par Robert J. Thompson

Praeger, 1990, 146 p.

 

adventuresonprimetime

En 1990, Stephen J. Cannell produisait encore mais ses deux périodes majeures – celle de formation au sein des studios Universal et celle de l’âge d’or au milieu des années 1980 – étaient derrière lui. Bientôt découragé par la « nouvelle donne » de la production télé, défavorable aux producteurs indépendants, il allait se détourner de la lucarne cathodique pour se consacrer à sa carrière d’écrivain et prendre ses distances avec Hollywood. C’est donc en période de crépuscule « cannellien » que Robert J. Thompson choisit de publier une étude de la « méthode » Cannell, en analysant sa carrière jusqu’à l’âge d’or, celle d’Agence Tous Risques et de Riptide.

L’approche de Thompson n’est pas apologétique. Son propos n’est pas de chanter les louanges de Cannell, dont il apprécierait particulièrement l’imaginaire ; au contraire, l’auteur place d’emblée son étude sous l’égide de la critique organisée, en élargissant le propos à la notion d’ « auteur » à la télévision, en une période où justement on commence à reconnaître cette notion longtemps contestée. Medium de « récupération » à sa naissance – parce qu’il recyclait les formules et les titres du cinéma et de la radio -, puis terreau d’un genre nouveau, celui de la fiction proprement télévisuelle, la télévision a dès son apparition fait l’objet d’études critiques plus ou moins objectives (souvent orientées, en fait, par les préjugés de leurs auteurs) ; avec l’installation de la série comme genre dominant, « création originale » de la télévision selon beaucoup, on y a vu d’abord le triomphe des studios puis celui des producteurs, notamment ceux qui, s’affranchissant de la loi des studios pour créer leur propre société, se déclaraient indépendants et, en cas de succès, abreuvaient les networks de leurs productions (comme Aaron Spelling). Avec les années 1980 et plus encore la décennie suivante vint le temps des « auteurs », la critique reconnaissant plus largement la présence dans les « produits » sériels de thématiques récurrentes permettant de dégager de l’abondance de la production des motifs identifiables et – ô merveille de la critique ! – des lignes de forces assimilables à ce que l’on avait depuis longtemps identifié au cinéma. Du coup, la télévision gagnait ses lettres de noblesse et devenait un terrain d’expérimentation et de discours.

Tout cela pour en venir au propos du sieur Thompson qui, observateur attentif et informé de la lucarne cathodique, ident ifie chez Cannell ces lignes de forces et entreprend d’en dessiner les contours avec une idée en tête : démontrer que l’imagination de Cannell est liée à son expérience propre au sein de l’industrie télévisuelle et qu’il parvient à être l’un des scénaristes-producteurs les plus inventifs et prolifiques en réinvestissant dans ses écrits les leçons tirées de son métier, quand bien même il est question de fiction policière ou d’action-aventure dans ses productions. Le livre de Thompson suit donc une problématique précise, énoncée dès le début de l’ouvrage, et dans laquelle Cannell joue le rôle de « cobaye » utilisé à des fins démonstratives.

L’auteur invoque en effet d’autres observateurs, notamment Todd Gitlin et Horace Newcomb, pour poser comme postulat que la création télévisuelle est par nature « recombinatoire », c’est-à-dire que les séries s’inspirent constamment de celles qui les ont précédées, s’en servent, les « pillent » et les démontent pour en utiliser les pièces détachées dans des combinaisons nouvelles, « originales » tout en étant farcies de conventions et de poncifs dont elles se détachent rarement. Cette idée sert ensuite de fil directeur à la pensée de Thompson, qui retrouve dans les différents titres créés ou produits par Cannell les modèles antérieurs, et prouve que, en dépit de fréquentes déclarations d’originalité dans la presse et les émissions de télévision, Stephen J. Cannell a rarement fait autre chose que reprendre des morceaux de formules préexistantes pour les adapter à sa sensibilité personnelle, les « reformuler » selon des critères propres, que l’on peut aisément retrouver d’un titre à l’autre. L’exemple le plus probant (et le plus connu sans doute) est celui d’Agence Tous Risques, amalgame de Mission : Impossible, The Lone Ranger et Les Sept mercenaires revu à la sauce « maverick » typique des productions indépendantes de Cannell. Et pourtant, ce dernier voyait la série comme une création tout à fait originale, quelque chose d’encore jamais vu à la télévision.

Le but de Thompson n’est pas, toutefois, de démontrer que Cannell est un maître du plagiat. Ce qui est observable chez lui l’est en réalité dans la grande majorité de la production télévisuelle, non en raison du manque d’imagination des scénaristes mais en raison, plutôt, du fonctionnement de l’industrie elle-même. La lecture du classique de Todd Gitlin, Inside Prime Time (voir ASS 25), est très utile pour saisir les dessous de la production des séries ; Agence Tous Risques, par exemple, n’a pas été conçue entièrement par Cannell. Celui-ci a en fait répondu à une commande de NBC, qui mentionnait les productions antérieures dont la série s’inspire. Si Cannell eut le sentiment, à l’époque, de créer une série originale, c’est qu’il admettait comme allant de soi la reprise d’éléments antérieurs, concevant sans doute son métier comme un art recombinatoire plus que comme la capacité de créer ex nihilo.

L’intéressant, alors, est ce que Cannell a réellement apporté aux séries dont il a été, ou bien le créateur à part entière, ou bien le co-créateur. Et c’est là que l’hypothèse de Thompson apporte son lot d’idées nouvelles, à ma connaissance jamais évoquées en France. A savoir que, pour bâtir ses scénarii, Cannell s’inspirait de sa carrière au sein des studios Universal puis en tant que producteur indépendant. Ainsi son travail à Universal est-il marqué par l’esprit des personnes avec lesquelles il a d’abord collaboré : travaillant pour Jack Webb, le producteur de la très rigide Dragnet, il coordonne les scénarii de Adam 12, une série policière traditionnelle, puis imagine Chase, également classique ; passant ensuite sous l’aile de Roy Huggins, le créateur du Fugitif, il apprend à exploiter la veine « irrévérencieuse » ou, disons, moins classique, moins proprette, du héros forte tête, du « maverick ». C’est l’époque de Toma, qui devient Baretta, puis de Deux cents dollars plus les frais qui porte en vérité la marque de Roy Huggins à travers l’acteur James Garner, et le personnage qu’il incarne, très proche de celui qu’il immortalisa dans le western Maverick, produit par Huggins. Durant cette première époque, Cannell est donc tributaire de ses « mentors », mais également du studio qui produit énormément de programmes pour la télévision et fonctionne, de ce fait, comme une véritable usine.

Devenu indépendant pour échapper à ce carcan industriel, et avec l’idée de donner la prééminence aux « écrivains » plutôt qu’aux producteurs, Cannell investit son statut d’outsider dans ses créations. Délaissant le policier, il met en scène des indépendants : déjà, Les Têtes Brûlées, qu’il produit avant de quitter Universal, témoigne de l’évolution du scénariste vers cette veine ; ensuite, il retrouve Robert Conrad dans The Duke, l’histoire d’un privé, puis crée Timide et sans complexe, ou la rencontre de deux individualistes, dont l’un se caractérise par son talent pour l’escroquerie – ou l’art de se débrouiller avec les moyens du bord, comme Cannell s’efforce de le faire avec entre les mains une entreprise nouveau-née – et l’autre se soustrait à une carrière toute tracée par beau-papa pour devenir détective privé, à son compte. L’investissement de Cannell dans cette dernière idée est d’autant plus visible qu’il place entre les mains de son détective Lionel Whitney les livres policiers d’un auteur au visage et au nom familiers : un certain Stephen J. Cannell. Par la suite, les succès de Cannell – après une période difficile où il fut à deux doigts de la faillite – reprennent le motif central du (des) héros indépendant(s), affranchi(s) de la tutelle de toute institution, et souvent en butte aux persécutions de celle-ci. Les baroudeurs d’Agence Tous Risques fuient l’armée qui les accuse de trahison, les détectives de Riptide vivent sur un bateau et ont fréquemment maille à partir avec la police, le juge de Le juge et le pilote commence sa carrière de « héros » au moment précis où il quitte la Justice pour prendre sa retraite, et fait équipe avec un jeune garçon indépendant arrêté pour vol de voiture. Tous ces programmes, qui établissent la popularité de la franchise Cannell, puisent dans le vivier des séries de toujours (on retrouve dans Riptide le côté décontracté qu’avaient les héros des séries policières de la Warner dans les années 1950, 77 Sunset Strip, Surfside Six, Hawaiian Eye – la première ayant été créée par nul autre que Roy Huggins).

Là commence à se dessiner tout le paradoxe de Stephen J. Cannell. Ayant quitté Universal pour acquérir sa liberté, il la perd en trouvant le succès : car, avec plusieurs succès à l’antenne au même moment, et l’obligation d’en produire d’autres sous peine de mettre la clé sous la porte, il est contraint de déléguer, de renoncer au contrôle de certaines productions (Hunter, en 1984, est créée par Frank Lupo seul, et Cannell abandonne dès la deuxième saison son poste de producteur exécutif à… Roy Huggins) et, plus encore, dans un souci d’appliquer sa « marque » à tout ce qui sort de son « usine », d’établir des formules contraignantes que les scénaristes travaillant pour lui auront dès lors bien du mal à briser. Le cas Agence Tous Risques est une fois de plus le plus éloquent : chaque épisode est construit sur un schéma identique, établi d’entrée de jeu par Cannell et son co-créateur Frank Lupo, et suivi par tous les scénaristes écrivant pour la série. Constituée d’une poignée de personnes à l’origine, la société de Cannell compte désormais plusieurs centaines d’employés et investit beaucoup d’argent dans le tournage de scènes d’action spectaculaires. Le voilà donc lancé dans une fuite en avant qui l’oblige à maintenir une cadence infernale et des production values (critères de production) élevées, et à abdiquer peu à peu le contrôle total dont il rêvait.

Il reste que l’aventure Cannell, qui connaît dans la seconde moitié des années 1980 de nouveaux succès dont Thompson parle peu (en particulier Un flic dans la mafia, dès 1987), fut effectivement une aventure où les « auteurs » trouvèrent à s’exprimer, Cannell figurant rarement seul au titre de créateur, qu’il partage plus fréquemment avec Frank Lupo, Babs Breyhosky, Patrick Hasburgh en particulier. Lupo et Hasburgh tenteront de faire carrière à leur tour dans la production indépendante (le second avec Sunset Beat, une série post-21 Jump Street où l’on croisait George Clooney en motard-flic sous couverture, le premier avec La malédiction du loup-garou et Raven notamment), sans parvenir à percer comme le fit leur mentor. Au tournant des années 1990, en effet, la pression des networks et des studios se fit plus forte à nouveau, et une nouvelle ère était en train de naître, dont allaient sortir de nouveaux créateurs qui, pour le coup, réussiront à prendre réellement le contrôle de leur progéniture cathodique : David E. Kelley le prolifique, Steven Bochco le survivant (il avait commencé comme Cannell dans les années 1970 au sein d’Universal), Chris Carter l’outsider, Joss Whedon l’adolescent génial, etc.

Ce sont ces étapes que retrace Thompson, avec un sens consommé de la démonstration. Des années de formation en « usine » à l’âge d’or de la liberté réalisée, puis vers le renoncement obligatoire aux premiers principes et la confrontation à une réalité qui, en dernier lieu, aura raison de ce « maître à produire » des années 1980. Thompson consacre une part importante à une série que nous connaissons à peine en France puisque seul son pilote a été diffusé jadis sur La Cinq, dans un doublage canadien : The Greatest American Hero, ou l’aventure d’un enseignant devenu super-héros grâce au costume prêté par des extra-terrestres. C’était l’époque où l’inexpérimenté Cannell se lançait dans l’aventure en solitaire, et apprenait à maîtriser de nouveaux pouvoirs… et de nouvelles responsabilités !

Il est intéressant de constater que, parvenu à la limite de ces « pouvoirs », Cannell a choisi non de « rentrer dans le rang », de renoncer à sa liberté d’indépendant, mais de prendre ses distances. Loin de signifier l’échec de sa démarche, bien qu’il ait déploré l’évolution de l’industrie qui plaçait sa société dans une situation difficile, cette décision apparaît au contraire comme le sommet de sa carrière : non seulement sa société a grandi et s’est développée en se diversifiant, donnant naissance à d’autres « franchises » principalement sur le marché de la syndication (du Rebelle – démarquage nullement voilé du Fugitif de Huggins – à La Loi du Fugitif et à Vanishing Son, toutes issues du même moule, on retrouve le nom de Stu Segall, l’un des continuateurs de l’esprit Cannell), mais Cannell lui-même a exploré les joies de la comédie, passant devant la caméra pour traquer Lorenzo Lamas dans Le Rebelle, où il endosse le rôle du méchant flic cherchant à tirer vengeance de la victime innocente qu’il a jetée sur les routes, et s’est imposé en auteur de plusieurs thrillers qui ont prolongé son succès cathodique. Il a ainsi réalisé l’accomplissement de ce qu’il disait vouloir créer dans l’industrie de la télévision : le primat de l’écriture. La question n’est nullement de savoir si ses productions sont inoubliables mais de replacer cette personnalité dans le contexte qui l’a vue naître, celui d’un marché où les « mavericks » sont finalement peu nombreux, et où sont rares les scénaristes qui parviennent à conquérir leur liberté tout en conservant une personnalité, fût-ce au prix de renoncements à leurs idéaux initiaux.

Publié à la fin de la décennie 1980, le livre de Thompson n’aura pas pu étudier c ette évolution du personnage, et on peut le regretter. Mais il a le mérite de remettre en contexte les deux premières carrières de Cannell et de nous inviter à méditer sur la nature de l’industrie hollywoodienne des séries, qui depuis n’a cessé de vivre des bouleversements qui ont profondément modifié le paysage télévisuel américain – et commencent à faire sentir leur influence sur la production hexagonale. Avec Profit, Cannell s’associait au milieu des années 1990 avec David Greenwalt, l’un des « nouveaux auteurs » naissants, pendant que Bochco assistait de son côté à l’émergence de son « protégé » David E. Kelley. En outre, il faut rappeler qu’Agence Tous Risques fut l’un des hits qui permit à NBC, alors bon dernier des trois grands networks, de concurrencer sérieusement ses concurrents, en attendant de se hisser au premier rang tandis qu’ABC, tenant du titre, sombrait dans l’abîme. A la même époque, rappelons-le, c’est précisément parce qu’il avait moins à perdre que ses concurrents que NBC donna carte blanche à Michael Kozoll et Steven Bochco pour créer à leur manière Hill Street Blues, dont le network allait tirer sinon un succès d’audience durable du moins un succès critique sans précédent. Mais ça, c’est une autre histoire (racontée dans Inside Prime Time de Todd Gitlin, voir ASS 25).

Thierry Le Peut

Tag(s) : #Livres
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