard, Les Soprano. Le New Jersey, le monde des gangsters, les personnages de petits mafieux qui côtoient les chefs des « familles » : on a là les germes de l’idée qui fera recette à l’aube des années 2000. L’un des gangsters, Tony Martine (Tony déjà, bien sûr), a une dispute avec sa femme Jean et son fils de douze ans, Anthony (son père en miniature), au cours de laquelle il exige de sa femme qu’elle emmène le rejeton chez le psy deux fois par semaine, pour lui remettre les idées en place. Vingt ans plus tard, le petit Tony devenu grand ira bel et bien s’asseoir sur le divan, mais dans une série d’une tout autre envergure, où l’on retrouvera néanmoins le goût des dialogues bien écrits et des états d’âmes exposés à longueur de temps. En 1979, c’était encore un peu tôt et la série dérivée ne verra jamais le jour. Chase, en revanche, embauchera Greg Antonacci (feu Eugene Conigliaro) dans Les Soprano : il incarnera Butch DeConcini dans la saison 6 (encore) de la série. Une façon de rétablir le lien, vingt-cinq ans plus tard, avec les lointaines origines, quand un soir de décembre 1979 David Chase renouait avec ses propres origines du New Jersey pour un épisode mal aimé de The Rockford Files.

Les deux derniers épisodes de cette saison 6, signés l’un de Shel Willens, l’autre du trio Donald L. Gold, Lester Wm. Berke et Rudolph Borchert, sont moins intéressants car ils s’appuient sur des postulats plus conventionnels et, tout en conservant le goût de l’imbroglio, ont moins le génie des dialogues, Garner ayant affaire à une galerie de personnages sans former de duo à proprement parler avec un acteur en particulier. Constance Towers et Sandra Kerns remplissent bien la fonction de la partenaire occasionnelle mais leur relation avec Rockford est plus impersonnelle.

Il reste donc une saison qui, tenue essentiellement par les trois plumes majeures de la série, Cannell, Bartlett, Chase, s’offre comme un florilège de l’esprit Rockford, des situations et une passion de faire parler les personnages qui sont l’une des marques de fabrique des six années de The Rockford Files. Plusieurs fois récompensée au cours de sa carrière, la série vaut encore en 1980 un Emmy Award à Stuart Margolin pour son interprétation d’Angel Martin, qui apparaît dans plusieurs épisodes, et plusieurs nominations dont une pour Lauren Bacall, une autre pour Mariette Hartley et une encore pour James Garner. David Chase est nominé au WGA (Writers’ Guild of America) Award pour « Love Is the Word » (« Le groupe des vainqueurs »), James Garner aux Golden Globes et le monteur Rod Stephens également nominé pour le montage de l’épisode « No Fault Affair » (« Coup de cœur »). La série a disparu des meilleures audiences (elle est au-delà de la 60e place, après avoir été 12e lors de sa première saison) mais possède encore les atouts quoi ont fait son succès, même s’ils ont cessé de surprendre et donc d’attirer les foules des grands soirs. La relève est présente, en revanche : la toute jeune (et hélas éphémère) Tenspeed and Brownshoe (Timide et sans complexe) se hisse cette saison-là à la 29e place, première série produite en indépendant par Stephen J. Cannell, toujours avec Juanita Bartlett, sans David Chase, mais avec le tandem Mike Post & Pete Carpenter à la musique, comme pour tous les succès Cannell de la décennie 1980.

Thierry LE PEUT

 

 

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