Un article de Thierry Le Peut
13 avril 2022
Cagney & Lacey
les origines
Tyne Daly et Meg Foster posent avec le producteur Barney Rosenzweig en 1982
A suivre : la fiche du téléfilm et le guide de la saison 1
Le script de Cagney & Lacey est écrit en 1974 par Barbara Avedon et Barbara Corday, deux scénaristes qui commençaient à l’époque une collaboration appelée à durer plusieurs années. Barbara Avedon, née en 1930, écrivait pour la télévision depuis le milieu des années 1950. Barbara Corday, née en 1944, signait son premier script avec Avedon pour la série Maude. Elles allaient travailler ensemble sur d’autres séries, Medical Center, Wonder Woman (épisode « Féminin singulier », saison 1), Executive Suite, Fish pour commencer, entre 1974 et 1977. A l’origine du projet, une conversation entre Barbara Corday et le producteur Barney Rosenzweig, qui deviendrait son mari des années plus tard, en 1979 : « Je lui avais donné plusieurs livres à lire parlant des femmes et du mouvement féministe. Dans l’un en particulier, From Reverence to Rape, une histoire des femmes au cinéma par Molly Haskell, celle-ci retrace les rôles des femmes dans les films au fil des décennies. L’une des idées qu’elle développait était qu’il n’y avait jamais eu de véritable buddy picture [un « film de potes », un duo] féminin, un film similaire aux films réunissant Paul Newman et Robert Redford. Barney me dit que noue devrions essayer de le faire. » (Barbara Corday citée par Michael Winship dans Television, 1988, Random House, p. 120) Ce livre, From Reverence to Rape : The Treatment of Women in the Movies, de Molly Haskell, critique de cinéma et féministe, a été publié en 1973. Barney Rosenzweig en parla aussi à Ed Feldman, alors président de Filmways, une compagnie de production qui deviendrait plus tard Orion.
Avedon & Corday suivent des policières de New York dans leur travail durant une dizaine de jours avant d’écrire un script intitulé Freeze, destiné à devenir un film de cinéma. C’est, selon Julie D’Acci, auteure de Defining Women : Television and the Case of Cagney & Lacey (1994, University of North Carolina Press, p. 19), « une parodie dans laquelle Cagney et Lacey découvrent l’existence de la Marraine, la patronne d’un bordel où les hommes se prostituent et les femmes dirigent. Le procédé narratif principal était la notion d’inversion des rôles en vigueur au début du mouvement féministe. » Selon Avedon, « Nous avons retourné tous les clichés, même les moins drôles. On voyait Cagney dire à un homme ‘Je t’appelle un de ces jours’ puis se retourner et s’éloigner avec indifférence. » (Citée par D’Acci.)
Le script ne trouve malheureusement aucun preneur. Sherry Lansing, l’une des premières femmes à occuper un poste de direction dans un studio de cinéma, persuade le patron de MGM, Dan Melnik, de faire le film mais il veut engager deux sex symbols, Raquel Welch et Ann-Margret, et ne concède qu’un budget de 1,6 million de dollars insuffisant pour répondre à cette simple exigence. On oublie donc Freeze et le premier duo de femmes flics du cinéma. Jusqu’en 1980, date à laquelle Barney Rosenzweig décide de retenter le coup mais sous forme de téléfilm, moins cher, moins ambitieux. CBS est intéressé et Barbara Avedon écrit un nouveau script, délaissant la parodie pour le « réalisme ». Rosenzweig doit discuter avec CBS pour embaucher des actrices d’âge mûr plutôt que de jeunes comédiennes sexy et le choix de l’actrice principale se porte finalement sur Loretta Swit, alors sous contrat avec CBS qui diffuse M*A*S*H, même si l’implication de l’actrice dans cette série l’empêchera de tourner une nouvelle série dans le cas où le téléfilm donnerait effectivement naissance à une série régulière. Avedon & Corday envisageaient, elles, Sharon Gless, avec laquelle elles avaient travaillé sur Turnabout, une mini-série de huit épisodes, en 1979, mais elle était alors sous contrat avec Universal qui l’avait produite dans Switch puis Colorado. Le nouveau patron de Filmways, Richard M. Rosenbloom, est producteur du téléfilm et le réalisateur Ted Post est engagé pour le mettre en scène. Avec un budget de 1,85 million, le tournage se déroule à Toronto et New York et la diffusion est prévue le jeudi 8 octobre 1981.
La publicité publiée par TV Guide dans son numéro du 3 au 9 octobre 1981 occupe les trois quarts d’une page et met en avant le visage de Loretta Swit, dont le nom est écrit en grosses lettres au-dessus de ceux de Tyne Daly et Ronald Hunter (respectivement Mary Beth et Harvey Lacey). Visiblement maquillée, avec une coiffure à la Angie Dickinson ou Farrah Fawcett, Swit tient fermement un revolver et son visage déterminé affiche la force de son personnage, dont on devine qu’il est le premier du duo, Cagney, décrit ainsi dans le texte qui s’affiche à droite de son visage : « Cagney aime l’action. » En bas de la publicité, c’est Swit aussi qui apparaît allongée au lit avec un homme, dans une position qui, cette fois, met en avant son caractère sexy. Entre la force et le sex-appeal de Cagney est insérée Lacey, dont la taille est à mi-chemin entre la Swit sexy et la Swit déterminée, bien plus petite cependant que le visage de sa partenaire. Elle porte des vêtements plutôt masculins (veste, chemise et cravate, qui sont l’uniforme de policière qu’elle porte dans la première séquence du téléfilm) et la phrase qui lui correspond suit la description de Cagney : « Lacey se soucie des gens qu’elle protège. » La répartition des rôles est donc claire sur cette publicité qui mêle différentes représentations traditionnelles de la féminité : le charme, la sexualité, le care mais aussi la force et la capacité à endosser un rôle habituellement dévolu aux hommes. Un bandeau annonce, au-dessus du texte : « Nouveau ! Pour la première fois à la télévision ! » et le texte se poursuit ainsi : « Elles vont réussir en tant que detectives (le terme US pour « inspecteurs »… donc « inspectrices ») – ou mourir en essayant ! » La formule finale induit un suspense mais, aussi, un doute sur la capacité finale de Cagney et Lacey de « réussir » dans le défi qui leur est assigné : être des detectives à part entière.
La publicité indique aussi qu’elles opèrent en tant que flics infiltrés, un schéma classique dans la série policière (on se souvient des multiples déguisements de Starsky et Hutch mais aussi des missions infiltrées de Pepper / Angie Dickinson dans Sergent Anderson). C’est en fait la clé de voûte du scénario, mis en exergue par une phrase prononcée par les protagonistes et qui deviendra le titre du premier épisode de la série régulière quelques mois plus tard, reprise chaque semaine dans le générique : « You call this (ou these) plainclothes ? », « Vous appelez ça ‘en civil’ ? ». Devenues detectives à la suite d’une arrestation spectaculaire, Cagney et Lacey découvrent en effet, dès leur arrivée au 14th Precinct, qu’elles sont affectées à une mission bien particulière, taillée spécifiquement pour les femmes : jouer les prostituées sur le trottoir afin de passer les menottes aux clients qui leur font des avances explicites.
Au moment de la diffusion du téléfilm, Tyne Daly et Loretta Swit font la couverture du magazine féministe Ms. avec le titre : « La nouvelle série télé qui pose la question : Les femmes peuvent-elles être des buddies – sous pression ? » L’article de Marjorie Rosen insiste sur la nouveauté du traitement offert aux deux protagonistes féminines du téléfilm, en envisageant le prolongement du téléfilm par une série. Elle souligne la façon dont Cagney & Lacey fait de deux femmes les protagonistes d’un programme d’action, genre masculin par excellence, mais aussi la manière dont ces femmes occupent un job traditionnellement masculin tout en étant amies et indépendantes. De fait, ce sont les enjeux explorés par le scénario de Barbara Avedon, qui plonge Cagney et Lacey dans une atmosphère résolument réaliste, les affrontant aux exigences du métier de policier autant qu’au regard et au comportement machiste des hommes qui les entourent dans un cadre urbain réel et non reconstitué en studios, et dans un décor de commissariat plus proche de Hill Street Blues (sur NBC depuis janvier 1981) et Serpico (également sur NBC, en 1976-1977) que de Starsky & Hutch (ABC, 1975-1979).
Le New York Times commente également la diffusion du téléfilm en publiant le 7 octobre un article de Barbara Basler qui donne la parole à trois policières de New York auxquelles on a montré des extraits de Cagney & Lacey. L’article insiste précisément sur le réalisme du programme, présenté comme un tableau pertinent de la vie des policières interrogées, sans faire l’impasse sur les critiques que celles-ci formulent à l’encontre des images qu’elles ont vues. L’article se termine sur ce commentaire de l’Officer Holmes : « Une femme doit être super géniale aujourd’hui et alors, peut-être, les hommes diront ‘Elle n’est pas mal’. » On est, là aussi, tout à fait dans le ton du téléfilm, qui montre des hommes au comportement macho, peu enclins à prendre au sérieux leurs partenaires féminines parce qu’enfermés dans leurs réflexes et leurs représentations mais aussi dans une fierté typiquement masculine. (Voir ici l'article du NY Times.)
Du téléfilm à la série
Diffusé, donc, le jeudi 8 octobre à 20 h, Cagney & Lacey réalise une audience inattendue : 42 pour cent des téléspectateurs ont regardé le téléfilm. Le feu vert est immédiatement donné par CBS pour une série régulière. Celle-ci sera déclinée sur six semaines seulement de fin mars à fin avril 1982, précédant des rediffusions jusqu’en août, avant la diffusion de la première saison complète de 22 épisodes à partir du 25 octobre. En mars 1982, Cagney & Lacey succède à Magnum P.I. (diffusée entre 20 h et 21 h) et précède Côte Ouest (diffusée jusqu’alors sur le créneau de 21 h mais repoussée à 22 h pour céder la place à Cagney & Lacey). Elle a en face d’elle, avec une diffusion commencée le même soir, 25 mars, la sitcom Comment se débarrasser de son patron (9 to 5), dominée elle aussi par un casting féminin (Rita Moreno en tête) et qui conte les (més)aventures de secrétaires réclamant de meilleures conditions de travail. Un choix de programmation contesté à l’époque par Gloria Steinem de Ms. qui estimait qu’il compromettait les chances des deux séries de toucher leur public. A l’automne 1982, Comment se débarrasser de son patron passera à 21 h 30 le mardi tandis que Cagney & Lacey s’inscrira dans le créneau de 22 h le lundi.
Loretta Swit, comme c’était prévisible, n’est pas reconduite dans le rôle de Cagney, qui échoit à Meg Foster. Le changement profite à Tyne Daly qui passe en première position au générique. La répartition des rôles, elle, demeure inchangée : Lacey est une femme flic mais d’abord (c’est elle qui le dit) une femme et une mère, qui entend faire son travail du mieux possible mais ensuite rentrer chez elle et vivre sa vie d’épouse et de mère auprès de son mari Harvey et de leurs deux enfants Harvey Jr et Michael (tous trois étant recastés eux aussi) ; Cagney, elle, est toujours célibataire et libre de sortir avec qui elle veut quand elle le décide, elle est en outre beaucoup plus obsédée que son équipière par le souci de faire ses preuves et de s’imposer dans un environnement d’hommes qui ne lui fera pas de cadeaux. C’est l’une des lignes de force du premier épisode, où les deux protagonistes explicitent leurs différences, avant de repartir bras dessus bras dessous. Car, différences ou non, et quand bien même celles-ci amènent des divergences d’opinion et des querelles ponctuelles, Cagney et Lacey sont amies et le restent : buddies, absolument, envers et contre tous et tout s’il le faut. La plus grande partie de chaque épisode les montre ensemble, échangeant des points de vue dans leur voiture de fonction (qui est aussi bien leur véhicule personnel), dans la rue ou au bureau, discutant les thématiques mises en avant par le scénario ou les enjeux propres à leur féminité (ou à la masculinité de leurs confrères) que ces thématiques peuvent agiter de loin en loin (mais souvent d’assez près).
La première séquence du générique de la saison 1 reprend, en la simplifiant, la première séquence du téléfilm : Cagney et Lacey, policières en uniforme, réalisent une arrestation remarquée qui leur vaut d’être promues detectives. Elles sont alors mutées au 14th Precinct où elles découvrent (chaque semaine dans le générique mais particulièrement dans le premier épisode qui rejoue de façon concentrée le scénario du téléfilm, avec infiltration sur le trottoir et tueur en série) qu’on veut les cantonner à un rôle dégradant et répétitif en leur déniant la possibilité de faire leurs preuves dans de vraies enquêtes. Dès la fin du premier épisode, cependant, les preuves sont faites : comme dans le téléfilm, Cagney a maîtrisé seule le meurtrier de service et les deux équipières gagnent le droit de conduire leurs propres enquêtes, sans dépendre du concours ni du secours des hommes.
Une saison 1 réussie mais…
Barbara Avedon et Barbara Corday, créditées comme créatrices de la série, ne sont pas impliquées dans la saison 1. Le script du premier épisode est une adaptation par Barney Rosenzweig de l’intrigue du téléfilm, destiné à présenter une nouvelle fois les deux protagonistes ainsi que la « nouvelle » formule, adaptée au format hebdomadaire. Al Waxman reprend le rôle du Lt Samuels qui devient le chef direct de Cagney et Lacey, le personnage du Capitaine Wells étant supprimé. Franchement hostile dans le téléfilm, il est ici « adouci » pour devenir un « macho sympathique », comprenez : inoffensif. Dans le téléfilm, il refuse de laisser Cagney s’immiscer dans son enquête, regardant l’arrivée de deux femmes dans son équipe comme une donnée « collatérale » qui ne doit rien changer aux habitudes de « l’équipe », c’est-à-dire des hommes. Il ne la commente pas mais se dresse de toute sa corpulence pour leur barrer le passage, c’est-à-dire leur dénier le droit de faire de vraies enquêtes. A la fin de l’histoire, néanmoins, il félicite Cagney pour le « bon boulot » qu’elle a accompli en trouvant et arrêtant seule un meurtrier. Au passage, le seul policier mâle dont elle a reçu l’aide est Petrie, le detective noir, autant victime de racisme qu’elle de sexisme. De façon significative, cependant, il est blessé par le tueur, laissant à Cagney le soin de le neutraliser quasiment seule. Carl Lumbly reprend lui aussi le rôle de Petrie dans la série et son personnage ne subit pas de modification notable. Les autres acolytes, en revanche, sont remplacés : Isbecki demeure mais le rôle est confié à Martin Kove qui, en succédant à Jefferson Mappin, impose un personnage plus en muscles qui conserve une certaine ironie, notamment dans sa façon de considérer Cagney et Lacey. Ironique, mais inoffensif lui aussi : de même que Samuels continue d’opposer à Cagney et Lacey un sourire malicieux mais se révèle finalement plus maladroit ou conservateur par confort que férocement misogyne, de même Isbecki se signale-t-il plutôt par un caractère de grand enfant, fan inconditionnel de John Wayne (ça, c’est pour le machisme, en même temps que la caricature du flic hard-boiled comme l’est Wayne dans Brannigan et Un Silencieux au bout du canon en 1975 et 1974) et de sandwichs au pastrami, hostile aux questions de société par paresse et par confort, amusé parfois par ses collègues femmes, certainement lourd dans ses plaisanteries mais pas méchant pour autant. A leurs côtés est introduit La Guardia, joué par Sidney Clute, vieux célibataire intéressé par la lecture et plus disposé à réfléchir que ses partenaires.
La relation de ces messieurs aux femmes est représentative du positionnement ambigu des hommes. Samuels est marié à Thelma, que l’on ne voit jamais mais avec laquelle il a constamment des échanges téléphoniques qui reviennent comme un gimmick d’épisode en épisode, trahissant une relation de couple installé où la femme au foyer (non par choix mais par volonté de son mari, comme le confesse Samuels dans l’épisode 1.06) s’inquiète constamment de ce que fait son mari au travail, de ce qu’il porte, de ce qu’il mange, de l’heure de son retour à la maison. La Guardia est officiellement célibataire (même s’il adresse, énigmatique, à Samuels dans le même 1.06, un « On ne sait jamais » qui peut indiquer qu’il n’est pas aussi célibataire qu’on le croit ou simplement qu’il se tient prêt à une rencontre impromptue), en version quadra ou quinqua, tandis qu’Isbecki l’est en version trentenaire (comprenez : avec des flirts explicites). Petrie, lui, est marié et l’épisode 1.04 révèle que la présence de collègues femmes cause des remous dans sa relation de couple, parce qu’elle pousse son épouse au soupçon et à la méfiance, conséquence étendue à d’autres couples comme en témoigne Bonita Velasquez, mariée à un autre policier.
Ces différences font écho, finalement, à celles que présente déjà le tandem Cagney et Lacey. Cette dernière vit pleinement sa vie d’épouse et de mère et ne cherche ni à bousculer le conformisme des hommes ni à faire ses preuves ostensiblement (et agressivement) en tant que policière, toutes choses que fait ouvertement Cagney. Dans l’épisode 1.04, alors que Lacey comprend les raisons pour lesquelles Petrie ne les a pas invitées à la fête qu’il donne pour la grossesse de son épouse, Cagney s’en indigne et finit par convaincre sa partenaire de s’incruster dans la fête, causant précisément les remous que Petrie voulait éviter. On découvre ainsi que la féminisation du métier de policier ne pose pas des problèmes qu’aux hommes mais que leurs épouses sont elles aussi victimes des représentations qui définissent les « genres ». Le modèle de la femme au foyer se révèle par le fait un modèle répandu dans la profession, et assumé (pour ce qu’on en voit ici) par les épouses, au prix cependant d’une défiance qui ne les honore pas plus que les hommes. C’est d’ailleurs Petrie qui, dans cet interlude, montre sa soumission au sein du couple, et son embarras. Velasquez enfonce le clou du jeu sur les représentations : sommé par sa femme de quitter la fête avec elle après l’intrusion de Cagney et Lacey, il adresse à Lacey, de manière complice (de flic à flic), un « Les femmes ! » résigné qui se transforme en rire complice (et gêné) quand il réalise que Lacey est précisément… une femme.
Bref, la série interroge les genres et met en question aussi bien la masculinité que la féminité. Dans l’épisode 1.06, Cagney et Lacey sont affectées à la protection d’une femme politique dont le discours conservateur fustige le féminisme et entend revendiquer pour les femmes le droit aux rôles traditionnels, arguant que les femmes n’ont pas à lutter pour l’égalité puisqu’elles sont déjà, de fait, « plus qu’égales ». Comme l’explique La Guardia à Samuels (qui est aussi perdu en la matière qu’Isbecki), « elles n’ont pas à servir dans l’armée, elles ne paient pas de pension alimentaire, des trucs comme ça », donc elles sont finalement mieux traitées que les hommes. Cagney et Lacey n’approuvent pas, la politicienne, elle, assume sans ciller et exige des hommes pour la protéger et non des femmes, même si c’est finalement Lacey qui permet l’arrestation de l’homme qui la harcèle. Un homme qui, au passage, vit encore sous l’emprise de sa mère et manie davantage la menace à distance (par téléphone interposé) que l’agression directe, au contraire du tueur de prostituées de l’épisode 1.01.
Si les histoires de la série sont bien écrites et témoignent d’une volonté « sociale » (prostitution, travail clandestin, maltraitance au sein de la famille), ce n’est pourtant pas ce qui distingue résolument cette première saison de Cagney & Lacey. Certes, c’est un parti pris qui la rapproche de Hill Street Blues plutôt que des Drôles de Dames, mais la différence est plutôt dans le traitement accordé au tandem vedette et dans la façon de lier vies personnelles et vies professionnelles. Tyne Daly et Meg Foster s’emparent littéralement de leurs personnages, parce que la série est écrite ainsi. Elles occupent l’ensemble du temps d’antenne et leurs conversations sont aussi importantes que les enquêtes qu’elles mènent, portant aussi bien sur les enjeux privés que professionnels. Cagney, certes, est plus investie dans sa vie professionnelle et sa vie sentimentale est moins développée, cantonnée pour cette première saison à une aventure (1.05) et sa relation avec son père (1.02 directement, 1.03 indirectement). Lacey, elle, est pleinement investie dans sa vie familiale, raison pour laquelle son mari est aussi l’un des protagonistes de la série, crédité au générique d’ouverture. Le rôle, tenu par Ronald Hunter, est repris par John Karlen qui prolonge l’exploration d’une personnalité dominée par le rapport au travail : dans le téléfilm, Harvey, au chômage, n’assume plus son rôle d’« homme » au sein du couple et se sent dévalué ; dans la série, il a d’abord le même problème (1.02 : il trouve un travail mais doit y renoncer en raison d’un vertige chronique, 1.03 : il a besoin de se prouver à lui-même qu’il est encore « un homme ») puis assume résolument son statut d’homme au foyer, dont il joue à plusieurs reprises (en préparant une réception « coquine » à sa femme au retour du boulot, en revendiquant sa domination sur la cuisine du foyer).
Curieusement, pour une série qui repose sur le portrait de deux femmes policières dans un environnement à domination masculine, la première saison affiche une équipe de scénaristes qui compte une seule femme (Claudia Adams) pour cinq hommes (Barney Rosenzweig, Brian McKay, Marshall Goldberg, Paul Ehrmann et Bud Freeman). Les réalisateurs sont également des hommes (Georg Stanford Brown, alors marié à Tyne Daly, Ray Danton et Reza Badiyi), ainsi que les producteurs. Les rôles féminins ne se signalent pas non plus par leur puissance ni par leur importance : à l’exception de Julie Adams dans l’épisode 1.06 et Gail Strickland dans l’épisode 1.05, les femmes sont plutôt effacées, et même ces épisodes donnent une importance notable aux hommes (sans que l’on puisse parler de prééminence). On sent que la série est encore tributaire d’un schéma traditionnel et c’est, encore une fois, le traitement du duo d’héroïnes qui fait sa différence.
Cette différence, toutefois, est réelle. Alors que l’héroïne de Sergent Anderson était plus souvent qu’à son tour sauvée in extremis par l’intervention de ses collègues masculins, et à rebours des détectives de Drôles de Dames qui se sortaient (certes seules) de situations en général invraisemblables, ou de l’héroïne de Wonder Woman qui devait son salut à ses super-pouvoirs, Cagney et Lacey se sortent par leurs propres moyens de situations vraisemblables. Les hommes, lorsqu’ils prennent part au dénouement, interviennent après que la situation a été résolue, ils n’y ont pas de part décisive. Si Cagney semble a priori plus forte et agressive que Lacey (c’est elle qui secourt sa partenaire en difficulté dans l’épisode 1.01, avant de maîtriser seule un tueur dans le finale), celle-ci fait ses preuves dès l’épisode 1.02 et les renouvelle dans le 1.03 où, victime d’une agression, elle refuse de se comporter en victime (ce que ses collègues masculins attendraient d’elle) et remet sa vie en danger en affrontant, seule, plusieurs hommes. Au fil des six épisodes, c’est davantage sa personnalité qui s’impose que celle de Cagney, qui paraît déjà prisonnière d’une définition réductrice. Moins univoque que sa partenaire, Lacey a l’opportunité de jouer sur plusieurs tableaux (le métier de flic et la vie de famille) et de montrer plusieurs facettes de sa personnalité, au contraire de Cagney.
Annulée, renouvelée… mais encore recastée
De fait, c’est le rôle de Cagney qui cristallise les critiques et induit un nouveau changement de casting au terme de la première saison. Dès la diffusion des deux premiers épisodes, cependant, ce sont les résultats d’audience qui préoccupent CBS, car ils ne sont pas à la hauteur des attentes générées par le téléfilm. La série est classée 64e au terme de la saison mais au bout de deux semaines CBS envisage déjà son annulation. Dans le créneau de 21 h, Cagney & Lacey se montre décevante alors qu’elle succède à Magnum P.I., qui après des débuts modestes attire désormais un public conséquent à 20 h. Les réactions à la saison 1 pointent un autre problème : Cagney et Lacey sont perçues comme trop agressives et pas assez « féminines ». Le reproche s’applique plus immédiatement à Cagney mais vaut aussi pour Lacey qui, en s’affirmant, manifeste elle aussi la hargne de sa partenaire, même si son personnage apparaît moins stéréotypé. Selon Barbara Corday, « Nous sentions que Meg et Tyne se ressemblaient trop à l’écran. Nous avions un sérieux problème. Autant le network que le public disaient : ‘On ne peut pas faire la différence entre ces deux femmes.’ CBS offrit de reconduire la série si nous remplacions Meg. Nous avons fait cette concession. Nous avons tous convenu que c’était ce qu’il fallait faire. » (Citée par Michael Winship dans Television, p. 120)
Julie D’Acci dans Defining Women : Television and the Case of Cagney & Lacey pointe un autre « problème » : Meg Foster avait tenu en 1978 un rôle d’homosexuelle dans le film A Different Story (Un couple très particulier) en 1978, un rôle dont elle disait que c’était son préféré. Barbara Avedon, au moment des auditions effectuées pour recaster le rôle de Cagney, avait été immédiatement convaincue par la prestation de Meg Foster mais une responsable de casting, présente à ce moment-là, essaya de la dissuader de lui donner le rôle, arguant qu’elle n’était pas capable de porter une série et que c’était… a dyke, « une gouine » (cité par J. D’Acci, op. cit., p. 31). De fait, affirme Julie D’Acci, le « soupçon » d’homosexualité est présent dans les raisons que mettent en avant les exécutifs de CBS pour expliquer ou bien l’accueil mitigé de la série ou bien la nécessité de distribuer à nouveau le rôle de Cagney. C’est d’ailleurs à cette condition que CBS accepte, sur l’insistance de Barney Rosenzweig, de reconduire la série à l’automne 1982, malgré ses réserves.
Rien de tout cela n’apparaît dans le livre de Barney Rosenzweig Cagney & Lacey… and Me (2007, iUniverse Inc.), qui évoque la trop grande ressemblance entre les deux personnages féminins et le fait que Meg Foster fut identifiée comme « le problème » par Harvey Shepard, vice-président en charge de la programmation à CBS. « Elle [Cagney] est écrite de la même manière que quand elle était jouée par Loretta Swit. Là, elle crevait l’écran. Regarde les choses en face », dit Shepard à Rosenzweig, « cette fille ne fait pas l’affaire, c’est tout. » (Cité par Rosenzweig, op. cit., p. 84) Rosenzweig se souvient que Barbara Corday avait émis les mêmes réserves dès les premières lectures de Meg Foster, au moment du casting, et un ami de Rosenzweig, le producteur et réalisateur Michael Zinberg, avait rendu le même verdict après avoir vu le premier épisode, déclarant à Barney qu’il avait « parié sur le mauvais cheval ».
Entre-temps, Rosenzweig avait convaincu Harvey Shepard de programmer une rediffusion de la série dans un autre créneau, le dimanche à 22 h, dévolu à la série Trapper John M.D. Rosenzweig pensait que le contenu sérieux, adulte, de Cagney & Lacey justifiait une programmation plus tardive. La rediffusion du 25 avril (trois jours après la diffusion de l’épisode 1.05 et quatre jours avant celle du 1.06) semblait lui donner raison en créditant l’épisode de 34 % de parts de marché, mais pour emporter l’accord de CBS pour le renouvellement de la série il fallut aussi consentir à remplacer Meg Foster. Le 25 octobre 1982, c’est donc une troisième Cagney que découvrent les téléspectateurs branchés sur CBS à 22 h, un lundi soir. Mais, d’une certaine manière, c’est bien la Cagney originale qui fait son entrée en scène ce soir-là, car Rosenzweig est parvenu à convaincre celle qui était le premier choix de Barbara Avedon et Barbara Corday, retenue par son contrat avec Universal au moment du téléfilm de 1981 et ensuite de la série de 1982 : Sharon Gless. La série n’est pas pour autant un hit durant la saison 1982-1983 et elle sera de nouveau annulée, mais pour revenir en troisième saison, à la demande du public (sous l’impulsion de Rosenzweig), et se hisser brusquement de la 55e à la 10e place du classement des programmes les plus regardés. Mais tout cela, c’est une autre histoire !
Pour en savoir plus (en anglais) :
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