Le Riche et le pauvre Livre 2,

le chaînon manquant entre Peyton Place  et Dallas 

par Thierry Le Peut

(26 juillet 2021)

voir le guide des épisodes

article connexe : De La Conquête de l'Ouest à Dallas

La série et les photos sont © 1976/1977 Universal City Studios, Inc. All Rights Reserved.

Peter Strauss posant avec Susan Sullivan, Gregg Henry et James Carroll Jordan

 

 

L'intégrale de Le Riche et le pauvre, saisons 1 et 2 (la mini-série et le "Livre 2", donc) sera disponible en DVD et Blu-Ray chez Elephant Films à l'automne 2021. (Artwork © 2021 Elephant Films. All Rights Reserved. Layout and Design by Elephant Films under exclusive license.)

 

Free Dolphin Entertainment avait édité la série en DVD en 2011 (2 coffrets par saison et un coffret Intégrale réunissant les Livres 1 & 2). On en trouve encore mais certains particuliers les proposent à un prix prohibitif. N'allez pas vous ruiner puisqu'une nouvelle édition arrive !

 

Quatre Emmy Awards en 1976 (et 19 autres nominations), quatre Golden Globes en 1977 (et 2 nominations supplémentaires, l’une pour Peter Strauss, l’autre pour Nick Nolte) dont celui de la meilleure série télévisée : ces chiffres suffisent à rappeler le retentissement critique et populaire de la mini-série Le Riche et le pauvre, diffusée sur ABC du 1er février au 15 mars 1976, durant huit soirées-événements. Adaptée du roman éponyme d’Irwin Shaw publié en 1970 (et d’abord publié en France sous le titre Entrez dans la danse avant d’être rebaptisé Le Riche et le pauvre dans la foulée du succès de la mini-série en France), la mini-série fut un succès d’audience et révéla Nick Nolte et Peter Strauss. Les deux acteurs avaient débuté à la fin des années 1960 et tourné dans plusieurs séries au fil des années, notamment Cannon (Strauss figure dans deux épisodes, Nolte dans un, « Arena of Fear / Chantage sur le ring » [3.15], où il incarne un boxeur qui préfigure déjà, en 1973, son rôle de Tom Jordache), mais rien qui pût égaler la popularité que Le Riche et le pauvre leur apporta.

 

 

La décision d’Universal de capitaliser sur ce succès en produisant une suite n’est pas surprenante en soi, même si le format mini-série n’est pas conçu pour avoir une suite. Le personnage de Tom Jordache trouvant la mort au terme de la mini-série, c’est sans Nick Nolte que se tourna la seconde saison, Peter Strauss retrouvant quelques acteurs de la saison 1 mais se voyant adjoindre surtout deux protagonistes de la génération suivante, incarnés par les jeunes Gregg Henry et James Carroll Jordan. Le premier décrochait là son premier rôle, le second avait collaboré à plusieurs séries depuis 1971. Pour leur donner la réplique durant 21 épisodes, d’autres acteurs débutants ou peu connus, comme Susan Sullivan (elle serait avec Bill Bixby l’héroïne du téléfilm L’Incroyable Hulk en novembre 1977 et deviendrait Maggie Gioberti dans le soap Falcon Crest en 1981), Peter Haskell (acteur invité de nombreuses séries depuis les années 1960), John Anderson (un vétéran, guest en séries depuis les années 1950), Laraine Stephens (elle aussi habituée des séries depuis les années 1960, récemment partenaire de Tony Franciosa dans l’éphémère Matt Helm, 1975-1976), les jeunes Penny Peyser et Kimberly Beck (la première débutait, après un petit rôle dans le film Les Hommes du Président, la seconde avait commencé très jeune à la fin des années 1950, apparaissant notamment dans plusieurs épisodes de Peyton Place en 1965-1966 ; elle allait d’ailleurs figurer dans le téléfilm Murder in Peyton Place en 1977)… Figurant en fin de liste (les acteurs sont crédités au générique dans l’ordre alphabétique) mais en tête de liste pour l’intrigue, William Smith reprenait son rôle de Falconetti, l’homme qui faisait assassiner Nick Nolte dans le dernier épisode de la mini-série.

 

 

 

 

Ce qui est plus remarquable au sujet de Le Riche et le pauvre Livre 2, c’est le changement de format que lui fit subir Universal, s’éloignant de la mini-série pour s’orienter vers le soap opera. On le verra ci-après, la saison 2 de Le Riche et le pauvre se place sous le patronage de Peyton Place, qui avait imposé le soap en soirée entre 1964 et 1969, à raison de deux ou trois épisodes de 25’ par semaine, mais conserve un ancrage social et politique dans son temps que n’avait pas Peyton Place, centrée essentiellement sur les péripéties sentimentales et policières (quelques morts suspectes assorties de procès retentissants) de ses personnages. L’histoire de Le Riche et le pauvre Livre 2 n’est pas éclatée en intrigues multiples mais structurée autour d’une ligne directrice qui finit par tirer à elle les lignes secondaires de la saison, constituant un objet télévisuel insolite, comme un soap concentré dont l’action doit se conclure en fin de saison et non être poursuivie durant plusieurs saisons. La dernière année de Dynasty, en 1988-1989, reprendra cette structure à sa façon, délaissant l’éparpillement pour privilégier un fil rouge qui finira par occuper quasiment tout l’espace.

Dans Le Riche et le pauvre Livre 2, c’est le personnage de Falconetti qui tient le fil rouge, même si la saison comporte des intrigues sans rapport direct avec lui, du moins au début. Arrêté après la mort de Tom, emprisonné en France puis libéré au bout de cinq ans, il est animé d’un désir de vengeance qui supplante tout autre intérêt dans sa vie : Falconetti est déterminé à se venger du Sénateur Jordache qui l’a fait arrêter et, sur son chemin, à s’en prendre à tous ceux qui furent mêlés d’une façon ou d’une autre aux événements de la fin de la saison 1. Il est le danger qui plane au-dessus des personnages comme un appel à la tragédie : de péripétie en péripétie, tout conduit à l’affrontement final du dernier épisode qui constitue le climax de la saison. Les nighttime soaps de la décennie suivante se feront une joie de démontrer qu’une fin apocalyptique n’est pas obligatoirement un point final à l’histoire, mais en l’occurrence la saison 2 de Le Riche et le pauvre est conçue comme une histoire complète, dont l’épisode final est bel et bien la conclusion. A laquelle il n’y eut pas de suite.

 

William Smith est Falconetti

James Carroll Jordan et Gregg Henry sont Billy Abbott et Wesley Jordache

 

Un jalon entre la mini-série et le soap du soir

 

Du point de vue de l’écriture, Le Riche et le pauvre Livre 2 apparaît comme un point de jonction entre le soap et la mini-série.

La mini-série, adaptation du roman d’Irwin Shaw, avait été scénarisée par Dean Riesner seul ; scénariste de télévision durant les années 1950 et 1960, Riesner travaillait davantage pour le cinéma (Don Siegel et Clint Eastwood) au début des années 1970. Cette fois, Jon Epstein, producteur de la mini-série, qui prend ici le crédit de producteur superviseur, s’adjoint les services de Michael Gleason, l’un des scénaristes de Peyton Place de 1965 à 1968, et de Nina Laemmle, scénariste et productrice de Peyton Place durant toute la durée du feuilleton, de 1964 à 1969. Si elle n’écrit officiellement aucun épisode, Nina Laemmle supervise l’histoire, au moins pour la première partie de la saison. La production engage également Millard Lampell comme « consultant créatif » : c’est lui qui écrit le script du premier épisode (le plus long, d’une durée de 90 minutes) et il en signe ensuite quatre autres jusqu’à la moitié de la saison. Cinq sont écrits par Michael Gleason, qui supervise la seconde moitié de saison (les épisodes diffusés en 1977), pour laquelle Lampell et Laemmle ne sont plus crédités. Les autres épisodes sont écrits en majorité par Ann Beckett et Elizabeth Wilson, deux scénaristes alors au début de leur collaboration à la production télévisuelle et qui se partagent huit épisodes, deux autres étant confiés à Robert Presnell Jr et un à Robert Hamilton. C’est là une organisation que l’on retrouvera dans les soaps des années 1980 : un producteur qui supervise l’écriture, une poignée de scénaristes écrivant l’essentiel des histoires, des écrivains occasionnels embauchés pour compléter l’ensemble en prenant en charge l’écriture ponctuelle de quelques épisodes.

 

En mêlant intrigues politiques, milieux d’affaires et péripéties sentimentales, le tout subordonné au fil rouge de la vendetta personnelle qui dresse Falconetti contre le clan Jordache, Le Riche et le pauvre Livre 2 prend résolument la voie de ce qui deviendra bientôt un genre en soi, le nighttime soap des années 1980.

 

Si la mini-série s’étendait sur vingt ans, de 1945 à 1965, la saison 2 se déroule sur une seule année, 1968. Alors que la mini-série fut diffusée sur huit semaines, répartie en 4 x 90’ et 4 x 50’ (certains disent 6 x 50’ mais les deux derniers furent diffusés le même soir), la saison 2 s’ouvre sur un épisode de 90’ mais propose ensuite un épisode de 50’ chaque semaine, l’ensemble étalé sur 21 semaines. Le format « événementiel » de la mini-série est ainsi délaissé au profit du schéma standard de diffusion d’une série, de façon à s’étendre sur l’intégralité d’une saison, de septembre à mars. L’intrigue garde le modèle du feuilleton, proposant une intrigue filée sur toute la saison et répartie essentiellement entre trois protagonistes, Rudy Jordache (Peter Strauss, survivant du Livre 1), son neveu Wesley (fils de Tom, encore enfant à la fin du Livre 1) et son beau-fils Billy (enfant également dans le Livre 1).

En mêlant intrigues politiques, milieux d’affaires et péripéties sentimentales, le tout subordonné au fil rouge de la vendetta personnelle qui dresse Falconetti contre le clan Jordache, Le Riche et le pauvre Livre 2 prend résolument la voie de ce qui deviendra bientôt un genre en soi, le nighttime soap des années 1980. Ces éléments étaient déjà présents dans Peyton Place, que l’on désigne souvent comme le « premier » soap du soir, mais ils prennent une amplitude nouvelle avec les moyens mis en œuvre dans les séries et mini-séries de la décennie 1970. Un an après Le Riche et le pauvre Livre 2, CBS et NBC proposeront deux « mini-séries » dans lesquelles on peut voir le prolongement de la formule : la première est Dallas, diffusée d’abord sous la forme d’une mini-saison de cinq épisodes indépendants (une intrigue autonome pour chaque épisode mais une trame feuilletonnante parcourant les épisodes) ; la seconde est Wheels (en France Detroit), adaptation en cinq parties d’un roman d’Arthur Hailey situé dans le milieu de l’industrie automobile. Wheels est écrite en partie par Millard Lampell et Robert Hamilton (deux des plumes de Le Riche et le pauvre Livre 2) et reprend l’un des jeunes acteurs du Livre 2, James Carroll Jordan, qui joue le fils de Rock Hudson. Mêlant intrigues dans le milieu des affaires (le pétrole du Texas pour Dallas, l’automobile de Detroit pour Wheels) et déboires personnels, tant familiaux qu’amoureux, les deux titres surfent sur la vague mélodramatique du Livre 2, même si celui-ci n’est pas leur seule source d’inspiration, ni même ouvertement revendiquée. On y retrouve plusieurs générations d’une même famille vivant dans une belle demeure et bénéficiant chacun d’un traitement propre tout en s’inscrivant dans une histoire de famille globale. L’argent est l’un des ingrédients majeurs de ces productions, qui invitent des stars de cinéma, connues ou mineures (Rock Hudson et Lee Remick dans Wheels, Jim Davis et Barbara Bel Geddes dans Dallas), à partager l’affiche avec de plus jeunes comédiens. La politique y apparaît également mêlée au monde des affaires (les Ewing de Dallas ont des politiciens dans leur poche et l’un des personnages, Cliff Barnes, a des ambitions politiques affichées).

Au contraire de Peyton Place durant les années 1960, tous ces titres bénéficient de moyens qui permettent de varier les décors, de réaliser des tournages en extérieurs et d’utiliser des « accessoires » de prix comme voitures, hélicoptères, toilettes de luxe. Cet aspect atteindra son plein développement dans les années 1980, tant dans les nighttime soaps comme Dallas, Dynasty, Falcon Crest, Knots Landing (Côte Ouest) que dans les mini-séries qui entraîneront elles aussi leur public dans les hautes sphères de la société internationale (Lace / Nuits secrètes, Monte Carlo, L’Amour en héritage, Princesse Daisy par exemple), enveloppant la romance dans une débauche d’argent visible à l’écran. Toutes proportions gardées, c’est tout cela qui est en germe dans Le Riche et le pauvre Livre 2 : une somptueuse demeure près de New York, des Rolls Royce et des avions (du côté surtout de Charles Estep et de ses associés), le soufre de Washington et de Las Vegas, des tractations à base de millions de dollars et de luttes d’influence. Bref, du Peyton Place dopé aux dollars, où la vie d’abord sentimentale d’une « tranquille » petite ville de Nouvelle Angleterre cède la place aux manœuvres financières et politiques qui se jouent dans la capitale et d’autres grandes villes.

 

Peter Haskell posant devant une Rolls Royce : luxe et pouvoir

 

Il faut enfin faire une place à un autre élément que développeront à l’envi les « héritiers » de la décennie 1980 : le sexe. Ou plutôt : le sexy. Car Le Riche et le pauvre Livre 2 présente une galerie de rôles féminins qui sont là aussi pour offrir des courbes sensuelles mises en valeur par des tenues sexy : working woman au caractère affirmé, mère de famille de surcroît (Susan Sullivan dans le rôle de Maggie Porter), jeune talent de la chanson passant du hippie aux hôtels de Vegas (Cassie Yates dans le rôle d’Annie Adams), adolescente nymphomane se nichant sous les draps du jeune Wesley ou se prostituant dans ceux d’hommes mûrs (Kimberly Beck dans le rôle de Diane Porter), fille d’ouvrier nourrie aux valeurs de la lutte des classes et perdue entre son amour pour le sage Wesley et son attirance pour le séducteur Billy (Penny Peyser en Ramona Scott), femme de milliardaire partageant son temps entre équitation et soirées mondaines mais menacée par la crise de nerfs (Laraine Stephens en Claire Estep), alcoolique honteuse reconvertie en reporter internationale (Susan Blakely en Julie Prescott dans le premier épisode de 90’), chanteuse à la plastique avantageuse condamnée à un rôle de potiche par son chevalier servant (Colleen Camp dans le rôle de Vicki St. John), secrétaire maîtresse du patron et finalement internée parce qu’elle en sait trop, puis assassinée (Lynn Carlin en Sarah Hunt), jeune veuve simple et fantasque offrant au Sénateur Jordache un vent de fraîcheur (Kay Lenz en Kate Jordache, transfuge du Livre 1), et même épouse du Principal d’un lycée privé jouant les mantes religieuses avec un jeune homme (Claudette Nevins en Mrs Martindale), cette unique saison de Le Riche et le pauvre offre une palette de rôles qui, tous, trouveront au moins une déclinaison dans Dallas dès 1978. La plupart de ces actrices se prêtent au jeu des photos promotionnelles pour annoncer partout le charme de la série, posant dans différentes tenues et affichant leur potentiel de séduction aux yeux des spectateurs et des annonceurs.

 

Les femmes de Le Riche et le pauvre Livre 2, en poster Dynasty-style : au premier plan de gauche à droite, Colleen Camp, Penny Peyser et Cassie Yates, à l'arrière-plan Kimberly Beck et Susan Sullivan

Susan Sullivan

 

Une saison ancrée dans un contexte historique

 

Les intrigues de Le Riche et le pauvre Livre 2 proposent un instantané de la société américaine de la fin des années 1960 qui annonce la décennie orageuse des années 1970. Le choix de Millard Lampell pour poser les bases de la saison n’est pas anodin dans ce contexte.

Titulaire d’un Primetime Emmy Award pour le téléfilm Eagle in a Cage diffusé sur NBC en 1965, contant les dernières années de Napoléon avec Trevor Howard dans le rôle principal, Millard Lampell a écrit des chansons pour le groupe Almanac Singers au début des années 1940 avant de devenir scénariste pour le cinéma et la télévision, tout en écrivant des poèmes, des nouvelles et un roman, The Hero. Blacklisté durant une dizaine d’années pour avoir refusé de témoigner devant le Comité contre les Activités anti-américaines au début des années 1950, il mentionnera encore ce fait en recevant son Emmy pour Eagle in a Cage en 1966. Ecrivain engagé, il a évoqué dans ses chansons et ses autres écrits la situation des ouvriers, le ghetto de Varsovie ou la discrimination, auteur en 1964 d’un épisode de la série East Side West Side qui montrait l’acteur blanc George C. Scott dansant avec une femme noire dans une scène que CBS coupa par crainte de susciter une polémique. Laquelle eut lieu de toute façon puisque Scott blâma publiquement le network pour cet acte de « couardise ».

 

1968 : le Sénateur Rudy Jordache au Vietnam (épisode 2.01) et Arlo Guthrie, chanteur contestataire, invité spécial de l'épisode 2.04, ci-dessous avec James Carroll Jordan

Arlo Guthrie est le fils de Woody Guthrie, l'un des Almanac Singers dont fit partie le scénariste (et chansonnier) Millard Lampell au début des années 1940

 

Ces éléments de biographie ont leur importance pour Le Riche et le pauvre. Lampell en effet y aborde des thèmes qu’il a traités ailleurs, en particulier le monde ouvrier et la « chasse aux sorcières ». A la fois sénateur des Etats-Unis et chef d’entreprise, Rudy Jordache fait l’expérience des liens plus ou moins occultes qui existent entre politique et affaires et cette expérience structure l’ensemble de la saison. L’action est située en 1968, au plus fort de l’engagement américain au Vietnam, mais l’ombre de Richard Nixon s’étend sur toute la saison, à travers la collusion existant entre les milieux politique et d’affaires, préfigurant le scandale du Watergate qui, s’il n’est évidemment pas évoqué (1968 oblige), vient d’ébranler les Etats-Unis à l’époque où la série est diffusée, en 1976-1977.

Tout commence par la découverte des activités frauduleuses d’une société baptisée Tricorp, qui détourne du matériel de l’armée au Vietnam et qui a poussé à la banqueroute plusieurs filiales des entreprises Calderwood. Enquêtant sur ces activités, Rudy Jordache ne tarde pas à rencontrer le patron de la Tricorp, Charles Estep, qui tente de tuer l’enquête dans l’œuf en faisant miroiter au Sénateur rien moins que le poste de Président des Etats-Unis dans un avenir étendu à une dizaine d’années. Présenté à Rudy par un ambassadeur, Estep a des relations à Washington et de puissants alliés dans les milieux d’affaires, suggérant une sorte de consortium ayant suffisamment de pouvoir pour planifier le destin politique du pays à longue échéance, faire et défaire les Présidents tout en tirant profit de la conjoncture historique. De là à suggérer que cette puissance occulte est capable d’entraîner le pays dans des conflits armés pour son bénéfice personnel, il n’y a qu’un pas. Ce qui apparaît en revanche très vite, c’est la mainmise de cette organisation sur la Fédération Nationale des Ouvriers, dont le président est l’un des associés d’Estep. On voit les deux hommes et un troisième évoquer leurs plans tout en abattant des projectiles dans une partie de ball-trap. C’est l’un d’eux, Logan, qui cause une grève sauvage dans l’entreprise dirigée par Jordache, Westco, dont l’essentiel des contrats est avec l’armée. Le syndicat ouvrier apparaît ainsi à la botte des milieux d’affaires : même si le représentant syndical de la Westco, Scotty, est un homme honnête, on apprend bientôt qu’il a suivi le plan de la Fédération Nationale et ne s’est pas opposé à l’envoi de brutes dans le piquet de grève par crainte des représailles. Il évoque un autre délégué syndical que l’on a retrouvé mort après qu’il avait refusé de céder aux injonctions d’en haut, et Scotty lui-même disparaît lorsqu’il décide de mettre fin à la grève et de négocier une convention avec Jordache. On apprendra plus tard que son corps repose anonymement dans un cimetière, confirmant les comportements mafieux qui ont cours dans la Fédération gérée par Logan.

Le motif de la grève sauvage donne l’occasion de dresser le portrait de quelques ouvriers. C’est Scotty (interprété par John Anderson) qui en est la figure principale. S’il forme avec sa fille un couple par moments trop aseptisé (le veuf élevant seul sa fille à qui il transmet ses valeurs de lutte syndicale), il n’en reflète pas moins une réalité sociale que la série s’efforce de traiter honnêtement, dans la mesure où il s’agit d’une péripétie et non de l’objet principal de la série. La peinture est donc au service du schéma global, caricaturale mais honnête, et le monde ouvrier disparaît de l’intrigue dès lors que le motif de la grève a rempli son rôle, qui est de mettre le héros à l’épreuve et de révéler les comportements mafieux d’Estep et de ses associés.

 

L’année 1968 est placée sous la présidence de Lyndon B. Johnson mais le climat politique qui caractérise la série est celui de l’administration Nixon.

 

Estep est une figure symbolique : il vit à Dallas, la ville où fut assassiné le Président Kennedy en 1963 (donc cinq ans avant l’époque où se déroule la saison), possède un hôtel-casino à Las Vegas où se déroulera en partie la seconde moitié de la saison. Autant dire qu’il appartient à la fois au « complexe militaro-industriel » (expression qui désigne à la fois une réalité et un fantasme complotiste) et à la mafia. Le secret qui entoure sa fortune suggère en outre un autre lien, hautement symbolique lui aussi, avec la Seconde guerre mondiale et le régime nazi. Homme élégant, raffiné, qui affiche une parfaite maîtrise de soi, il se révèle, aux abois, moins civilisé qu’il n’apparaissait d’abord, le danger faisant peu à peu craquer le vernis de bonnes manières qui dissimule le prédateur.

 

Peter Haskell et Laraine Stephens : Charles Estep dans l'intimité avec son épouse Claire, au centre d'un secret bien protégé

 

L’année 1968 est placée sous la présidence de Lyndon B. Johnson mais le climat politique qui caractérise la série est celui de l’administration Nixon. Sénateur du parti républicain, Rudy Jordache fait l’épreuve de procédés qui pointent explicitement le futur Président, Richard Nixon, évoqué comme le favori (l’instrument ?) du consortium occulte auquel appartient Charles Estep. La corruption, le chantage, le meurtre auxquels sont associés Estep et ses « amis » sont, indirectement, reportés sur la figure de Nixon. Ainsi, la motion de censure dont fait l’objet Rudy Jordache dans la seconde moitié de la saison, de la part d’un sénateur républicain qui répond en réalité aux ordres d’Estep, est présentée comme l’expression juridique et politique d’une volonté délibérée d’élimination des opposants au parti républicain et à Nixon en particulier. Le scénario évoque une « liste » d’ennemis que Nixon serait en train d’établir et sur laquelle figure désormais Rudy Jordache, du seul fait qu’il a entrepris de mettre au jour les manœuvres illégales de Charles Estep 1. Cette « liste noire » sera révélée en 1973 devant une commission sénatoriale enquêtant sur l’affaire du Watergate. La campagne menée contre Rudy Jordache s’apparente donc ici à une chasse aux sorcières qui évoque immanquablement celle dont Millard Lampell fut l’une des victimes à l’époque du Sénateur McCarthy. Loin de désigner l’ensemble du monde politique comme corrompu, le scénario stigmatise quelques fruits véreux pour dénoncer la collusion pouvant exister entre les milieux d’affaires et la politique. Comme dans l’intrigue de la grève sauvage en première moitié de saison, les personnages positifs contrebalancent largement les éléments corrompus et ceux-ci sont dénoncés comme un danger pour la démocratie. C’est le sens du plaidoyer enflammé que prononce Rudy devant la commission sénatoriale dans l’épisode 2.19 (Chapter XIX / Chapitre 20), lorsqu’il cherche à démontrer qu’il poursuit Charles Estep non pour des raisons personnelles (la grève qui faillit lui coûter sa compagnie) mais parce qu’il représente un danger gigantesque, et malheureusement tenu dans l’ombre, pour le pays tout entier, voire le monde. Dans ce plaidoyer, l’élection de Nixon à la Présidence en 1972 est présentée comme l’une des étapes d’un vaste plan établi par Estep et ses associés, dont le pouvoir est d’ores et déjà dénoncé comme capable de mettre en échec celui des représentants élus du peuple américain.

Le Riche et le pauvre Livre 2 a donc une dimension politique éminente qui peut être vue comme une retombée du scandale du Watergate. L’année 1968, marquant la fin de mandat de Lyndon Johnson, est l’année où Richard Nixon fut élu à la Maison Blanche, avant d’être réélu en 1972 et démissionnaire en 1974. L’action du Livre 2 se déroule donc dans les mois qui précèdent l’accession au pouvoir de Nixon et la campagne de Rudy Jordache contre la corruption qui gangrène le parti républicain a toutes les apparences d’une mise en garde contre le danger qui menace la démocratie et qui, à l’époque de la diffusion de la série, en 1976-1977, s’est cristallisé sous la forme du scandale du Watergate. Jordache n’est pas seulement, cependant, le chantre de l’honnêteté en politique, il est aussi le portrait d’un chef d’entreprise qui sait être pragmatique et à l’écoute de ses salariés. La saison est ainsi organisée en deux temps, le premier mettant en exergue les vertus de Rudy Jordache en tant que patron, le second ses vertus d’homme politique intègre injustement désigné à l’opprobre public. Les derniers mots de la saison, prononcés par un journaliste en voix off, seront pour qualifier Jordache de « nouvelle conscience du Sénat ». Bref, un héros !

 

1. Dick Sargent dans l’épisode 2.18 : « Tous ces gens de Washington, tout l’entourage de Nixon, ils établissent des listes : ou on est pour eux, ou on est ennemi. Et si on est ennemi, on est sur la liste. »

 

Tag(s) : #Dossiers, #Dossiers 1970s
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