Un article de Thierry LE PEUT
paru dans Arrêt sur Séries 9 (juin 2002, épuisé)
Quand on les a vus, on ne risque plus de les oublier : ils se sont rencontrés, tourné autour, observés, détestés, aimés sans réussir à se le dire, et puis enfin, après une tonne de malentendus, de disputes, de faux-fuyants, ils ont fini par s'embrasser et par s'avouer leur amour. Parfois même ils se sont mariés !
Schéma classique, le tandem homme-femme amour-haine n'a pas été créé par Clair de lune, Remington Steele, Les Deux font la paire ou Mission casse-cou, encore moins par Loïs et Clark, mais toutes ces séries l'ont repris et développé à leur manière, avec succès. Des réussites qui méritent bien un petit flashback !
Comme tous les genres, la comédie romantico-policière de la télé a ses codes. Le premier concerne la rencontre des futurs amoureux. Sur le modèle de La Mégère apprivoisée de Shakespeare2, ils doivent commencer par se détester ou, au moins, se mépriser. Haine ou indifférence constituent un passage obligé, aggravé en général (et rendu possible) par la différence de statut et/ou de milieu social, qui redouble la différence de caractère. Etant donné toutes ces dissemblances, la rencontre est en général involontaire, provoquée par le hasard ou par la nécessité. Toutes les séries qui nous intéressent ici respectent ces codes, avec suffisamment de variantes pour ne pas être identiques. Dans Les Deux font la paire, qui fait son apparition en 1983 sur CBS, Amanda King est une ménagère à la vie parfaitement réglée, partagée entre ses deux enfants, qu'elle élève seule avec sa mère, et son petit ami (qu'on entrevoit seulement dans le premier épisode). Lee Stetson, lui, est un espion dont la vie est faite de poursuites, de pièges et de montées d'adrénaline. Autrement dit, le contraire d'Amanda. Que le nom de celle-ci évoque la distinction britannique et celui de l'espion un chapeau texan ne fait qu'ajouter à tout ce qui les sépare en suggérant deux univers totalement opposés. Leur rencontre sera le fait du hasard le plus fortuit : alors qu'elle vient d'accompagner son petit ami à la gare, Amanda est abordée par Lee, qui lui remet un paquet contenant d'importantes informations codées avant de disparaître, poursuivi par d'autres espions. Contrainte de conserver le paquet, Amanda se retrouve embarquée dans le combat de Lee contre les espions de l'Est : dans le souci de mêler les univers des deux protagonistes, ces espions se servent d'une émission culinaire diffusée à la télévision pour faire passer des informations à leurs agents !
Les prémisses de Remington Steele, lancée un an plus tôt par NBC, sont similaires. Laura Holt, une jeune femme détective privée, s'est inventé un patron homme afin d'attirer des clients. Et voilà qu'un jour un inconnu, dans un hôtel, répond à un appel destiné à ce patron imaginaire. Aussitôt il est identifié par des malfrats comme étant ce dernier, Remington Steele, et se retrouve entraîné par les événements, à l'instar de Roger Thornhill dans La Mort aux trousses. Malgré elle, Laura Holt est embarquée à son tour dans une série de quiproquos qui, une fois résolue, la laisse avec un patron sur les bras !
Dans cette variante, les univers des deux protagonistes sont moins radicalement opposés que dans Les Deux font la paire, mais le mystère reste un ingrédient essentiel : à celui de l'espion Lee Stetson (mais gageons que la vie de ménagère d'Amanda King recèle aussi bien des mystères pour un agent secret...) répond celui de l'inconnu qui devient Remington Steele. D'où débarque-t-il ? Qui est-il ? Car son nom même n'est pas révélé et son identité ne sera pas éclaircie avant plusieurs années (voir pour cela le double épisode de rentrée de la quatrième saison, « De père inconnu », et les derniers épisodes de la série). Pour Laura, il peut porter n'importe lequel des noms qui figurent sur ses différents passeports. Le pire étant, bien sûr, qu'il semble s'accommoder fort bien de celui de Remington Steele ! La cohabitation sera donc difficile, la différence de caractère des deux personnages les condamnant à se comporter comme un chien et un chat enfermés dans le même bureau, avec cette circonstance aggravante que l'un était tranquillement installé quand l'autre a envahi son territoire.
Rien d'étonnant à ce que l'histoire de David et Maddie dans Clair de lune commence comme celle de Laura et Steele : avant d'écrire le pilote de la nouvelle série, en 1985, Glenn Gordon Caron a été l'un des producteurs de Remington Steele, dont il a écrit quatre épisodes. La belle est cette fois un mannequin très riche vivant dans une grande maison glamour, avec piscine et domestiques... jusqu'à ce que son comptable disparaisse en emportant sa fortune. Ruinée, elle n'a plus pour toute richesse que des parts dans de petites entreprises déficitaires : un magasin d'articles de pêche, une librairie porno... une agence de détectives baptisée Cité des Anges. Décidée à liquider toutes ces affaires afin de se renflouer en attendant de reconstituer sa fortune, elle se laisse pourtant convaincre par David Addison, le patron dilettante de l'entreprise, de poursuivre l'exploitation de celle-ci, rebaptisée Clair de Lune en souvenir de la campagne publicitaire qui rendit Maddie célèbre (pour le shampooing Clair de Lune).
Comme les prémisses de Remington Steele, celles de Clair de lune sont fondées sur le quiproquo et un enchaînement de situations vaudevillesques où l'on relève constamment des influences cinématographiques. Et la verve ironique de Bruce Willis est très proche de celle de Pierce Brosnan, autant que le sérieux de leurs partenaires. Dans Clair de lune, la tension est perceptible dès les premiers échanges entre les protagonistes. Venue pour signifier à David son renvoi et la fermeture de l'agence, Maddie s'entend traiter de « rombière sans coeur et aussi froide qu'une banquise » et va passer son temps à essayer de fuir l'importun ou... à s'évanouir dans ses bras ! Dans Remington Steele, au contraire, tout commence dans le glamour et la séduction, mais se termine de la même manière lorsque le séducteur s'avère être un imposteur. Autre point commun : les portes des deux agences de détectives ne cessent de claquer, selon un rite théâtral qui n'est que la représentation scénique du principe du quiproquo. Les personnages vont et viennent dans des échanges verbaux savoureux pleins de vivacité, apparaissent et disparaissent sans interruption : une grande partie des intrigues s'appuient sur ces jeux de malentendus, cadavres escamotés, échanges d'identité, vérités maquillées, qui répondent au jeu mené par les protagonistes.
La même vivacité se retrouve dans Loïs et Clark, où les données de base de la bande dessinée se prêtent magnifiquement aux règles du vaudeville sentimental. Tenu de cacher sa super-nature sous l'identité d'un journaliste tendre et maladroit, Clark Kent se heurte dès son arrivée à Metropolis au caractère déterminé de sa collègue Loïs Lane, enquêtrice expérimen-tée du Daily Planet : pas question pour elle de demeurer dans l'ombre d'un homme !
A la différence de David Addison et du pseudo-Steele, cependant, Clark n'est ni un goujat ni un séducteur. A l'ironie et à la manipulation il préfère l'honnêteté - tout en étant bien forcé de dissimuler pour préserver sa double identité. Du coup, les prémisses sont légèrement modifiées : la série ne met pas en scène deux personnages fermement décidés à ne pas tomber amoureux. Clark essaie au contraire de capter l'attention de sa belle, qui n'a d'yeux que pour son double : Superman ! Ce qui introduit un degré de complexité supplémentaire dans le quiproquo, le malentendu constituant néanmoins toujours l'élément de base de la série.
Produite par les Anglais, Mission casse-cou reprend le schéma de la comédie policière, sans en faire toutefois l'ingrédient essentiel de sa formule. La série en effet mise autant sur l'action que sur la relation attraction-répulsion de ses protagonistes. Mais les sentiments sont bien là et les prémisses reprennent la tension homme-femme des autres séries : Jim Dempsey, flic dur et obstiné de New York, fait figure d'ours auprès de l'élégante et distinguée Harriet Makepeace, qu'on lui impose comme partenaire. Leur collaboration commence dans une indifférence condescendante ou méprisante pour évoluer très vite vers l'amour dissimulé et combattu. Le sexe mis à part, les rapports de Dempsey et Makepeace ont quelque chose de l'humour « culturel » d'Amicalement vôtre (ce qui permet de rappeler, au demeurant, que les couples masculins ont souvent soulevé la question de l'homosexualité, tant le concept même du couple évoque une relation sentimentale !). Ce qui distingue finalement la série britannique de ses consoeurs américaines, c'est cette dimension de clash culturel qu'on retrouve dans le buddy movie traditionnel (on pense à Double détente ou Rush Hour au cinéma), et aussi la violence plus réaliste du programme, qui l'éloigne de la comédie vaudevillesque pour le rapprocher de la dramatique policière, les relations entre les deux protagonistes assurant surtout une continuité entre les épisodes.
Dans les exemples américains, au contraire, c'est l'intrigue amoureuse qui prend le dessus. Les histoires elles-mêmes reflètent souvent le jeu d'attraction-répulsion auquel se livrent les héros. On croit tenir la vérité et voilà qu'elle s'échappe. On poursuit un criminel et on se retrouve ligoté, enfermé, condamné toujours et partout à demeurer ensemble. L'occasion de joutes verbales où l'on refuse d'admettre ses propres sentiments tout en reprochant à l'autre de se faire des idées et d'avoir de vilaines pensées. A l'instar de Chapeau melon et bottes de cuir et de son équivalent américain, Les Mystères de l'Ouest, les héros se retrouvent souvent enchaînés, dans des situations dramatiques transformées en motifs de comédie. L'ambiance est au badinage, et certains épisodes des Deux font la paire ou de Loïs et Clark, où l'on joue avec des engins nucléaires et où la fin du monde est un danger souvent imminent, rappellent la grande époque des années soixante, où série d'espionnage rimait avec décalage et loufoquerie. Un héritage que ne reprend pas Mission casse-cou, plus proche du policier à l'anglaise genre Les Professionnels que de la fantaisie décalée.
Comme beaucoup de sitcoms qui ont choisi le même créneau (Madame est servie fut en son temps un joli succès, et Une nounou d'enfer a repris le flambeau), toutes ces séries vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : elles exacerbent le désir du téléspectateur en lui promettant une issue que la série s'attache à repousser indéfiniment. Tout le monde a envie que Loïs ouvre les yeux sur Clark, que Lee finisse par embrasser Amanda ou que Maddie tombe une bonne fois dans les bras de David ! Et pourtant si l'événement finit par se produire l'intérêt du public risque fort de retomber. Les raisons de l'annulation d'une série sont en général diverses, et la désaffection du public n'en est qu'un élément. Il n'empêche que toutes ces séries ont survécu peu de temps à l'événement tant attendu : si Clair de lune a eu dès le départ une histoire mouvementée, Les Deux font la paire et Loïs et Clark n'ont « tenu » qu'une saison après les aveux de leurs protagonistes (comme Madame est servie), et Mission casse-cou s'est refermée également sur la conclusion heureuse du fil rouge sentimental de la série (entretemps, les comédiens Michael Brandon et Glynis Barber avaient suivi la voie de leurs personnages...). Serait-ce que les scénaristes perdent leur imagination en jetant leurs héros dans les bras l'un de l'autre ? A moins que trois ou quatre années à tout mettre en oeuvre pour que ça n'arrive pas soient si épuisantes que la série s'écroule d'elle-même une fois le pas franchi ! Peut-être est-ce, tout simplement, que le genre du vaudeville sentimental ne supporte pas de conclusion ? Fondé sur le désir, il rejetterait la satisfaction de celui-ci : ce serait le genre des préliminaires, surtout pas de la réalisation du désir !
Pourquoi pas ? La série policière et romantique ne fait que reprendre un modèle établi par la comédie américaine des années trente, illustré par les Frank Capra et autres Leo McCarey. Dans New York - Miami, de Frank Capra (1934), Clark Gable et Claudette Colbert donnent vie à un homme « viril, enfantin, attirant, un peu muffle sur les bords », selon les mots de Capra lui-même, et à une femme capricieuse3. Entre les deux, bien sûr, l'amour va se faire une petite place. Dans L'Impossible Monsieur Bébé, d'Howard Hawks (1938), Katharine Hepburn est une jeune femme adorablement fofolle qui entraîne le très sérieux paléontologue Cary Grant dans une suite de péripéties pour le moins éloignées de son mode de vie habituel. La différence de caractère et de milieu, l'homme goujat ou maladroit, la femme capricieuse ou mal lunée sont des poncifs du genre : les séries télé les reprennent et les adaptent à un nouveau format. Inconvénient : ce qui dans un film naît, se développe et se conclut en moins de deux heures s'étend dans la série sur plusieurs années et plusieurs dizaines d'épisodes, soit des dizaines d'heures de programme. Pour rendre moins facile encore le travail des scénaristes, la série est un format en sursis perpétuel, où l'on n'est jamais certain de pouvoir reprendre l'histoire après l'interruption estivale. La décision d'une chaîne ou d'un studio peut tuer la série avant qu'elle ait conduit ses personnages à une conclusion cohérente. Le format a cependant un avantage : s'agissant d'une comédie de caractère, elle offre une plus grande latitude pour développer lesdits caractères et explorer une multitude de situations et de pistes entre lesquels le cinéma, à cause de son format condensé, doit obligatoirement choisir.
Les clichés de la comédie de caractère alliés au format de la série télévisée donnent donc un nouveau produit original, où l'on retrouve aussi un peu de la bande dessinée : ceux qui ont grandi avec Peter Parker, le héros de Spiderman, connaissent l'importance de la continuité sentimentale dans le comics. Comme ses confrères de Daredevil ou Iron Man avec leurs amies respectives, Peter Parker passe une partie de son temps à régler ses problèmes de coeur avec Gwen (son grand amour, tuée par le diabolique Bouffon Vert) et Mary Jane, en plus de lutter contre les plus grands psychopathes que la Terre ait jamais portés. D'épisode en épisode, le héros est confronté à des situations multiples qui sont souvent un prétexte à une mise en perspective de ses soucis personnels. Il en va de même pour les héros de séries : d'aventure en aventure, Lee et Amanda, David et Maddie, Laura et Steele, Dempsey et Makepeace, Loïs et Clark sont amenés à réfléchir sur leur propre situation et à s'interroger sur leurs sentiments, qu'exacerbent les attaques et les menaces perpétuelles. Ce n'est pas un hasard s'ils finissent si souvent ligotés les uns aux autres. Comme dans le comics, la série romantico-policière hésite entre le format classique, qui repose sur le cloisonnement des histoires, et une formule plus proche du feuilleton ou, pour parler en termes de télévision, du soap opera.
Elle dispose cependant de plus d'espace pour développer ses caractères. Les quarante-cinq minutes réglementaires allouées à chaque épisode (qui sont devenues quarante-deux dans la majorité des séries actuelles) permettent en général de ménager quelques moments de tendresse ou de confrontation centrés sur les protagonistes. Les derniers instants laissent très souvent les héros sur une tentation qui doit relancer l'intérêt du public jusqu'àl'épisode suivant : on est à deux doigts du baiser ou de l'aveu, sans cesse ajourné.
En regardant Loïs et Clark, on peut constater une évolution de ce type de série tendant à accorder plus d'attention à l'observation des caractères. Alors que Clair de lune a très vite évolué vers la parodie délirante et la mise en abyme, tandis que Remington Steele tournait un peu en rond et que Les Deux font la paire continuait d'accorder une large place aux intrigues épisodiques, de même que Mission casse-cou, Loïs et Clark consacre beaucoup de temps à des confrontations qui ne sont pas seulement comiques. Au début de la troisième saison, par exemple, lorsque Clark avoue à sa dulcinée qu'il est Superman, les deux protagonistes passent de longs moments à discuter et à explorer leurs sentiments respectifs, sans qu'il y ait dans ces scènes matière à comédie. Alors qu'on pourrait tomber dans le bavardage ou le cliché éculé, ces moments parviennent à susciter l'intérêt en développant des personnalités cohérentes.
Que les fans de Remington Steele me pardonnent, mais il me semble que cette série n'a pas aussi bien réussi dans la peinture des caractères, pour des raisons qui tiennent sans doute à une question d'époque : les scènes intimistes étant moins fréquentes il y a quinze ans, approfondir les caractères relevait de la mission impossible. Trop rares, les moments de tendresse et de confidences de Remington Steele paraissent d'autant plus conventionnels que les scénarii se contentent trop souvent de survoler la personnalité des héros au lieu de l'explorer véritablement. Les épisodes qui s'attardent sur le passé du mystérieux « Remington Steele », comme « De père inconnu » et le téléfilm de conclusion, « La Guerre des taupes », restent décevants parce que le scénario glisse vers la comédie légère sans saisir l'occasion de développer les personnages. La fin de « La Guerre des taupes », qui est aussi celle de la série, ressemble de ce point de vue à une négation des possibilités ouvertes par la série : le mentor de Steele y meurt dans l'indifférence, son corps étant même utilisé dans un finale de comédie macabre où le héros semble avoir « oublié » le chagrin et la détresse de toute une vie. Impossible d'y croire, alors que la personnalité de Steele aurait pu être très intéressante.
Avec Loïs et Clark, au contraire, les personnages occupent le premier plan et leur évolution est prise en compte. Dix ans après Remington Steele, la série n'est plus prisonnière d'un cloisonnement excessif et peut se permettre de filer ses caractères sur plusieurs épisodes, à travers des « arcs » comme le remplacement de Loïs par un clone dans la troisième saison, et surtout en les faisant évoluer sur l'ensemble de la série. Le découpage en segments indépendants est globalement maintenu mais l'aspect feuilleton, atout supplémentaire pour fidéliser le public, a pris une importance inédite que l'on retrouve dans les séries contemporaines.
Bref, il est plus facile aujourd'hui d'étoffer les personnages. On pourrait s'attendre alors (reprenons le fil que nous avons provisoirement laissé glisser) à ce que le motif fatidique de l'aveu ne soit plus une limite : intéressé au caractère des protagonistes, le public devrait les suivre même dans le mariage. La série tirant vers le soap opera, le mariage pourrait n'être qu'une étape au-delà de laquelle le jeu de la séduction laisserait la place à des rapports nouveaux, plus étroits mais non dépourvus de possibilités comiques. Mais peut-être est-ce justement là que le bât blesse.
Dans le soap classique, l'amour est à la fois romantisé (par la présence de couples « éternels » comme Cruz et Eden dans Santa Barbara ou Pam et Bobby dans Dallas) et démythifié (ces mêmes couples ne cessent de se perdre et de se retrouver). L'amour n'a de valeur que menacé, c'est là ce qui le dramatise, ou le mélo-dramatise. Dallas, Dynasty et Côte Ouest commencent tous les trois par le (re)mariage de leurs personnages principaux, et le feuilleton repose ensuite en grande partie sur les épreuves que traversent les jeunes mariés. Le romantisme alors provient de la capacité de ces couples à vaincre les agressions répétées et à se reformer constamment : Cruz et Eden, Pam et Bobby, aussi bien que Blake et Krystle dans Dynasty ou Gary et Val dans Côte Ouest sont par nature inséparables. Même s'ils se quittent et se remarient, on peut s'attendre à les voir se réunir, parfois des années plus tard.
Les prémisses de la comédie romantico-policière étant différentes, la conception de l'amour sur laquelle elle s'appuie le sera aussi. Au contraire des soaps cités plus haut, elle s'ouvre sur la rencontre des protagonistes et repose sur le jeu de la séduction qui précède les grandes déclarations. Sa nature est la comédie, non le drame, et au contraire du soap qui peut faire évoluer indéfiniment ses personnages, les séparant et les réunissant autant de fois qu'il le veut, elle a un but : l'union prévisible et désirée de ses protagonistes. Tant qu'ils n'ont pas prononcé de voeux, tout peut leur arriver. Mais une fois ceux-ci prononcés, il n'est plus possible de faire machine arrière. Contre toute attente, la série est évolutive alors que le soap est cyclique, en dépit de sa nature feuilletonnesque qui pourrait laisser penser le contraire. On retrouve là le schéma classique des comédies pour le grand écran, qui tendent vers la réunion finale des héros. La différence est encore la durée : en général, après deux ans de « marivaudage », les producteurs se demandent s'il faut faire franchir le pas à leurs personnages. Un an de plus et, devant la crainte de voir le public se lasser, une évolution devient souhaitable, tout en sachant que donner au public ce qu'il attend peut signifier la fin de la série. Celle-ci se retrouve ainsi prisonnière de son modèle romantique, où le mariage apparaît comme une fin en soi. C'est encore Loïs et Clark, en élargissant les limites de la comédie style années 80, qui offre une porte de sortie. Alors que les couples précédents étaient dépendants, chacun à sa manière, du modèle hollywoodien, où les rapports entre les tourtereaux obéissaient à une série de codes (touchant notamment à l'évocation du passage à l'acte, entouré d'une aura de mystère sacré), celui que forment les deux journalistes du Daily Planet a mûri. Sans atteindre à la finesse psychologique d'un film d'auteur, la peinture de caractères de Loïs et Clark est moins liée à des stéréotypes. Certes, les aveux fatidiques ont toujours autant d'importance et le passage à l'acte a toujours un caractère sacré, mais les personnages parviennent à exister par eux-mêmes.
C'est peut-être la conséquence du propos délibéré des auteurs, qui n'était pas seulement de développer une nouvelle variante de la comédie style Clair de lune mais aussi et surtout de peindre un couple moderne. Le mythe de Superman, loin d'occuper le premier plan, est une manière, selon Martin Winckler dans Génération Séries, de tourner en dérision cet autre mythe, très réel celui-là, de l'homme invincible, non pas de Superman mais du Superman. Pourtant il ne s'agit pas non plus de célébrer la femme indépendante, ce qui pouvait être le propos de Remington Steele, où Laura Holt s'inventait un patron masculin afin de pouvoir travailler dans un monde d'hommes, profondément misogyne. Car Loïs Lane, quand bien même elle revendique son indépendance, ne rêve que d'un homme aux bras puissants qui la protègera et saura l'aimer tout en la respectant : on est plus proche en définitive d'Ally McBeal, dont l'héroïne déclare devant un jury qu'elle aspire à la dépendance émotionnelle tout en se répétant, par dépit, qu'elle n'a pas besoin d'un homme. Tout ce qu'elle fait démontre constamment le contraire !
Avec Loïs et Clark, la comédie romantique d'aventure a donc accompli sa mutation. Le résultat est une oeuvre attachante, qui comporte ses points faibles évidemment, comme n'importe quel produit, mais qui parvient à trouver sa voie hors des clichés réveillés dans la décennie précédente et hors, aussi, de ceux des soaps contemporains dans le genre de Beverly Hills, beaucoup moins convaincante. Le romantisme est ici bien plus fort que dans un Remington Steele parce que les personnages l'emportent sur la formule et qu'il s'accommode, aussi, d'un certain réalisme émotionnel, en décalage avec les situations extravagantes issues de la bande dessinée.
Après le féminisme des années 80, Pierre Bannier et Valérie Guichard peuvent donc sous-titrer leur étude de Loïs et Clark, chez DLM : « Série postféministe ». L'heure n'est plus ni au macho invincible ni à la femme indépendante : elle est à l'épanouissement de l'un et de l'autre hors des clichés hérités d'époques antérieures. Dans les années 80, une série comme Magnum faisait une grande place à la lutte des sexes et à la femme émancipée, tout en la laissant prudemment en dehors de son générique : comme ses contemporains David Addison, Remington Steele, Jim Dempsey et Lee Stetson, Magnum passait beaucoup de temps à essayer de contenir le féminisme en marche. A la même époque, Jean Bruce Scott avait bien du mal à s'intégrer dans le team masculin de Supercopter et à sortir d'un rôle de potiche, et les alliées de l'Agence tous risques Amy Allen et Tawnia Baker connaissaient les affres de l'éviction sexiste. Dix ans plus tard, le créateur de Magnum et de Supercopter, Don Bellisario, confiait à une femme l'un des rôles vedettes de JAG et Stephen J. Cannell, producteur d'Agence tous risques, faisait de même avec Les Dessous de Palm Beach. Finalement, on peut dire merci à Clair de lune et à ses cousines des années 80 : elles ont ouvert la voie avec un panache certain !
NOTES
1. Allez, avec une petite exception pour Loïs et Clark, qui date des 90's, mais qui entre dans la même catégorie que les Clair de lune et autres Remington Steele : les créateurs de Les Deux font la paire y furent d'ailleurs impliqués. Profitons-en ici pour souligner que c’est volontairement que nous avons omis l’un des couples vedettes de la décennie 80, celui que formèrent Jonathan et Jennifer Hart dans Pour l’amour du risque : leur défaut rédhibitoire était... d’être mariés dès le départ !
2. La pièce de Shakespeare, qui date de 1593 à peu près, n'est pas la fondatrice du genre, qui repose sur des ressorts comiques éprouvés dont se servaient déjà les auteurs grecs et latins de l'Antiquité : quiproquos amoureux, querelles, ressources du langage et des gestes, comique de situation... Signalons quand même que le thème a fait l'objet d'une libre adaptation dans un épisode de Code Quantum intitulé justement en anglais « Taming of the Shrew » (titre de la pièce de Shakespeare, mais traduit en français par « La mégère et le marin »), où Sam Beckett se retrouve seul sur une île déserte avec une jeune femme belle et... invivable ! Une situation explorée également dans l’épisode de Magnum « La preuve ».
3. Les mots de Capra sont cités par Jack Lodge dans son livre Hollywood, Les Années 30, Paris, C.I.L., 1986, p. 73.
Quelques dates
1982
Remington Steele
(Les enquêtes de Remington Steele)
Série de 84 x 45’ et 5 x 90’.
Diffusion US : NBC
Diffusion France : Antenne 2, France 3, TF1
Interprètes principaux : Pierce Brosnan (Remington Steele), Stephanie Zimbalist (Laura Holt), Doris Roberts (Mildred Krebs - saisons 2 à 5), James Read (Murphy Michaels - saison 1), Janet Demay (Bernice Fox - saison 1)
1983
Scarecrow & Mrs King
(Les Deux font la paire)
Série de 88 x 45’.
Diffusion US : CBS
Diffusion France : Antenne 2
Interprètes principaux : Kate Jackson (Amanda King), Bruce Boxleitner (Lee Stetson), Beverly Garland (Dotty West), Mel Stuart (Billy Melrose), Martha Smith (Francine Desmond).
1984
Dempsey and Makepeace
(Mission casse-cou)
Série de 28 x 50’ et 2 x 95’.
Diffusion Grande-Bretagne : ITV
Diffusion France : FR3, Antenne 2, M6
Interprètes principaux : Michael Brandon (Jim Dempsey), Glynis Barber (Harriet Makepeace), Ray Smith (Gordon Spikings).
1985
Moonlighting
(Clair de lune)
Série de 65 x 45’ et 1 x 90’.
Diffusion US : ABC
Diffusion France : M6
Interprètes principaux : Cybill Shepherd (Maddie Hayes), Bruce Willis (David Addison), Allyce Beasley (Agnes Topisto).
1993
Lois & Clark, the New Adventures of Superman
(Loïs et Clark, les Nouvelles aventures de Superman)
Série de 86 x 45’ et 1 x 90’.
Diffusion US : ABC
Diffusion France : M6
Interprètes principaux : Teri Hatcher (Loïs Lane), Dean Cain (Clark Kent), Lane Smith (Perry White), K Callan (Martha Kent), Eddie Jones (Jonathan Kent), Michael Landes (Jimmy Olsen - saison 1), Justin Whalin (Jimmy Olsen - saisons 2 à 4), Tracy Scoggins (Cat Grant - saison 1), John Shea (Lex Luthor).
A LIRE :
Clair de lune : La loi des contraires, Eric Vérat, coll. Le Guide du Téléfan, DLM, 1996.
Génération Séries nos 16 et 21 pour Loïs et Clark, n° 25 pour Clair de lune et n° 36 pour Remington Steele.
Loïs et Clark : Série postféministe, Pierre Bannier et Valérie Guichard, DLM, 1997.
Hollywood : Les années 30, Jack Lodge, C.I.L, 1986.
Howard Hawks, Noël Simsolo, Edilig, 1984.