Un article de Thierry LE PEUT
publié dans Arrêt sur Séries n°6 (septembre 2001 - aujourd'hui épuisé)
Mars 1994. Le tournage de la première saison de Babylon 5 prend fin. Une bonne année pour J. Michael Straczynski, alias JMS, le créateur et producteur de cette ambitieuse saga qu’il aura mis sept ans à faire accepter par un studio, en l’occurrence Warner Bros. Récompensée par un Emmy Award des effets spéciaux pour le travail de Foundation Imaging sur le téléfilm pilote, ce qui se présente comme une véritable saga de science-fiction échelonnée sur cinq ans a déjà fait sensation et une émission spéciale Making-of a été diffusée dès janvier 1994, un an à peine après la première diffusion du pilote. Celui-ci a réalisé un taux d’audience supérieur à celui de programmes a priori plus aguerris, dont la nouvelle mouture de Kung Fu intitulée La légende continue, avec David Carradine. Inspiré par les sagas littéraires d’Isaac Asimov (le cycle de Fondation), de Dan Simmons (Hyperion) ou de Philip Jose Farmer (Le Fleuve de l’Eternité) aussi bien que par les mythologies anciennes et l’épopée arthurienne, JMS peut clamer partout qu’il sait très bien où il va car l’histoire est d’ores et déjà écrite jusqu’à la fin. Tout ce qui reste à espérer, c’est que le public tiendra jusque là et que la saga parviendra effectivement à son terme.
Le succès de Babylon 5 coïncide, par chance, avec le développement d’Internet, où de nombreux fans de science-fiction commencent à parler de la série, passant au crible ses scénarii et dissertant sur l’avenir des différentes races extraterrestres représentées sur Babylon 5. « J’ai été particulièrement impressionné par la façon dont le public semblait s’identifier à tous les groupes extraterrestres que nous montrions, qui sont apparus d’abord distrayants, différents et étranges, et qui ensuite ont semblé accéder à une vie bien à eux. », confiera JMS dans les pages du magazine Starburst (#206, octobre 1995, p.44). « On a commencé à croire que Londo n’était pas un acteur avec de drôles de cheveux mais qu’il était le dirigeant d’une ancienne race extraterrestre que l’on pouvait voir dans Babylon 5. C’était amusant à voir : des gens qui parlaient des Narns, des Centauris et des Minbaris comme s’ils avaient réellement existé. » Le scénariste, lui-même grand utilisateur d’Internet, prendra vite l’habitude de participer à des forums et d’envoyer ses commentaires sur tel ou tel site dédié à la série, jouant son rôle dans la formation et le maintien d’un réseau de fans. Les responsables de PTEN, le consortium de chaînes locales qui diffuse la série, se déclarent pleinement satisfaits, à une réserve près : ils estiment que le Capitaine de Babylon 5 n’est pas assez charismatique et qu’il serait judicieux de le remplacer par un acteur plus connu, en un mot plus fédérateur.
un nouveau commandant
Le rôle du Capitaine Jeffrey Sinclair était tenu dans la première saison par Michael O’Hare, un comédien il est vrai peu connu mais qui avait su imprimer au personnage une personnalité bien à lui, peu à peu révélée au cours de la saison. Sinclair était un élément essentiel de l’histoire planifiée par JMS. Capturé et « étudié » par les Minbaris lors de la guerre contre les humains, il fut à l’origine de la reddition inexpliquée des extraterrestres, qui épargna la Terre in extremis, alors que les croiseurs ennemis avaient déjà pénétré le système solaire. Seule Delenn semble aujourd’hui au courant, avec le Conseil Gris, de ce que Sinclair représente exactement, mais les révélations de l’épisode « Babylon 4, le vaisseau fantôme », appelé ultérieurement à de futurs développements (en fait dans la saison 3), montrent que Sinclair jouera un rôle capital dans la guerre qui se prépare. Sa suppression constituait donc un choix difficile, d’autant que rien ne l’avait préparée dans la première saison. « Cela n’avait rien à voir avec les qualités d’acteur de Michael O’Hare, qui est un très bon acteur », expliquera Straczynski. « Cela tient aux règles de la télévision. » Au début de la deuxième saison, Sinclair disparaît de la station et est remplacé par un nouvel officier.
Mais qui ? Après avoir envisagé plusieurs acteurs, la production opte finalement pour Bruce Boxleitner, bien connu des téléspectateurs pour son rôle d’espion romantique dans Les Deux font la paire, une série produite par Warner Bros. Douglas Netter, producteur exécutif de Babylon 5, avait eu l’occasion de travailler avec le comédien sur une série western, Wild Times, ce qui rendait le choix moins aléatoire, et Boxleitner avait le potentiel sympathie désiré par les exécutifs de PTEN puisqu’avant même de participer aux Deux font la paire il avait été le héros de deux séries plus ou moins populaires, La Conquête de l’Ouest et Frank chasseur de fauves. Un nouveau commandant fait donc son apparition dans le premier épisode de la nouvelle saison. Si l’accueil des fans n’a pas été unanimement positif, ce qui était facilement prévisible, Boxleitner a su imposer son personnage, le définissant lui-même à mesure qu’il le jouait. « Pour moi, c’était une question de m’adapter au langage du film, de m’intégrer à la mythologie que J. Michael Straczynski avait inventée », déclara l’acteur dans les pages de Starlog (éd. française n°4, mai 1998, p.48). « Si vous allez revoir mes toutes premières performances, je pense que vous vous rendrez compte que Sheridan a pris beaucoup d’assurance, tout comme moi. »
Mal à l’aise dans ses fonctions lors de son arrivée sur la station, le Capitaine John J. Sheridan, un militaire de carrière, précédemment commandant du croiseur Agamemnon, prendra peu à peu ses marques, d’une manière d’autant plus sensible que la série s’intéresse de près à ses personnages et s’attache à leur évolution. Si Sheridan et Sinclair partagent un attachement à certains principes et une conception relative de la hiérarchie, qui les pousse à contourner le règlement en cas de besoin et leur permet de trouver une solution à de nombreux problèmes (c’est d’ailleurs une qualité qu’ils partagent avec beaucoup de héros dans leur position, notamment ceux de Star Trek), ils ont aussi des personnalités différentes. Sheridan est plus impulsif que son prédécesseur, moins disposé au compromis, parfois carrément soupe-au-lait. Il n’hésite pas, lorsque montrer les dents ne suffit pas, à sortir les armes, au risque de créer un incident diplomatique grave, comme on le verra dans « Crépuscule », face aux Centauris.
Sa formation de soldat rend pour lui difficile l’adaptation à un poste de bureaucrate, ce que l’on constate particulièrement dans « Une étoile éloignée », et il cherchera vite l’occasion de s’évader aux commandes d’un Starfury : dans « Seul dans la nuit », c’est cette petite folie qui le place dans une situation plus que délicate, mais il cèdera de nouveau à l’appel des armes pour entraîner lui-même ses pilotes au combat dans « Crépuscule », lorsque la menace centauri se fera plus présente. Mais tout cela ne résout pas l’énorme problème scénaristique que pose la disparition d’un personnage essentiel. Qu’en serait-il du Grand Plan des Minbaris maintenant que Babylon 5 était dirigée par un nouveau commandant ?
LE TUEUR DE L’ETOILE
La donne semble résolument différente à l’arrivée de Sheridan. Ce dernier, loin d’être accepté par les Minbaris, est à leurs yeux un criminel de guerre. Il est le seul humain à avoir détruit des vaisseaux minbaris durant la guerre, en minant un champ d’astéroïdes et en lançant un faux appel de détresse pour attirer l’ennemi. Cet « exploit » lui valut une Médaille du Mérite sur Terre mais la haine irréductible des guerriers minbaris, qui le surnomment depuis lors « le Tueur de l’Etoile », en référence au croiseur L’Etoile Noire qu’il a détruit. Dès l’ouverture de la deuxième saison, des guerriers dissidents essaient de créer un incident diplomatique en tendant un piège à Sheridan et un émissaire minbari lui déclare : « S’il y a une malédiction sur cette station, il ne faut vous en prendre qu’à vous seul ! » Plus tard, dans « Mentir pour l’honneur », les Minbaris tentent de nouveau de compromettre le Tueur de l’Etoile, allant jusqu’à mettre leur propre honneur en jeu pour atteindre ce but.
Mais les voies de Straczynski sont impénétrables. C’est justement parce qu’elle porte ombrage au désir de paix qui présida à la construction de la station Babylon que cette animosité s’inscrit dans le projet de la série. Toute la deuxième saison, en effet, est bâtie autour des querelles qui opposent les différentes races présentes dans la station. Pour construire une paix durable, les conflits doivent être apaisés et tout, malheureusement, concourt au contraire à les accentuer. L’impossible réconciliation entre les Minbaris et Sheridan est finalement un obstacle de plus à la paix désirée, mais elle ne modifie en rien les données de la première saison. Elle constitue en fait le doublet d’un élément présent dans le dernier épisode de la saison 1 : la transformation de Delenn. Celle-ci, effective dès l’épisode « Révélations », confère à la représentante des Minbaris des caractéristiques humaines et plaide pour un rapprochement des deux espèces. A défaut d’y parvenir, Delenn étant finalement exclue du Conseil Gris et regardée comme une paria par ses pairs, elle aura au moins le mérite de rapprocher deux personnages, Delenn et Sheridan, en attendant mieux. La ligne directrice de la série est donc conservée et même renforcée par l’adjonction du nouveau commandant.
Par ailleurs, l’éviction de Sinclair ne signifie pas sa disparition pure et simple. L’ancien commandant fait en effet une apparition surprise dans l’épisode-pivot de la saison, « La venue des Ombres », et on le reverra dans un double épisode essentiel de la troisième saison, reprenant l’intrigue de « Babylon 4, le vaisseau fantôme » dans la saison 1 (ça va, vous vous y retrouvez ?). L’importance tant clamée du personnage est donc préservée et même expliquée dans le premier épisode de la saison 2. En devenant le premier ambassadeur terrien à résider de manière permanente sur Minbar, la planète mère des Minbaris, Sinclair reste une figure centrale de la saga, quand bien même il est désormais condamné à vivre loin des caméras de Babylon 5 !
LA SAISON DE L’ECHEC
Une fois établi le changement de commandant, le Grand Plan de JMS pouvait reprendre son déroulement inéluctable. Plus encore que la première saison, cette deuxième année est lourde de significations futures. Peu d’épisodes s’écartent des lignes directrices définies la première année et qui sont résumées en page 45. Encore ceux qui le font peuvent-ils être rattachés au projet global par leur thème et la réflexion qu’ils amènent. Ainsi de l’épisode « Le châtiment divin », qui raconte l’extinction fulgurante d’une civilisation entière à cause d’une épidémie dont les analogies avec le sida sont évidentes, même si le scénario s’étend davantage sur une comparaison avec la peste. Invitation à méditer sur les conséquences d’une telle épidémie et sur la permanence d’attitudes pourtant jugées barbares : exclusion, haine, agression, obscurantisme, l’épisode se referme sur une note pessimiste et éclaire l’enjeu de toute la saison, la difficile acceptation de l’autre et la nécessité de s’aider dans un climat malheureusement dominé par l’hostilité et le rejet de la différence. Chaque espèce constitue une menace pour l’autre, alors qu’un conflit à l’échelle de l’univers se dessine, dans lequel chacun devrait oublier les querelles intestines.
L’intolérance est au coeur des multiples intrigues de la série. Intolérance des Minbaris qui n’acceptent pas la nouvelle nature de Delenn et la rejettent, incapables de dépasser leur ressentiment à l’égard des humains. Intolérance des Narns et des Centauris qui se jettent dans un affrontement meurtrier alors qu’une opportunité de paix leur est offerte. Intolérance évoluant en fanatisme totalitaire au sein même de l’Alliance Terrienne, où la police du Corps Psi et les intrigues politiques à base de xénophobie prennent le pas sur une politique raisonnée. D’épisode en épisode, on voit les portes se fermer et les possibilités de sortir du conflit disparaître les unes après les autres. Au terme du dernier épisode de la saison, le constat est sans appel, formulé par Ivanova en voix off: « Nous avions échoué. »
Le mot ‘paix’ lui-même a été dévoyé, le Ministère de la Paix mis en place sur la Terre dissimulant en fait une police secrète, police de l’esprit à la Big Brother reposant sur la délation, comme aux temps les plus sombres des guerres anciennes, en Grèce ou sous le régime nazi. Il suffira de deux épisodes, « Dans l’ombre de Z’Ha’Dum » et « Crépuscule », et de quelques scènes, pour montrer l’installation insidieuse de cette police maquillée en entreprise de paix : « La paix peut être faite, ou brisée, avec une arme, un mot, une idée, même une pensée », insiste le représentant de ce Ministère du soupçon. « Ceux qui oeuvrent contre la paix sèment les graines de la discorde... » La dénonciation est une main tendue à celui qui médit de son gouvernement, une chance d’être « remis sur le droit chemin », le seul espoir de construire une paix durable en attaquant à la base le Mal qui gangrène une société : dans les faits, l’agent de la sécurité Zack Allan le constate avec effroi dans « Crépuscule », il s’agit bien d’arrestations sommaires et de mesures expéditives. Sédition, allégations, désordre deviennent les maîtres mots d’un pouvoir qui tolère de moins en moins la contestation la plus innocente.
Zack Allan, justement, est l’instrument choisi par JMS pour démontrer l’emprise de ce discours sur un citoyen par ailleurs ordinaire. Ravi d’abord de gagner 50 crédits de plus par semaine juste pour se promener avec un brassard de la Garde de Nuit et « ouvrir l’oeil », Allan est bientôt sommé de dénoncer ceux qui, à ses yeux, ne font rien d’autre qu’exprimer une opinion. Il se dit « mal à l’aise » avec cette idée face à un représentant particulièrement cynique du Ministère de la Paix, dans « Crépuscule », mais il finit par se laisser culpabiliser : d’autres ont eu moins d’états d’âme, ils ont dénoncé qui un boutiquier, qui un membre du personnel. Pourquoi lui-même n’a-t-il livré aucun nom ? Pourquoi n’a-t-il envoyé aucun rapport ? N’a-t-il pas entendu, pourtant, tel homme dire une parole, un mot, contre la politique du Central terrien ? Ce mot n’est-il pas, justement, ce qu’il était censé signaler, afin que le Ministère de la Paix puisse agir et endiguer le Mal ? En quelques instants, un homme de principes, mais de principes fragiles, et surtout peu préparé à cette atmosphère de délation et de suspicion, est retourné avec une facilité déconcertante, et inquiétante, par un envoyé du gouvernement dont le sourire ne masque plus la malignité.
Et déjà la délation menace effectivement la paix, lorsque les tentatives de Sheridan pour porter assistance à un croiseur narn en position d’infériorité sont éventées par une dénonciation émanant de ses propres services de police et manquent provoquer un incident majeur où les armes deviennent le seul argument accessible aux parties en présence.
TOUT EST JOUE
La situation de la Terre n’est pas le seul exemple de querelles intestines détruisant peu à peu les espoirs de paix : comment s’entendre entre espèces différentes si au sein d’un même peuple les dissensions sont majeures ? Ivanova en fait l’expérience dans « La géométrie des Ombres » en essayant de contenir la violence d’un affrontement entre deux factions de Drazis. L’exemple est d’autant plus frappant et dramatique que cette querelle ne repose sur rien: tous les cinq ans, les Drazis tirent au sort une couleur et se répartissent en deux camps. Celui qui exterminera l’autre sera le camp dominant pour les quatre années à venir, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Dans le même épisode, Vir Cotto, l’assistant de l’ambassadeur Mollari, se livre à une réflexion (quelque peu embrouillée, il est vrai) sur l’ironie du destin et la fragilité des courants qui placent un homme, ou un peuple, en position de force ou de faiblesse : « Le courant qui pendant un temps nous fait croire que nous sommes très forts peut être aussi celui qui va nous anéantir, et inversement. » Et pendant que ces événements et ces pensées agitent Babylon 5, Mollari et un notable de son peuple, Lord Refa, envisagent un coup d’Etat pour renverser leur Empereur et prendre le contrôle de la République centauri. « Quand je vous regarde, ambassadeur Mollari, je vois une grande main tendue en direction des étoiles », déclare un Technomage, magicien et prophète. « Cette main est la vôtre. Et j’entends des cris. Ces cris sont ceux de millions de gens qui n’en peuvent plus de crier votre nom... Vos victimes. » Mais les avertissements répétés n’y changeront rien : comme les Drazis et les humains, les Centauris se déchirent entre eux et s’engagent, inexorablement, sur la voie d’une tragédie sanglante.
« La venue des Ombres » constitue à ce titre un épisode essentiel, qui donne d’ailleurs son titre à la saison elle-même. Jamais les Centauris et les Narns n’auront été si proches à la fois de la guerre et de la réconciliation. Dans un scénario parfaitement maîtrisé par JMS, et qui sera honoré d’un Hugo Award, haute distinction de la science-fiction, Narns et Centauris s’agitent comme des marionnettes emportées par un destin déjà noué, qui les dépasse. Le vieil Empereur s’effondre en rêvant de paix pendant que ses opposants resserrent les mailles du filet autour de lui. Les excuses du monarque, murmurées loin des combats et transmises confidentiellement à G’Kar, le représentant de la race ennemie, arrivent trop tard : tandis que G’Kar offre une poignée de main à son homologue centauri, la guerre est déjà en marche. Les partisans de Refa assassinent le Premier Ministre centauri, les Ombres détruisent une colonie narn, et d’autres personnages prononcent des formules lourdes de sens : « Des ténèbres immenses s’approchent... » (Sinclair), « [Cela finira] dans les flammes » (Kosh), « Soyez maudits à jamais » (l’Empereur mourant à Londo Mollari). Et Londo se réveille oppressé par un cauchemar qu’il a déjà fait l’année précédente : des Ombres volent dans le ciel de Centauri 1er, et lui-même, Empereur vieillissant abandonné de tous dans sa parure de roi, est étranglé par un G’Kar privé de son oeil gauche... Il est déjà trop tard. A la fin de l’épisode, les Narns déclarent officiellement la guerre aux Centauris. C’est finalement le choix des armes qui est fait dans cet épisode, et il ne vaut pas seulement pour les deux civilisations en présence mais pour toutes les autres races qui seront bientôt entraînées, malgré leurs efforts pour s’en extraire, dans la guerre.
Faisant pendant à « La venue des Ombres », « L’armée de lumière » présente le dernier acte de ce conflit et répond au premier épisode de la saison 1, où les Narns ouvraient les hostilités en exterminant une colonie centauri. Pressé par Lord Refa qui joue désormais les éminences grises auprès du nouvel Empereur Carthagia, Londo accepte de faire appel une dernière fois à ses « alliés », bien qu’il sente croître en lui un pressentiment funeste. L’assaut final est donné, qui sera déterminant pour le rôle futur de chacune des deux espèces. Tandis que l’un des ambassadeurs accède à la puissance, mais une puissance maintenant redoutée et faite déjà de remords et de sacrifices, l’autre est déchu. « Certains personnages vont déchoir. D’autres concluront des marchés dont ils ne comprendront pas tout le prix à payer... », annonçait JMS au début de la saga.
Tout au long de la saison, cette déchéance et cette ascension marquées du sceau du destin sont conduites avec une maîtrise et une efficacité qui laissent pantois, bien au-dessus du niveau habituel d’une série. On a beaucoup glosé, en son temps, sur la rigueur du Caméléon, pourtant la cohérence de Babylon 5 est bien supérieure : ici tout est calculé, pesé, parfaitement inscrit dans un projet d’ensemble qui se dévoile progressivement et tient toutes ses promesses. (Sur ce, reprenons le fil de la deuxième saison...)
DANS L’OMBRE DE Z’HA’DUM
Narns et Centauris ne sont que la partie la plus visible des événements qui se préparent. Cette saison met enfin un nom sur l’ennemi qui commençait à s’agiter dans les ténèbres de la première saison. « Il y a des créatures dans l’univers qui ont des milliards d’années de plus que toutes les autres races », déclare Delenn dans « Dans l’ombre de Z’Ha’Dum », se décidant enfin à informer Sheridan de ce que jusqu’alors seuls les Minbaris et les Vorlons savaient. « Il fut un temps éloigné où elles avançaient parmi les étoiles comme des géants, gigantesques et intemporelles. Elles ont tout enseigné aux autres races, elles ont exploré bien au-delà des limbes, elles ont créé d’immenses empires. Mais toutes les choses ont une fin. Lentement, en un million d’années, les Premiers sont partis. Certains sont passés derrière les étoiles sans jamais revenir. D’autres ont simplement disparu. » Car tous en fait ne sont pas partis. « Il en est resté un certain nombre derrière, cachés ou endormis, attendant le jour où on aurait besoin d’eux, où les Ombres reviendraient. » Les Ombres. Ainsi sont enfin nommés les « alliés » providentiels mais mystérieux et inquiétants de Londo Mollari, que l’on entrevoyait dans quelques épisodes de la première saison et qui font cette année davantage d’apparitions, s’imposant au fil des épisodes comme des créatures tirant depuis leurs ténèbres les fils du destin, agissant à leur insu sur les personnages tout en restant en retrait, dans l’obscurité, où elles attendent patiemment que les choses se mettent en place.
« Les Ombres étaient vieilles même quand les Anciens étaient jeunes », continue Delenn. « Ils ont combattu les uns contre les autres durant des millions d’années. La dernière guerre importante contre les Ombres eut lieu il y a dix mille ans déjà. Ce fut la dernière fois où les Anciens ont marché parmi nous. Mais les Ombres ont seulement perdu, sans être détruites... » Ainsi se mettent en place différentes pièces disséminées dans les deux premières saisons. Des éléments de la vie de Sheridan, des aspects demeurés obscurs de la vie sur Babylon 5, des événements qui échappaient à toute interprétation se trouvent expliqués et la perspective d’ensemble de la série se révèle, ainsi que les rôles de chacun.
L’étape suivante sera, comme dans toute guerre, l’organisation d’une Résistance. Là encore, le conflit entre Narns et Centauris s’offre comme une mise en abyme de la guerre bien plus terrible qui se prépare : tandis que le peuple vaincu reconstitue ses forces et commence à oeuvrer dans les bas-fonds pour reprendre la lutte, Sheridan découvre qu’il n’est pas seul face à la menace des Ombres. Grâce à Delenn, il dispose d’une armée secrète révélée dans « L’armée de lumière » et d’un soutien inattendu venu de la planète Epsilon 3. L’influence de l’ancien commandant Sinclair continue également de jouer un rôle déterminant lorsqu’est dévoilée l’existence d’un corps d’humains et de Minbaris désigné sous le nom de Rangers, réalisant dans l’ombre l’union sacrée que les deux civilisations ne parviennent pas à rendre effective officiellement. Ainsi JMS joue-t-il la carte classique de l’espoir et du déclin réunis dans un même épisode, en contant en parallèle, dans « L’armée de lumière », la chute d’une civilisation et l’avènement d’une « forteresse de lumière » qui permet de repartir sur une nouvelle ligne de force au moment précis où une autre se brise.
Reste à poser les bases solides de l’avenir dans les trois épisodes terminaux de la saison, où plusieurs personnages se dévoilent. Les masques tombent, de manière parfois inattendue, d’anciens personnages réapparaissent tandis que de nouveaux s’éclipsent...
IVANOVA, LESBIENNE ?
Tout occupés par de si graves événements, on en oublierait presque de s’intéresser aux personnages. Mais que les lecteurs sceptiques effacent leurs craintes : Babylon 5 traite aussi de relations « humaines », parfois même inter-raciales. Chacun des personnages principaux a son histoire, même si certains paraissent négligés au profit des plus chanceux. Londo Mollari fait partie de ces derniers, scénaristiquement parlant : car la « chance » du personnage est tout entière une question de point de vue. Si l’ambassadeur vit une réelle ascension au cours de cette saison, il connaît en même temps une mise à l’écart de plus en plus évidente. On se souvient qu’au début de la série Londo, s’il n’était pas très apprécié sur la station, avait au moins un ami en la personne de Garibaldi, le chef de la sécurité. Une amitié mise à mal par les événements dramatiques de cette année 2259. Dans « Sacrifices », Londo se lamente sur sa solitude grandissante et doit forcer la main de Garibaldi pour avoir le plaisir, à nouveau, de prendre un verre avec lui. « Je ne vous reconnais plus, Londo », confie alors le chef de la sécurité. « Personne ne vous reconnaît plus. » Quelques mois plus tard, dans « Crépuscule », Garibaldi commentera encore ses sentiments à l’égard de Londo, exprimant ce que ce dernier lui-même en vient à penser de lui-même : « La moitié du temps, il me rend si furieux que je pourrais lui tordre le cou. Le reste du temps, il me fait pitié. » Car c’est la peur, désormais, qui constitue le quotidien de l’ambassadeur centauri : tout va trop vite pour lui mais il s’obstine à « tenir en selle », selon la métaphore de Garibaldi, pour ne pas être dépassé.
Garibaldi a d’ailleurs d’autres chats à fouetter dans cette saison. Secrètement épris de la télépathe Talia Winters depuis la saison précédente, il prend plaisir à se trouver sur sa route dès que l’occasion se présente, volant à son secours dans « L’espion », même s’il a le sentiment que cette fille est « trop bien pour lui », ce qui l’empêche finalement d’avoir une relation suivie avec l’une des Marines de « Les troufions ». Malheureusement, les événements l’empêcheront de concrétiser cette belle histoire d’amour, ce que l’acteur Jerry Doyle (Garibaldi) fut le premier à déplorer car, réellement marié à Andrea Thompson (Talia) dans la vie, il n’avait que du bien à dire de la relation de son personnage avec la télépathe !
Talia Winters sera d’ailleurs au coeur d’une intrigue secondaire savoureuse impliquant Ivanova, le commandant en second de Babylon 5 (promotion qu’elle reçoit dans « La géométrie des Ombres »). Dans « Examens de confiance », en effet, il est question de scanner mentalement l’esprit de tous les membres du personnel de la station, afin de démasquer un traître implanté par le Corps Psi au sein même du commandement de Babylon 5. Or, on sait depuis l’année précédente qu’Ivanova est plutôt mal disposée à l’égard des télépathes, qu’elle déteste cordialement (et souvent moins cordialement). JMS joue de cette haine et de cette peur pour établir un parallèle audacieux mais très réussi entre télépathie et... homosexualité. Trois scènes suggèrent un sentiment de tendresse entre Ivanova et Talia Winters, qui partagent d’ailleurs le même lit à la suite d’un ennui mineur survenu dans la cabine de la télépathe. Et Ivanova de s’étendre sur « des choses cachées » qu’elle dissimule en elle et qui la tourmentent. « Si j’avoue à mes amis que je leur ai menti tout le temps, depuis des années (...), est-ce que je pourrai jamais les regarder dans les yeux ? », s’exclame la jeune femme. « Il n’y a sûrement rien que vous puissiez leur avouer de si terrible pour que vous les déceviez », répond, suave, la télépathe, en posant sur elle un regard des plus troublant. Et plus tard, dans la cabine de Sheridan, Ivanova reprend un refrain traditionnellement appliqué à certaines révélations : « J’ai passé ma vie entière à étouffer cette chose, capitaine. On ne peut pas en un clin d’oeil changer à volonté. C’est déjà très difficile à raconter. » Et le bouquet final, la phrase qui achève de nous faire douter de l’identité vacillante de la si combative Ivanova : « Je ne sais plus, quelquefois, qui je suis moi-même. » La façon dont le scénariste s’en tire en définitive est une pirouette à ranger dans les annales de la télévision !
LA GRAINE D’UN AMOUR FUTUR
La relation la plus prometteuse, cependant, reste celle qui unit Delenn et Sheridan. On a dit toute l’importance de l’hostilité séparant encore les deux races et la volonté de Delenn de rapprocher humains et Minbaris en faisant de son propre corps l’instrument de ce rapprochement. Mais on devine, au fil de la saison, qu’un sentiment plus intime est sur le point de naître entre eux. Dès la première apparition de l’ambassadrice en plein Conseil, alors que personne ne l’a encore vue sous sa nouvelle apparence, Sheridan est littéralement subjugué, au point qu’il reste sans voix un instant et qu’il confie son trouble à sa soeur Lizzie, de passage sur la station, dans « Révélations ». Par la suite, des relations privilégiées s’instaurent entre les deux personnages lorsque Delenn demande au capitaine de l’aider à se familiariser avec le comportement humain : deux dîners s’ensuivent, l’un à la mode terrienne dans « Les télépathes de l’ombre », l’autre selon le rituel minbari dans « Le châtiment divin », au cours desquels tous deux font connaissance en parlant d’autre chose que des enjeux politiques de la station. Lorsque Delenn décide de s’enfermer avec les Markabs dans leur quartier d’isolement, toujours dans « Le châtiment divin », la scène d’adieu qu’elle partage avec Sheridan trahit le sentiment qui peu à peu se fait jour. Une fois l’épreuve passée, c’est lui qui l’accueille, et pour la première fois elle l’appelle par son prénom. Une nouvelle épreuve, vécue cette fois ensemble, dans « L’inquisiteur », achève de sceller un rapprochement que la guerre imminente contre les Ombres rend de plus en plus nécessaire. « Vous êtes tous les deux les êtres choisis », dira en conclusion l’émissaire énigmatique des Vorlons, l’inquiétant Sebastian. « A l’endroit qu’il faut et au moment qu’il faut. »
A la fin de l’épisode final de la saison, Delenn visiblement inquiète presse l’ambassadeur Kosh de voler au secours de Sheridan projeté dans le vide. Désormais tout semble en place pour que les événements longtemps annoncés s’inscrivent dans l’histoire de Babylon 5, avec un couple humain-minbari se dressant en guise de repère dans l’obscurité menaçante. Tout est prêt pour la grande guerre. Pour une troisième saison qui s’annonce d’ores et déjà essentielle et captivante (puisqu’on vous le dit).