INFIRMES, BATARDS ET CHOSES BRISEES : LE MONDE DU TRONE DE FER

par Thierry Le Peut

Arrêt sur Séries n°39 (printemps 2012)

  

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 Si, aux Etats-Unis, Le Trône de Fer a été comparé souvent au Seigneur des anneaux, qui demeure la référence en matière de fantasy, en France on l’a rapproché volontiers des Rois maudits et d’Excalibur. Ce choix atteste le souci d’ancrer le cycle ambitieux de l’écrivain George R. R. Martin dans un genre médian qui a plus à voir avec l’Histoire et les légendes médiévales qu’avec le fantastique et la magie. Volonté justifiée, tant les romans de Martin composent une fresque de l’ambition humaine où la magie, en effet, n’intervient qu’en toile de fond. Au point que certains ont même invoqué Balzac pour décrire les livres de l’écrivain américain, en référence à l’ambitieuse comédie humaine que l’écrivain français a voulu construire à travers ses romans et ses nouvelles.

Série éminemment littéraire en ceci qu’elle adapte avec une grande fidélité les romans de Martin, Le Trône de Fer relève, avec une grande réussite, le défi de projeter sur un écran l’univers issu de l’imagination de l’écrivain. Un univers d’autant plus exigent qu’il a mûri durant vingt ans dans l’esprit de Martin et qu’il a déjà donné lieu à des représentations très précises dans celui des millions de lecteurs qui se sont passionnés pour lui à travers le monde.

Etudier la série, c’est forcément étudier le roman avec elle. On est frappé, en les découvrant l’un et l’autre, de constater à quel point les adaptateurs, David Benioff et D. B. Weiss, ont respecté les personnages et les situations conçues d’abord par l’écrivain. Ce sont véritablement les scènes du livre qui prennent vie devant les yeux et si les décors peuvent diverger, parfois, de l’image qu’en suggère Martin, les personnages eux sont bien ceux qui parlent et agissent dans les pages du livre, souvent avec les mêmes mots.

Dans les lignes qui vont suivre, on se réfèrera donc indifféremment au livre et à la série, précisant néanmoins, le cas échéant, si une scène a été ajoutée dans la série. Précisons, à l’usage surtout de ceux qui n’ont pas (encore) lu les romans, que chaque livre est composé de chapitres qui adoptent tour à tour le point de vue des personnages principaux. L’ensemble naît donc d’une mosaïques de points de vue qui permettent de donner une consistance particulière à chaque personnage, même si le récit est toujours conté à la troisième personne. Le procédé, plus aisé en littérature qu’à la télévision, a été abandonné par les adaptateurs, qui gagnent ainsi la liberté d’offrir davantage d’espace à des personnages qui n’ont pas, littéralement, voix au chapitre dans les romans. Ainsi de la reine Cersei et du roi Robert, pour n’en citer que deux parmi les plus importants.

 

La douleur des renoncements

 

Aemon 1« Le romancier, quand il aborde l’Histoire, y cherche surtout des hommes et leur vérité. » Cette phrase de Maurice Druon, l’auteur des Rois maudits, convient tout à fait au cycle médiéval de George R. R. Martin. Certes, A Song of Ice and Fire – le titre original du cycle, qui a pris en France le titre du premier volume, Le Trône de Fer, également conservé pour chaque saison de la série télévisée – se déroule dans un monde imaginaire et entre dans le genre dark fantasy, où l’Histoire, la légende et le mythe composent un univers teinté de fantastique. Mais la part congrue faite par Martin à la magie et aux créatures prodigieuses font que Le Trône de Fer se signale, au sein du genre, comme plus proche d’un récit historique médiéval que des aventures héroïques et fabuleuses dont Le Seigneur des anneaux reste le modèle fondateur. Martin en effet donne la primauté aux hommes, à leurs actions, aux intrigues politiques qui dressent les uns contre les autres les « maisons » du royaume des Sept Couronnes, mais également les membres de ces maisons. Le cœur du cycle, c’est le pouvoir : « le pouvoir, la façon dont il affecte ceux qui le convoitent, la façon dont ceux qui l’ont déjà s’efforcent de le conserver, et la façon dont ceux qui se retrouvent pris entre les deux sont déchirés en cours de route ». Les querelles de familles sont au centre des luttes de pouvoir, résultant elles-mêmes d’alliances entre grandes maisons. Ainsi le trône des Sept Couronnes est-il l’enjeu d’intrigues intestines entre les maisons Baratheon et Lannister, la première étant celle du roi Robert, la seconde celle de son épouse Cersei, les Lannister étant en outre les principaux pourvoyeurs de fonds d’un royaume au trésor depuis longtemps dilapidé. Selon leur implication dans les événements qui agitent la Cour, les autres maisons sont amenées à lutter ou à souffrir, mais l’une d’elles se retrouve particulièrement exposée, celle des Stark. Seigneurs de l’une des « couronnes » du royaume, les terres du nord, les Stark mènent une vie rude mais heureuse dans leur fief, jusqu’au jour où le roi nomme lord Eddard Stark, son frère de sang, compagnon des guerres passées, au poste de Main du Roi après la mort de la précédente Main dans des circonstances suspectes. Dès lors, Eddard Stark se retrouve en première ligne dans la lutte pour le pouvoir, à son corps défendant.

La plupart des histoires commencent par l’entrée d’un personnage dans un monde qu’il ne connaît pas. Dans Le Seigneur des anneaux, la vie de Frodon est à jamais bouleversée quand il doit quitter le confort d’une vie de Hobbit pour accomplir un périple aux confins du monde connu. Dans la saga des Harry Potter, un garçon au passé mystérieux découvre à la fois un lieu (l’école de sorciers) et tout un univers (la magie et les combats occultes) jusqu’alors inconnus de lui. C’est l’un des schémas majeurs du récit, depuis Ulysse qui, parti de chez lui pour mener une guerre lointaine, doit ensuite subir mille épreuves dans des contrées inconnues avant de retrouver enfin son foyer. Le Trône de Fer s’inscrit dans ce schéma, qu’il démultiplie en déroulant en parallèle plusieurs intrigues qui mettent parfois plusieurs livres à se rejoindre, même si l’on sait dès le départ qu’elles sont liées les unes aux autres.

 

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Eddard Stark est un seigneur juste, époux et père heureux, dont la caractéristique première est l’honnêteté. C’est un chevalier qui a démontré sa bravoure dans de nombreuses batailles, aidant Robert Baratheon à conquérir le Trône de Fer, qu’il fallut enlever par la force au Roi Fou Aerys Targaryen, meurtrier du père de Stark. Cette honnêteté, il l’applique aussi bien dans le combat que dans la vie courante, affrontant ses ennemis à découvert et répugnant au jeu des masques qui définit les intrigues courtisanes. Il abhorre la compétition ostentatoire à laquelle se livrent certains chevaliers, négligeant par exemple de se montrer au tournoi que le roi organise en son honneur après en avoir fait sa Main. A l’arrogant Jaime Lannister, qui se targue de n’avoir jamais été vaincu et trépigne à l’idée de se mesurer au seigneur du nord, il répond qu’il ne combat jamais pour le spectacle car il ne veut pas que ses ennemis sachent de quoi il est capable avant de l’affronter sur un champ de bataille. Hélas, les mœurs qu’il découvre en prenant ses nouvelles fonc-tions sont bien éloignées de cette éthique et ce fier chevalier se révèle fort peu armé pour livrer les combats qui, à Port-Réal, font feu de l’intrigue, de la traîtrise et du mensonge.

Sean Bean compose à merveille ce personnage austère, avare en paroles et en sourires, que le roi aime et maudit tour à tour pour sa franchise. Si l’emblème de la maison Stark est le loup, celui-ci hélas se retrouve à Port-Réal cerné par des animaux politiques dont il n’a pas la sournoiserie, et face auxquels la force de caractère et la bravoure physique ne sont pas les meilleurs atouts. Les difficultés qu’il rencontre à communiquer avec sa fille aînée, séduite, elle, par les ors de la Cour et promise au prince héritier, redoublent l’inadéquation du personnage à ce milieu. « Il est plus difficile d’élever ses enfants que de guerroyer », confie-t-il à la septa (religieuse) qui a la charge d’éduquer ses filles. Ned Stark observe avec tristesse la désagrégation des certitudes qui jusqu’ici lui servaient de repères : sa famille, d’une part, qui se voit divisée du fait de son départ à Port-Réal avec ses filles, loin de sa femme et de ses fils demeurés dans le nord, et l’image qu’il se faisait du royaume, d’autre part, le fier Robert n’étant plus que l’ombre grotesque du guerrier qu’il a connu, et la Cour le lieu de querelles qu’il abhorre. La voix et le regard de Sean Bean sont les véhicules de cette tristesse : le sentiment de la perte se lit dans les yeux de Ned lorsqu’il voit s’éloigner sa femme venue incognito le voir à Port-Réal, mais aussi tandis qu’il observe sa cadette, Arya, prisant mieux les leçons d’un maître d’armes que l’éducation domestique prodiguée par la septa. A mesure que change le visage de Stark, que la fierté paternelle fait place à l’inquiétude, le bruit des batailles anciennes se substitue au son des épées de bois que manient l’enfant et le maître d’armes. Le procédé est à la fois révélateur du désarroi de Stark devant la rémanence du passé et annonciateur des combats futurs, dont l’inéluctabilité est plus grande à mesure qu’apparaissent les intrigues intestines qui gangrènent le royaume.

La figure du roi Robert accompagne la déception de Ned Stark. Jadis frères, lorsqu’ils grandirent ensemble en tant que pupilles de Jon Arryn, les deux hommes représentent aujourd’hui deux évolutions d’un seul homme : tandis qu’Eddard restait fidèle à ses principes en dirigeant avec force et justice son fief du nord et en élevant ses enfants selon ces valeurs, Robert devenu roi connaissait une dégradation physique autant que morale. « Jamais je ne me suis senti si vivant qu’à l’époque où je conquérais la couronne, jamais si mort que depuis qu’il me faut la porter », dit-il à Ned (p. 305 du roman). La description physique du personnage illustre cette déchéance (voir plus haut, « Les personnages croqués par George R. R. Martin », p. 23), comme tout ce que fait le roi : buvant, baisant, maugréant, il néglige les affaires du royaume et se vautre dans la débauche pour oublier qu’il n’est plus le guerrier de jadis. En enquêtant sur la mort de Jon Arryn, précédente Main du Roi, Ned Stark suit le sillage de luxure qu’a laissé son ami dans ce processus, les bâtards semés par le roi annonçant la révélation qui lèvera finalement le voile sur la mort de Jon Arryn. La réalité du royaume est à l’image de ce qu’est devenu Robert et le destin de Ned Stark se joue aussi à mesure qu’il prend conscience de cette réalité. « On n’a pas eu un vrai combat en neuf ans », maugrée le roi lors de l’un des rares moments d’intimité qu’il partage avec la reine. « Les coups de poignard dans le dos, ça ne vous prépare pas au combat, et aujourd’hui le royaume n’est plus que cela : des coups de poignard dans le dos, des complots, du léchage de cul et des combines pour l’argent. Parfois je me demande ce qui maintient les choses ensemble. » (épisode 1.05 de la série, scène ajoutée par Benioff et Weiss)

Le personnage de Jaime Lannister constitue un autre écho à celui d’Eddard Stark. Les deux hommes ne s’apprécient pas et Stark n’oublie pas que le Lion Lannister – surnom glorieux donné au frère de la reine en référence à l’emblème de sa maison, le lion – est aussi surnommé le Régicide depuis qu’il a tué le précédent roi d’un coup d’épée dans le dos. Cette tache d’infamie poursuit Jaime Lannister et explique en partie l’animosité qui le lie à Stark, rappel sans indulgence de cette action d’éclat peu glorieuse, Lannister ayant longtemps servi le Roi Fou avant de tourner son épée contre lui. La vision de Lannister assis sur le Trône de Fer, lorsque Stark victorieux pénétra dans le palais royal, est le vivant symbole de l’ambition de la maison Lannister, même si Jaime se montre peu soucieux d’occuper effectivement le Trône, fuyant les responsabilités qu’implique cette position. Parmi les scènes ajoutées de la série figure aussi celle qui voit Tywin Lannister, le père, stigmatiser la sottise et l’arrogance de son fils tout en dépeçant un cerf, emblème de la maison Baratheon. Le symbole est le signe éloquent des querelles, pour l’instant intestines, qui opposent les deux maisons, et dans lesquelles la maison Stark sera emportée à son corps défendant, redoublant la trajectoire suivie d’abord par le seul Eddard.

 

Cet article se poursuit dans Arrêt sur Séries 39

 

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