sous la direction de François Justamand et Thierry Attard
Objectif Cinéma, 2006, 220 p.
Objectif Cinéma, site mis en ligne en 2000, prolonge désormais son activité autour du cinéma et de la télévision en éditant des livres sur le sujet. Après Lynchland #1, Pérégrina-tions autour de David Lynch, de Roland Kermarec, l’éditeur propose une série de rencontres réalisées par des journalistes, des professionnels et des passionnés de doublage sous la direction de François Justamand et de Thierry Attard. Les auteurs collaborent déjà à La Gazette du Doublage, hébergée justement par Objectif Cinéma, et le travail présenté dans ce livre est le fruit de plusieurs années d’entretiens et de visites dans les studios de doublage. Un gage de qualité qui se vérifie à la lecture de l’ouvrage puisque, non contents de nous faire côtoyer de grands noms comme ceux de Jean Davy (le patriarche Berg dans Châteauvallon, pour les plus téléphiles), Georges Aminel, William Sabatier, Patrick Poivey, Jacques Barclay (directeur artistique dont vous avez certainement lu le nom durant les années 1980 sur les cartons de la société de doublage START, à la fin de nombre de séries US), les auteurs nous font également pénétrer dans les arcanes du métier en passant à la question ces techniciens qui, plus encore que les comédiens, sont les « hommes de l’ombre » de la profession.
Si le doublage a l’honneur de plusieurs sites internet et, parfois, des magazines spécialisés (Génération Séries en son temps), force est de constater que c’est surtout le succès d’un programme qui incite les journalistes à rendre hommage, « en passant », aux artistes responsables des versions françaises. Ceux-ci, toutefois, sont mieux reconnus depuis les années 1990 puisque leurs noms sont désormais lisibles à la fin de la plupart des génériques de films et séries, ce qui était loin d’être le cas jadis. Il arrive aussi, toujours en fonction du succès rencontré par un programme, que les chaînes de télé s’aventurent dans les studios de doublage pour faire voir au public les « voix » françaises de leurs héros : ainsi a-t-on pu voir à plusieurs reprises Georges Caudr on et Caroline Beaune sur M6 à la grande époque de The X Files. Ces quelques rappels pour souligner que ces Rencontres éditées par Objectif Cinéma constituent sans mal un ouvrage de référence dans le domaine du doublage, à même de satisfaire la passion et la curiosité des « voxophiles », amateurs comme passionnés. C’est la première fois en effet (à notre connaissance) qu’un livre propose un tour aussi complet et documenté de la profession, passant outre les frontières de l’hexagone pour s’intéresser au doublage francophone, en Belgique et surtout au Québec.
Vous êtes-vous jamais demandé qui était la voix québécoise du commandant Koenig dans Cosmos 1999 ? De M. Spock dans Star Trek (alias La Patrouille du cosmos au Canada francophone) ? Réponses dans ce livre. Connaissiez-vous la tête de Patrick Poivey (la voix de Bruce Willis et Don Johnson) ou celle de William Sabatier (Howard Keel / Clayton dans Dallas) ? Ce sera chose faite en quelques tours de pages. Aviez-vous jamais songé à rapprocher la voix française de Yul Brynner de celle du chat Grosminet dans le dessin animé ? Justamand et ses comparses vous rafraîchissent la mémoire, en même temps qu’ils vous révèlent les difficultés qu’ont pu poser à Georges Aminel ses origines antillaises. Mais les nombreux entretiens présentés ici sont aussi l’occasion de rappeler que les professionnels du doublage sont avant tout des comédiens, dont la carrière ne se cantonne pas aux murs d’un studio d’enregistrement. Du moins dans la plupart des cas : car les changements intervenus dans la profession ces quinze dernières années ont amené l’émergence d’une nouvelle « vague » de voix dont certaines se consacrent quasi exclusivement au doublage, à l’exception des autres facettes du métier de comédien.
C’est l’un des nombreux constats que permet de faire ce livre, au fur et à mesure que les professionnels interrogés évoquent leurs débuts, leur carrière, leurs expériences, leurs rencontres : si du point de vue technique le métier n’a pas tellement changé depuis ses origines, dans les années 1930, une technologie en supplantant simplement une autre au fil des décennies, sur le plan humain en revanche presque tous s’accordent à déplorer l’évolution de la profession. Accélération du rythme de travail, anarchie des sociétés spécialisées, difficultés liées au statut des comédiens sont souvent mentionnées à côté du plaisir à exercer un métier parfois peu considéré et souvent mal connu. Un chapitre entier est consacré à la grève des doubleurs, qui fit grand bruit au début des années 1990, et s’il est parfois difficile d’en mesurer les enjeux, tant les points de discorde sont techniques et complexes, il est clair que le sujet fait toujours partie de ceux qui fâchent. On regrette, au passage, que les comédiens Daniel Gall et Maïk Darah, grandes pointures de la profession, ne soient présents que dans ce chapitre qui fait l’impasse sur leur énorme contribution au métier. Certes, Daniel Gall « porte » une grande partie du combat dont cette grève fut un épisode médiatisé (on se souvient de la grève de la faim d’Yves-Marie Maurin, voix de David Hasselhoff notamment, qui n’est jamais évoqué dans le livre), mais il eût été intéressant de l’entendre s’exprimer sur sa carrière et pas seulement sur ce sujet épineux, que les nombreux détails juridiques et techniques rendent finalement assez rébarbatif.
La richesse de ces entretiens et des informations apportées par l’ouvrage emporte toutefois aisément l’adhésion. Après une indispensable mise au point sur la distinction entre doublage et post-synchronisation, les auteurs esquissent un historique de la profession et c’est Bruno Lais, directeur artistique sur de nombreux doublages, qui présente lui-même les différents métiers de la profession, du détecteur à l’ingénieur du son. Grâce à lui, on suit le parcours d’un programme depuis le producteur jusqu’au consommateur – vous et moi – et l’on se familiarise avec les finesses de chaque étape : le détecteur qui réalise la « bande-mère », le calligraphe qui finalise la « bande rythmo », le directeur de plateau (ou directeur artistique) qui briefe et supervise les comédiens tout en veillant à la bonne marche de l’enregistrement, le casting des voix, les retouches du texte jusqu’à la phase finale d’enregistrement avec les comédiens, le mixage des différents éléments, etc. Toutes choses qui permettent de mieux comprendre les entretiens avec les comédiens mais aussi les techniciens, de l’adaptateur Joël Savdié au superviseur Fred Taïeb, co-fondateur de la société Dubbing Brothers (responsable d’une grande partie des doublages de séries) récemment promu à un poste de direction chez Dreamworks.
Aux entretiens et textes informatifs, Rencontres autour du doublage… ajoute quelques conseils pour faire ses débuts dans la profession (au passage, les entretiens ont rappelé que le facteur chance avait souvent un rôle à jouer), deux pages d’adresses Internet de sociétés de doublage et de sites traitant de la profession, quelques fiches techniques indiquant les comédiens et techniciens ayant œuvré aux versions françaises d’une poignée de films (du King Kong de 1933 au Seigneur des Anneaux) et, surtout, quatre visites sur les doublages de films récents et célèbres, d’A la recherche de Forrester (Gus Van Sant) au Monde ne suffit pas (l’un des récents James Bond), qui permettent de côtoyer une poignée de professionnels absents du livre par manque de place. Bref, le tour de la profession est complet, informatif et divertissant. Et lorsque l’on retourne la dernière page, on ressent avant tout le désir d’en lire plus, de suivre les auteurs dans d’autres rencontres, d’autres visites de plateau, d’entendre d’autres voix qui n’ont pas trouvé leur place ici.
Et les séries dans tout ça ?
Elles sont bien représentées puisque la plupart des personnes interviewées ont contribué au doublage de séries aussi bien que de longs métrages pour le cinéma. Auprès des « anciens » (Jean Berger, William Sabatier, Jacques Barclay) et des « tontons » (Patrick Poivey, Joël Savdié), on apprécie ainsi de rencontrer Laura Blanc (voix française de Jennifer Garner, dans Alias notamment), Rafaële Moutier (vf au cinéma d’Andie McDowell ou Catherine Zeta-Jones mais entendue aussi dans JAG entre autres) ou Brice Ournac, la jeune voix de Malcolm dans la série du même nom. Lire leurs propos est l’occasion de revisiter l’histoire de la télévision (s’ils ne sont pas interviewés, Jean-Claude Michel, Bernard Dhéran, Claude Bertrand, Catherine Lafond, Michel Roux sont évoqués, ainsi que de nombreux autres) mais aussi de mesurer l’état de la profession. Quelques sociétés, apprend-on, « trustent » de plus en plus le marché et rendent difficile l’émergence de petites structures, vouées la plupart du temps à mettre rapidement la clé sous la porte. Ce qui est dénoncé ici n’est pas tant cette tendance au monopole que ses conséquences sur la qualité des doublages et le respect des droits des artistes.
On en apprend long aussi sur les enjeux du doublage québécois, limité par une sorte d’« impérialisme français » - et ce depuis longtemps -, et sur l’émergence d’un autre acteur du doublage francophone, la Belgique, où se fait aujourd’hui une partie des doublages proposés en France, à des prix moindres car les problèmes soulevés par la grève des années 1990 en France n’y ont pas encore été posés.
Mais au-delà des aspects techniques et politiques du doublage, Rencontres autour du doublage… ouvre aussi une fenêtre sur l’aspect plus proprement artistique du métier. Les différents intervenants sont appelés à donner leur avis sur la part du mimétisme et la part du jeu personnel dans leurs prestations, qu’ils s’agisse de ce que le comédien insuffle à son interprétation ou de ce que l’adaptateur choisit de conserver ou de modifier dans la prestation originale. Ainsi Laura Blanc confie-t-elle son plaisir à prêter sa voix à Jennifer Garner, qu’elle doubla dans Sarah (Time of your life) et dans le téléfilm Aftershock : Tremblement de terre à Los Angeles, avant de la retrouver sur Alias et ensuite sur les films Daredevil et Elektra. Un plaisir dû à la capacité de l’actrice à exprimer de multiples émotions, au contraire par exemple du personnage plus standardisé de Lana Lang dans Smallville, qu’elle double aussi. A l’instar de Laura Blanc, Patrick Poivey dit son plaisir à avoir suivi, lui, Bruce Willis depuis ses débuts dans Clair de Lune, et souligne qu’il prend autant de plaisir à doubler Tom Cruise ou Don Johnson. Anecdote amusante : William Sabatier avoue pour sa part n’avoir pas compris grand-chose aux intrigues d’Inspecteur Morse, dont il a doublé le comédien principal ! Ce qui ne l’a pas empêché de trouver la série formidable.
Nombre d’intervenants insistent sur la différence entre le doublage d’un long métrage et celui d’une série. Parole de Jacques Barclay, qui s’y connaît : « La série TV est presque invariablement plus difficile. Adapter une œuvre dont on ne connaît pas la fin est déjà inconfortable. D’autre part, même si j’ai eu la chance d’adapter quelques séries d’un bout à l’autre, une écrasante majorité de séries est adaptée par trois ou quatre auteurs travaillant simultanément. Les questions de style s’en ressentent parfois, malgré les meilleurs efforts des uns et des autres pour se renseigner sur qui doit tutoyer qui et si l’oncle Untel doit vraiment dire autant de gros mots… » Des propos qui rappellent au souvenir des téléphiles les soaps des années 80, notamment, où Sue Ellen et Bobby, Jeff et Alexis, se tutoyaient une semaine et se vouvoyaient la semaine suivante ! Et que dire du choix du vouvoiement entre deux amoureux qui n’ont pas encore couché ensemble, comme Bobby et Jenna dans Dallas ! Si la plupart des professionnels interrogés professent leur attachement aux comédiens de séries aussi bien qu’à ceux du grand écran, il en est aussi qui ne cachent pas leur mépris des genres télévisés ; ainsi de la calligraphe Béatrice Bellone, pour qui « la série télévisuelle est artificiellement culturelle (American Dreams par exemple), et saturée de bavardages stériles brassant de grands sentiments galvaudés (comme Les Feux de l’Amour). Elle s’apparente davantage à quelque honteuse propagande pour la stupidité, qui demeure pour les gens du métier, comme pour le public – et c’est encore heureux – loin du septième art. Il n’est donc pas vraiment valorisant d’y devoir ahaner en tant que professionnel… » Conclusion de la dame : la série a deux avantages certains, c’est d’être une assurance contre le chômage et « l’auxiliaire idéalement formatrice du débutant ». Comme quoi, tous les goûts sont dans la nature.
Thierry Le Peut