Un article de Thierry LE PEUT
paru dans Arrêt sur Séries 13 (juin 2003, encore disponible)
Ceux d’entre vous qui pensent que la télévision actuelle n’offre plus de séries aussi abouties ou aussi palpitantes que celle d’hier auront peut-être froncé le sourcil en découvrant la couverture de ce numéro : comment ? encore des séries récentes dont on n’a vu qu’une saison ? Et les classiques d’hier que sont Zorro, Le Fugitif, L’Homme qui valait trois milliards (et j’en passe, toutes aussi emblématiques d’un genre et d’une époque, toutes aussi justement célébrées jusqu’à nos jours) ? Mais où donc vont-ils, à Arrêt sur Séries ? Vont-ils succomber à l’appel des sirènes, comme d’autres (qu’on ne citera pas) ?
Que ces lecteurs se rassurent : les séries d’hier continueront de nous intéresser et nous n’avons pas l’intention de devenir un magazine « d’actualité des séries », il en existe déjà beaucoup. Mais il arrive que l’air du temps amène jusqu’à nos rivages des oeuvres dignes qu’on s’y arrête et (sans vouloir vous chanter la même chanson que le rédac’ chef d’un autre magazine connu...) 24 et Alias font partie de ces bonnes surprises. Au point qu’il nous a paru intéressant de leur consacrer un numéro alors même que leur seconde saison vient seulement de s’achever aux Etats-Unis et que les téléspectateurs français n’ont vu, pour la plupart, que la première.
24 et Alias sont bien des séries « d’aujourd’hui », et pourtant... Il est certain que chacune à sa manière témoigne d’une recherche de plus en plus exigeante de la forme idéale, celle qui rendra le public accro et le dissuadera d’aller voir ailleurs. Il s’agit bien d’abord d’une exigence commerciale dictée par le support pour lequel ces oeuvres sont construites, à savoir une télévision qui, en multipliant les chaînes, se contraint du même coup à innover sans cesse et à trouver les arguments choc qui sauront attirer le chaland. 24 s’est vendue sur cette vertu de l’emballage, annoncée partout comme « LA série en temps réel » alors même que son générique supprime cette mention au bout de trois épisodes. En réalité, le principe d’une seule histoire découpée en une vingtaine de segments pour constituer une saison entière n’est pas nouveau, et l’artifice original de l’écran partagé, déjà utilisé au cinéma mais peu à la télévision, est souvent dans la série un simple gimmick qui agit sur l’image et non sur l’histoire contée. D’Alias on pourrait aussi discuter le caractère novateur, la série reposant sur une héroïne malgré elle comme la bande dessinée en compte déjà beaucoup au pays du comic book et des super-héros. Vendue, elle, sur l’argument de scènes d’action survoltées et d’un suspense à couper au couteau, Alias reprend des recettes déjà éprouvées en les poussant à l’extrême, du moins jusqu’à ce qu’un avatar vienne la détrôner et démontrer qu’on n’a encore rien vu.
Au-delà de l’effet de surenchère qui tient avant tout à la nécessité de vendre un produit (ABC, qui diffuse Alias, est en perte de vitesse depuis des années sur ses rivales CBS et NBC, quant à la Fox elle vient de perdre sa poule aux oeufs d’or The X-Files), les deux programmes marquent pourtant un retour au serial qui avait triomphé dans les années 80. La différence est que le procédé est ici appliqué à des séries d’action et non plus au format soap opera. Rappelons encore une fois que Dallas, archétype de la série « sérialisée », a commencé en proposant des histoires indépendantes reliées de plus en plus ostensiblement par un ou plusieurs fils rouges, avant de devenir par voie expérimentale un pur soap : l’idée de laisser un personnage entre la vie et la mort à la fin d’une saison a si bien marché que les scénaristes ont décidé de généraliser la technique en l’appliquant peu à peu à chaque épisode, faisant de la scène finale de chaque segment de la saison un mini-cliffhanger. En appliquant la même recette à un autre genre, celui de l’action-aventure, 24 et Alias reviennent aux sources du serial, celui qui alimentait les salles de cinéma dans les années trente et quarante, à coups de Flash Gordon et de Superman, pour ne citer que deux exemples parmi les plus célèbres.
Signe évident de la parenté avec Dallas, les deux séries sont construites en plusieurs arcs organisés autour de la mi-saison : toutes deux mettent en scène un tournant décisif à mi-parcours, exactement aux douzième et treizième épisodes, comme autrefois chaque saison de Dallas s’organisait en gros en deux mi-saisons contenant chacune des intrigues spécifiques et quelques fils directeurs marquant la continuité des deux axes. La césure est évidente dans 24 où les deux intrigues essentielles de la première mi-saison, la recherche par Jack Bauer de sa femme et de sa fille et les efforts du Sénateur Palmer pour gérer sa crise journalistico-familiale, sont menées à leur conclusion dans le treizième épisode. De manière très artificielle, la dernière scène de l’épisode amène le rebondissement qui relance l’action in extremis : l’arrivée d’un nouveau tueur. La transition est plus subtile dans Alias dont la construction est plus aboutie et les intrigues mieux développées mais le onzième épisode marque un aboutissement en entérinant la « réconciliation » de l’héroïne avec son père et en faisant tomber les masques. Le douzième marque la première mention du « Monsieur » (The Man dans la v.o.) et l’entrée en scène d’un nouvel ennemi et d’une nouvelle quête. Conçu à l’orgine comme un seul épisode, « Jeux dangereux » se révéla si complexe que J.J. Abrams décida d’en faire un two-parter au moment même du tournage : c’est ainsi le treizième épisode qui s’achève par un retournement de l’héroïne permettant de relancer la machine pour une seconde mi-saison.
On le voit donc, la structure similaire des deux programmes les rattache à un schéma préexistant et déjà largement illustré, ce qui fait d’eux les héritiers des années 80, période faste des séries. La nouveauté n’est nullement dans la forme, mais dans l’application de cette forme à un autre genre que le soap opera, ce qui n’est somme toute que l’aboutissement de quinze ans de « sérialisation » de plus en plus poussée des séries classiques. Loin d’innover, 24 et plus encore Alias se situent dans la continuité de Le Caméléon et de The X-Files dont elles gardent le meilleur, l’intrigue « mythologique », en se débarrassant des oripeaux de la série qu’étaient les épisodes isolés, les stand-alone ou, pour paraphraser Carter, les loners.
Là apparaît la différence énorme qui sépare Alias de 24. Cette dernière est tout compte fait de facture extrêmement classique : le scénario est simple à souhait, parfaitement linéaire, et c’est uniquement la mise en scène qui tente de donner l’illusion d’un produit complexe, traitant de manière emphatique des rebondissements archi-convenus. On retrouve ici les facilités du soap, séparation et retrouvailles différées, coups de théâtre à répétition, amnésie « téléphonée », développements surajoutés dont le seul but est de différer plus encore l’aboutissement attendu de l’histoire. La mort de l’un des personnages principaux au terme du dernier épisode apparaît comme un sacrifice purement gratuit, sans nécessité autre que de donner au spectateur un gage de l’honnêteté des scénaristes : il n’était quand même pas possible qu’au bout de tant de péripéties aucune tête ne tombât ! C’est pourtant bien ce qui serait arrivé sans cet artifice que rien, absolument rien dans l’histoire ne justifiait : une observation même superficielle de la seconde mi-saison suffit à vérifier que le personnage sacrifié n’avait tout simplement plus rien à faire depuis la résolution de la première mi-saison et qu’il a simplement été placé « en attente », dans le seul but, hypothétique jusqu’au dernier épisode, de nourrir un rebondissement de dernière minute. Ici apparaît le défaut de la cuirasse : les scénaristes eux-mêmes ne suivaient pas un plan établi mais construisaient l’histoire au fur et à mesure, par arcs de quatre épisodes. Le sacrifice lui-même ne devint effectif qu’en dernière instance, plusieurs fins ayant été prévues dont une seule faisait mourir le personnage. Le choix définitif de cette fin-là plutôt qu’une autre ne sanctionne donc que l’arbitraire des décisions scénaristiques.
Ne te méprends pas, lecteur : ce constat n’est pas un déni de la série elle-même. Au contraire, celle-ci retrouve l’inspiration souvent jouissive du roman-feuilleton où les rebondissements les plus improbables se succèdent dans une spirale théoriquement et techniquement sans fin. Au lieu de la conclusion bouclée qui est proposée en fin de partie, les scénaristes auraient pu tout aussi bien choisir une fin ouverte rebondissant sur une deuxième saison (quoique deux jours à ce rythme eussent eu raison et de la crédibilité de la série et de la santé du héros). L’introduction au fil des épisodes de nouveaux personnages, la révélation progressive mais nullement spectaculaire de la nature véritable du complot, tout cela procède d’une écriture au jour le jour, étape par étape. Il n’en reste pas moins que l’illusion de l’ensemble persiste et que l’on a le sentiment, à mesure que s’ordonnent ou se succèdent les événements, de lire les différents chapitres d’une histoire déjà écrite : en cela, 24 est une série fascinante car une saison forme un tout dont les parties finissent par s’imbriquer avec une relative harmonie. Au final, on se retrouve avec un film d’action de vingt-quatre fois quarante minutes, une histoire globale amenée de son commencement à son aboutissement sans véritable surprise (et d’autant moins que l’on finit par s’attendre à tout) mais avec un sens évident du suspense. Un jeu d’astuce, un jeu de pistes, une réussite formelle.
Cet attachement à la forme a forcément des conséquences sur les personnages. Les rôles sont clairement définis et la série opte pour un manichéisme primaire (comme on parle de couleurs primaires). Entre les gentils et les méchants, une part du suspense repose sur l’ambiguïté de certains personnages mais, lorsque trahison il y a, celle-ci est un retournement au sens propre, un artifice de scénario : l’important est le retournement en soi, non ses motivations. Il ne s’agit pas de comprendre le cheminement d’un personnage mais de savoir si l’on doit finalement le placer dans le camp des gentils ou dans celui des méchants, de manière à évaluer le danger qu’il représente pour la réussite du projet global de la saison, qui est de sauver les gentils et de faire échec aux méchants. En conséquence, les personnages, y compris les protagonistes, sont unidimensionnels et relèvent de la caricature. Toutes les actions de Jack Bauer s’inscrivent dans la définition originelle du personnage qui lui attribue une double mission de fidélité, éthique et familiale. Dicté par une situation de crise qui ne laisse que peu de place à la réflexion, son comportement ne dévie jamais de cette ligne fondatrice et l’on peut en dire autant des autres protagonistes. Si l’on peut hésiter, ponctuellement, sur le dessein réel du personnage et ce qu’il est capable de faire, par exemple lorsqu’il semble prêt à sacrifier le Sénateur pour le salut de sa famille, ou lorsqu’il sacrifie sa collaboratrice Nina en la criblant de balles, un retournement se charge de le replacer dans la droite ligne de ce qu’il est et, finalement, restera.
L’écriture d’Alias est plus complexe, émotionnellement et techniquement. Les personnages échappent à la caricature grâce à un bagage émotionnel consistant, tellement consistant qu’il en paraît même excessif : la série est certes riche en scènes d’action et en rebondissements divers mais ce sont surtout leurs émotions qui mettent les personnages à rude épreuve, alors que ceux de 24 sont absorbés tout entiers par l’action. Dissimulations, mensonges et faux-semblants font ainsi de chaque épisode d’Alias un parcours émotionnel avant tout et la série alterne scènes d’action et dialogues duels dont la fonction est la même qu’au théâtre les échanges entre un personnage et son confident : il s’agit, entre les étapes de l’action, de ménager des moments où les personnages expriment leurs sentiments, sans cesse éclairés ou modifiés par leurs actes. Un jeu d’interaction s’instaure ainsi, d’une part entre les personnages, d’autre part entre les moments d’action, très rythmés, et les moments de pause. La conséquence est que tous ces éléments sont inscrits dans une dynamique évolutive qui procède par transformations et enrichissement et non par simple accumulation.
On aboutit à un paradoxe de fait : alors que 24 joue sur le réalisme et qu’Alias se fonde sur un postulat plus « bande dessinée », c’est finalement cette dernière qui offre les caractères les plus étoffés et les plus intéressants, conférant à la série un réalisme émotionnel bien plus fort. Disons pour résumer schématiquement que les dominantes action dans l’une, émotion dans l’autre, stigmatisées dans leurs héros respectifs, font de 24 une série d’essence masculine et d’Alias un programme d’essence féminine : les personnages de la première n’existent que par ce qu’ils donnent à voir, ceux de la seconde au contraire se définissent par ce qu’ils cachent au plus profond d’eux-mêmes.
Ce qui vaut pour les personnages vaut pour la structure globale de la série. Le projet de 24 est conservateur car il propose à son héros de rétablir un équilibre initial que des événements non souhaités sont venus contrarier. Le manichéisme de la série sert ce projet en entretenant l’illusion que la cause du malheur est extérieure et peut donc être circonscrite puis éradiquée. Alias au contraire pose d’emblée un bouleversement irréversible : l’équilibre que perd son héroïne au début de la série ne peut être rétabli car il procède non d’un dérangement temporaire mais d’une révélation, de la perte d’une illusion. L’équilibre initial était faux, son rétablissement ne peut être souhaité. Dès lors l’héroïne, et avec elle son père, sont emportés dans une réaction en chaîne dont ils n’ont pas le contrôle et dont ils ne mesurent absolument pas les implications. Si la menace semble circonscrite, elle est en fait incertaine et protéiforme. Des points communs existent bien avec 24 : l’ennemi d’abord identifié n’est qu’une émanation de l’ennemi véritable, des rapports de confiance que l’on croyait inébranlables sont brusquement remis en cause, l’urgence de l’action empêche de voir distinctement les dangers réels et les conséquences de chaque acte. Mais l’issue d’Alias est moins prévisible que celle de 24 car l’équilibre rêvé n’est pas un équilibre préalable et perdu, mais un équilibre à reconstruire sur des bases qui sont encore incertaines.
Tout cela rend ces séries intéressantes non seulement en elles-mêmes mais également dans une perspective historique des séries. Séries d’aujourd’hui certainement, 24 et Alias témoignent d’une hésitation entre classicisme et modernité en intégrant différemment les acquis de ces vingt dernières années. Fondées toutes deux sur le cliffhanger, elles en usent pourtant de deux manières bien distinctes : si 24 est bien un produit « sérialisé », Alias en revanche est bien plus un produit « feuilletonnisé ». Où se situe la différence ? Dans le fait que 24 recourt au cliffhanger en tant que procédé de suspense sans volonté de faire évoluer ses personnages, alors qu’Alias bâtit une chronologie évolutive dont le point d’aboutissement ne peut pas coïncider avec le point de départ. Une seule chose sauve 24 de la boucle parfaite : le sacrifice ultime de l’un de ses protagonistes qui place finalement le héros en position d’avoir perdu quelque chose qu’il possédait au départ. Le Jack Bauer de la deuxième saison n’est plus celui du début de la première mais il l’aurait été sans cette perte qui ne tient qu’à une scène, une scène sur l’ensemble de toute une saison. Alias au contraire fait de cette perte son point de départ, ce qui pourra faire dire aux mauvaises langues qu’il se passe plus de choses en une heure d’Alias qu’en vingt-quatre de 24 !
Les deux programmes s’opposent en somme sur le terrain de la fidélité au format classique de la série : narration fermée qui conçoit chaque résolution comme un retour à la « normale », personnages et situations stéréotypés sont des héritages que perpétue 24 alors que la série de J.J. Abrams prolonge davantage les acquis plus récents de continuité des personnages et de complexité de l’action, réutilisant dans son déroulement les éléments assemblés au cours des épisodes, obligeant le spectateur à un effort et à un suivi que n’exigeaient pas nombre de séries d’hier. A l’intérieur de ces projets différents demeure toutefois ce qui définit (pour l’instant) la série, à savoir une ligne directrice structurant chaque épisode et conférant à chacun des chapitres une autonomie au sein de l’ensemble.
Si cette exigence différente rend les séries actuelles souvent plus complexes, elle ne signifie donc nullement la disparition ou la raréfaction de la qualité, bien au contraire. Et c’est précisément ce qui fait, lecteur insensé qui crois que je ne suis pas toi, que nous continuerons de confronter séries anciennes et récentes pour souligner encore et toujours ce qui tient de l’évidence : les séries, comme toute forme artistique, ont une Histoire et la manière dont elles tirent profit de cette Histoire fait toute la richesse des meilleures d’entre elles.