L'Agence a copié Mission : Impossible !
Un article de Thierry LE PEUT
paru dans Arrêt sur Séries 8 (mars 2002)
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Au jeu des familles, les séries télévisées offrent leur lot de comparaisons et de jeux d’influences. Si Le Caméléon emprunte quelques éléments au concept éprouvé de Mission : Impossible, elle n’est certainement pas la seule et on peut difficilement évoquer la postérité de l’I.M.F. sans citer celle qui lui a rendu le plus bel hommage (ne parlons pas de plagiat car la « recréation » est pleinement réussie) en pompant carrément ses éléments fondateurs. Ladies and gentlemen, nous sommes en 1983 et l’heure est venue de rencontrer... l’Agence Tous Risques !
Le concept d’Agence Tous Risques, ce n’est plus un secret, est un habile croisement entre Mission : Impossible et Les Sept mercenaires (eux-mêmes adaptés des Sept samouraïs de Kurosawa). Comme pour Le Caméléon, c’est d’abord l’idée même du formula show que Stephen J. Cannell a reprise à son auguste aîné Bruce Geller.
Dans les deux premières saisons au moins, chaque épisode de la série reprend un schéma « canonique » où l’on voit une victime harcelée ou malmenée par le méchant de la semaine louer les services d’une équipe de baroudeurs parfaitement entraînés (ils formaient déjà une unité d’élite au Viêtnam) afin de « faire la nique aux méchants », pour résumer la chose dans l’esprit de l’Agence. Au contraire de Mission qui reprenait systématiquement trois scènes introductives devenues des classiques, Agence Tous Risques délaisse toutefois fréquemment la scène de l’engagement, souvent statique (on en trouve des exemples types dans le téléfilm pilote, « Rio Blanco », ou dans les épisodes « Enlèvement à Las Vegas » et « Poussière de diamants ») au profit d’une séquence d’introduction « en action », en général un passage à tabac, une poursuite ou une démonstration de force des bad guys destinée à intimider les victimes de la semaine. L’aspect théâtral de Mission, dont l’exposition était purement orale (le fameux magnétophone), laisse ainsi la place à une exposition live dont la fonction première est l’efficacité directe. La démonstration prend le pas sur la suggestion, mettant en avant la nature fondamentalement « distractive » du show.
Les fréquents détournements du schéma classique s’inscrivent eux-mêmes dans cette volonté de distraction. Les ouvertures en fanfare d’« Aventures dans les collines » ou d’« Agitateurs » plongent le téléspectateur dans une action déjà commencée, visant l’efficacité immédiate mais différant simplement la reprise du schéma habituel : sitôt l’action expliquée et achevée, les héros rencontrent les méchants et les victimes de l’épisode et retrouvent les rails traditionnels de la série. Ces écarts ponctuels, qui ne sont déviants qu’en apparence, systématisent par leur fréquence des ouvertures similaires qui, dans Mission, gardaient un caractère exceptionnel, notamment dans l’épisode « Retour au pays » (saison 5) où Jim Phelps faisait un séjour dans sa ville natale et se retrouvait impliqué dans une affaire locale.
Comme les machinations de l’IMF, les missions de l’Agence Tous Risques reposent sur une préparation minutieuse. Enfin, selon leurs critères, résolument moins « sérieux » que ceux de leurs aînés. Lorsque Hannibal, le chef de l’Agence, prononce d’un air satisfait sa phrase fétiche, « J’adore quand un plan se déroule sans accroc », il parodie outrageusement la satisfaction tout intérieure de Jim Phelps. Au contraire des agents de l’IMF qui imaginaient de savants subterfuges pour s’introduire dans une place plus ou moins imprenable et s’efforçaient de n’être jamais vus, agissant entièrement dans l’ombre et recourant aux fausses identités et aux masques pour dissimuler leur véritable nature, les aventuriers de l’Agence Tous Risques agissent la plupart du temps au grand jour, même si leur identité n’est que rarement connue de leurs adversaires. Leur stratégie est fondée sur la visibilité, reposant fréquemment sur une démonstration bruyante qui signale aux méchants leur présence et les désigne ouvertement comme le « grain de sable » qui va gripper la machine du crime. Les conséquences sont autant narratives, par le recours aux grosses ficelles de l’aventure, que visuelles (les explosions et les fusillades sont légion) et sonores : alors que Mission regorge de scènes silencieuses ou soutenues entièrement par la musique martiale mais discrète de Lalo Schifrin, Agence au contraire affectionne les déplacements en fanfare, les entrées et sorties fracassantes, les affrontements furieux et violents. Il n’en reste pas moins, au final, que les héros agissent en général selon un plan précis : d’abord vient la première escarmouche destinée à évaluer les forces de l’adversaire, puis un jeu du chat et de la souris qui se termine invariablement par un nouvel affrontement direct, cette fois définitif.
Comme dans Mission, le succès de l’Agence s’appuie aussi sur un réel génie du bricolage. Il est ainsi d’usage que les héros construisent une machine insolite qui contribue grandement à la réussite de leur mission. La différence avec Mission, c’est que cette machine est réalisée avec les moyens du bord, le plus souvent improvisée à partir de matériaux et d’instruments mis à disposition des personnages par le hasard des situations. Ironiquement, ce sont fréquemment les méchants du jour qui acculent les héros dans un endroit où ils trouveront tout ce qu’il faut pour construire leur machine diabolique : on se souvient de l’excellent « lance-choux » d’« Agitateurs » ou de la voiture-char d’assaut de « Bataille rangée », deux exemples parmi d’autres de la science mécanique et de l’inventivité des aventuriers de l’Agence.
Outre la structure récurrente des épisodes, Agence Tous Risques emprunte encore à la série-soeur sa distribution collective exemplaire. Il suffit de comparer des photos promotionnelles des deux programmes pour constater de visu la similitude des deux castings. Assis au centre, Hannibal et Jim Phelps partagent une chevelure blanche et une maturité qui les désigne d’emblée comme les têtes pensantes de leurs équipes respectives. Chacun joue le rôle de père de substitution, de manière très symbolique pour Jim Phelps, les relations entre les protagonistes étant réduites au minimum du fait de la sobriété voulue par les producteurs de Mission, mais plus évidente pour Hannibal qui dirige et protège son équipe avec la poigne et la fantaisie d’un père gouailleur atteint du syndrome de Peter Pan. Le background familial et émotionnel des héros d’Agence étant plus développé que dans Mission, on apprend au fil des épisodes que le Futé est orphelin et que les autres protagonistes n’ont guère de rapports avec leurs familles naturelles, la mère de Barracuda apparaissant dans un unique épisode (« Un quartier tranquille », saison 4) et la famille de Looping tout simplement jamais. Comme Jim Phelps, Hannibal est en général l’auteur des « plans » calculés de son équipe, mais les imprévus relativement rares dans les missions de l’IMF deviennent ici habituels, au point de devenir la caractéristique essentielle des épisodes d’Agence.
Personnage emblématique de la série, Barracuda assume à lui seul deux rôles majeurs de Mission : ceux de Barney (le bricoleur noir) et de Willy (le Monsieur Muscles). Son traitement illustre à merveille l’évolution voulue par Stephen J. Cannell et son complice Frank Lupo, co-géniteurs de la série. Personnage irritable et râleur mais qui porte son coeur sur la main, Barracuda a conquis un large public, notamment juvénile, par sa charge émotionnelle. Tout le contraire donc de ses deux parrains qui, souvent relégués dans les sous-sols ou les faux murs, brillaient par leur sens de la perfection et leur génie mécanique autant que par leur sobriété émotionnelle. Peut-être d’ailleurs le sale caractère de Barracuda est-il une référence à cette sobriété qui rendaient assez rares les sourires et les confidences des deux agents de l’IMF ! Renversant le principe de discrétion de ces derniers, Cannell et Lupo ont finalement fait de leur bricoleur de génie (car c’est lui qui est l’artisan principal des « machines diaboliques » de l’Agence) le personnage le plus voyant et le plus extravagant de leur casting, laissant le comédien Mister T l’affubler de toute une breloque qui a assuré partiellement sa renommée.
Le Futé, quant à lui, est l’hommage d’Agence aux personnages de Rollin Hand et de son successeur Paris. Il est à la fois un séducteur patenté et un escroc de premier ordre, capable de surcroît d’endosser des rôles multiples au gré des missions. Si les masques fondateurs de Mission ont été abandonnés, Agence n’en possède pas moins une dimension frégolesque essentielle, d’ailleurs reprise dans d’autres séries produites par Stephen J. Cannell (notamment Sonny Spoon et, dès 1979, Timide et sans complexe) et dans une moindre mesure dans le Magnum de Don Bellisario, en 1981, où le personnage de Rick annonce déjà celui du Futé (tous deux sont d’ailleurs orphelins et en quête de substitut paternel). Le Futé, dont la coupe de cheveux et la tenue impeccable évoquent Rollin et Paris, possède l’élégance de ses modèles mais, à l’instar de Barracuda, en délaisse le côté héroïque et sobre. C’est souvent à contrecoeur qu’il se plie aux instructions d’Hannibal et il accorde une grande importance à son intégrité physique, craignant de recevoir les coups autant qu’il peut aimer, à l’occasion, les donner ! Plus que sa capacité à jouer des rôles divers, c’est son charme qui est son arme principale, conditionnant bien souvent la réussite de ses impostures. Ses émotions et ses travers sont constamment mis en avant, ne serait-ce que par ses fréquentes amourettes ou l’évocation répétée de son passé. Lui aussi affectionne les manifestations voyantes, conduisant une somptueuse Corvette rouge et blanc et posant ses valises dans une suite d’appartements cossus dotés du dernier cri en matière de confort, comme on le voit dans « Otages à l’orphelinat » entre autres.
La distribution d’Agence Tous Risques se signale toutefois par une omission et un ajout des plus significatifs. Si un élément féminin est bien intégré à l’équipe dans les deux premières saisons, il sera cependant toujours perçu comme la « cinquième roue du carrosse » et finalement éjecté, sans façon d’ailleurs, à la suite d’une mésentente entre la comédienne Melinda Culea (Amy Allen jusqu’au milieu de la deuxième saison) et George Peppard (Hannibal), puis de la greffe ratée de Marla Heasley, Tawnia Baker jusqu’au début de la saison 3. Agence se veut une série d’hommes, fondée avant tout sur l’action et le mouvement, alors que Cinnamon incarnait dans Mission la réflexion et le charme inhérents aux machinations de l’IMF. Dès la troisième saison, les producteurs abandonnent donc le rôle féminin récurrent et le remplacent par des femmes épisodiques chargées de procurer à la série un charme de carte postale, purement fonctionnel.
L’ajout en revanche est de taille car il symbolise à lui seul le caractère débridé et anti-sérieux souhaité par Cannell et Lupo : il s’agit du personnage de Looping. On parlait de « grain de sable » un peu plus haut, mais Looping, lui, a tout simplement un « grain » : en un mot, il est fou, mais officiellement fou, et il brandit souvent le certificat médical qui atteste de sa pathologie avérée. En conséquence, il est à lui seul l’antithèse de l’IMF, dont la réputation de sérieux n’est plus à construire. L’une des tâches préliminaires de l’Agence, dans plusieurs épisodes, sera de sortir cet équipier extravagant de l’hôpital psychiatrique pour vétérans où il a ses quartiers. Et si les grognements de Barracuda constituent l’une des marques de fabrique de la série, les excentricités de Looping en sont une autre tout aussi fondamentale. Qu’il tire au bout d’une laisse imaginaire un compagnon canin tout aussi imaginaire ou qu’il se prenne pour la réincarnation du Lone Ranger, qu’il fasse le pitre à dos d’éléphant ou qu’il batte des ailes à l’arrière d’une voiture, Looping est tout simplement impayable et prend en charge une bonne part de la fonction distractive d’Agence Tous Risques.
La création de Cannell et Lupo contribue ainsi à mettre au goût du jour, en l’occurrence celui des années 80, une recette un peu passée de mode, même si elle continue encore aujourd’hui de réjouir de nombreux aficionados. Au-delà des points communs, les différences sont significatives du changement de mentalité que la série entérine à sa manière, avec fracas.
Produite en pleine guerre froide, Mission : Impossible stigmatise dans nombre de ses intrigues les rapports entre les deux blocs antagonistes, expédiant ses agents dans de multiples dictatures d’Amérique du Sud ou d’Europe centrale ou orientale. L’IMF travaille, bien qu’officieusement, pour le Département d’Etat américain, dont elle devient ainsi le bras « armé », même si ses machinations reposent sur l’intelligence, non sur la force.
Au contraire, l’Agence Tous Risques, bien que partageant avec l’IMF la nécessité de rester cachée, fonde son existence sur une scission avec le pouvoir officiel. Constituée non d’espions en exercice mais d’anciens soldats devenus mercenaires sous la contrainte des événements, elle passe son temps à fuir la police militaire qui, de son côté, traite sa capture sur le mode de l’idée fixe. L’armée, émanation directe du gouvernement fédéral, est constamment ridiculisée à travers plusieurs personnages de traqueurs aussi opiniâtres que malheureux. Ses missions, l’Agence les reçoit non d’un quelconque Pouvoir institutionnalisé, même relégué dans l’ombre, mais de gens ordinaires, de « l’homme de la rue ». Son ennemi déclaré n’est pas une entité politique clairement identifiée mais l’injustice sous toutes ses formes, et particulièrement celles qui frappent le citoyen ordinaire et l’empêchent de réaliser ce que tout Américain moyen est censé poursuivre : la liberté d’entreprendre et de s’enrichir.
L’action de l’Agence n’est jamais posée en termes de richesse. Les aventuriers renoncent bien souvent à tout paiement en échange de leur aide, qui est d’abord une affaire de principe. Pourtant leur association n’en est pas moins présentée comme une entreprise, justifiée par la nécessité de vivre malgré leur statut de hors-la-loi activement recherchés. Une nécessité qui n’est pas une évidence puisque ces héros ont la capacité de survivre sans dépendre d’un revenu fixe : si l’on conçoit que le vol leur déplaise et qu’ils rechignent à en faire un mode de vie, ce qui justifie la perception d’un salaire, on constate néanmoins au fil de leurs missions que les occasions de vivre aux dépens des escrocs et des truands de tout poil, dirigeants d’entreprises ou restaurateurs, ne manquent pas. Ils peuvent donc mener une existence de Robins des Bois sans grande difficulté, et le Futé, visiblement, ne s’en prive pas. On comprend moins, dès lors, cette insistance sur la juste rémunération de leur travail, sinon comme motif de plaisanterie. Pourtant c’est là un aspect fondamental de la série, qui est construite tout entière autour de l’idée de libre entreprise.
D’un épisode à l’autre, en effet, c’est à de petits entrepreneurs, souvent familiaux, que les héros prêtent leur concours. Certes, dans « Détournement », ils travaillent pour une compagnie aérienne. Dans « Aventures dans les collines », « Une si jolie petite ville » et nombre d’autres épisodes par la suite, ils agissent en fonction des circonstances ou pour aider des amis. Mais très souvent c’est une entreprise qui les engage, quand bien même elle se limite à un frère et une soeur, un père et sa fille, et insiste ainsi sur le primat familial. Hannibal et consorts semblent donc sélectionner une grande partie de leurs missions en fonction de cet élément commercial. Dans « Racket », par exemple, ils prêtent main forte à un quartier rançonné par un truand. Mais ce sont les commerçants qui sont les premières victimes et qui ont fini par s’adresser à l’équipe. Celle-ci n’hésite pas, elle-même, à investir son argent, faisant fonctionner la belle machine capitaliste, quand bien même il s’agit pour eux d’une distraction : dans « Le champion », Looping et le Futé défendent leurs parts du contrat d’un boxeur, dans « Poussière de diamants » ils obtiennent une part dans une mine de diamants, dans « Cow Boy George » le Futé s’improvise imprésario et organise un concert.
Si donc le contenu politique n’est pas aussi prégnant dans Agence Tous Risques que dans Mission : Impossible, il reste essentiel. Il ne s’agit simplement plus de politique étrangère mais de politique économique.
Le glissement témoigne de l’évolution de la donne internationale. En ces années 80, l’Amérique de Reagan poursuit un rêve de richesse et renonce plus ou moins à être le gendarme du monde. Ce qui ne veut pas dire qu’elle brade ses idéaux, les aventuriers de l’Agence reprenant le flambeau jadis détenu par les agents secrets de l’IMF, à savoir la défense de la liberté et le secours porté aux opprimés. Les deux équipes interviennent là où le pouvoir officiel ne peut pas ou ne veut pas aller : dans Mission c’étaient des motifs politiques qui empêchaient le Département d’Etat d’agir à la lumière, dans Agence Tous Risques les raisons sont moins avouables mais il semble bien que l’Américain moyen soit abandonné à lui-même et ne puisse plus compter sur le secours des autorités institutionnelles. Celles-ci sont attaquées de l’intérieur, qu’il s’agisse de la police fédérale dans « La vache maltaise » ou de la police urbaine dans « Une petite guerre privée ». Comble d’ironie : dans ce dernier épisode, c’est un policier honnête qui, en butte à la corruption qui gangrène son propre service, engage l’Agence pour faire le ménage.
Simple expression d’un sentiment général consécutif à la période troublée qu’ont engendrée la guerre du Viêtnam et le scandale du Watergate ? Populisme des scénaristes qui reflètent ainsi la traditionnelle méfiance de l’Américain moyen à l’égard de ses institutions, en particulier fédérales ? Ou volonté de montrer, sous couvert de divertissement, une face bien réelle de l’Amérique moderne, accentuée par la politique anti-sociale du Président Reagan ? Chacun se fera une opinion en fonction de sa sensibilité et de ses lumières, mais il reste que le « grand capitalisme » est souvent assimilé, dans la série, au gangstérisme pur et simple, offrant ainsi un bémol à la défense de l’esprit d’entreprise « à l’américaine » tel que le célèbre à première vue la série.
Tout en reprenant le concept de Mission : Impossible, Agence Tous Risques a donc su lui redonner un sens adapté à son époque. La série de Cannell et Lupo témoigne non seulement d’une réalité différente, bien éloignée de celle des années soixante, mais aussi d’une culture télévisuelle orientée vers le divertissement et qui semble opposée à la sophistication dont Mission reste, dans l’imaginaire collectif, l’un des fleurons. Pourtant les deux programmes reprennent avec succès le même idéal fondamental, celui de la défense des libertés, adaptant chacun à sa façon le mythe vivace du justicier « westernien », qu’on l’appelle Zorro ou... Superman !