publié en juin 2004 (ASS 17)
par Thierry Le Peut
Si Stringfellow Hawke dans Supercopter incarne – comme tant d’autres - le mythe du cow-boy, que dire du clan Duke de Shérif fais-moi peur ? Avec une voiture baptisée Général Lee, portant haut les couleurs du Sud, et une ville entière de bouseux du Sud profond – mais alors, plus profond, on n’imagine pas -, cette série est une véritable icône de l’Amérique. Chantres de l’insouciance et de la vie au grand air, en lutte perpétuelle contre « le système » stigmatisé par l’homme d’affaires et politicien Boss Hogg et le shérif Rosco P. Coltrane, tous deux corrompus et singulièrement stupides, les cousins Bo et Luke Duke, leur cousine Daisy et leur Oncle Jess peuvent passer pour d’authentiques symboles d’une Amérique fière de son insouciance et de sa liberté, pour qui un livre ou un poste de télévision branché sur la politique internationale sont aussi ridicules qu’une toile de Matisse dans une grange à foin. La série revendique d’ailleurs cette « simplicité » que d’autres appelleront de l’indigence et traite à l’envi ses personnages de « péquenots », de « ploucs » et de « bouseux ». Des péquenots qui auront quand même tenu l’antenne dans pas moins de 145 épisodes tous bâtis, à quelques pets de vache près, sur le même modèle.
Posons d’abord la première question, fondamentale puisque l’essentiel du show se passe en poursuites automobiles sur les routes non bitumées du comté de Hazzard : mais qu’est-ce qui fait courir les Duke ? Il est primordial de rappeler les antécédents de cette famille « si américaine », qui imposa à l’écran le « Sud profond » dont le Texas de Dallas livrait à la même époque une autre illustration : les Duke ont vécu deux cents ans durant du trafic d’alcool, occupation illégale selon les lois fédérales mais parfaitement saine aux yeux de ceux qui s’y adonnaient, connus sous le nom de moonshiners. Pour sortir ses neveux de prison, le vénérable Oncle Jess a même consenti à mettre un terme à ses activités dans ce domaine, en échange de la liberté provisoire de son unique famille – nonobstant la fort séduisante et fort chérie Daisy. Ce marché n’empêchera pas quelques litres d’alcool de contrebande de passer périodiquement entre les mains et dans les coffres des personnages de la série mais il explique pourquoi les Duke ont si peur d’être arrêtés par le shérif ou de quitter les limites du comté de Hazzard, dans lequel la décision du tribunal les confine. Comme à Hazzard tout le monde il est beau tout le monde il est gentil... sauf le shérif et son « Boss » J. D. Hogg – à la fois maire, banquier et entrepreneur du comté -, ces deux hommes font tout leur possible pour coffrer les cousins Duke, espérant déposséder l’Oncle Jess de sa ferme, l’unique bien qui lui reste.
Ce qui est certain, c’est qu’à Hazzard les choses sont simples : chaque épisode, durant sept saisons, contera les efforts de « Boss » pour s’enrichir, en général aux dépens des honnêtes gens et au prix d’efforts incessants pour faire porter le chapeau de ses mauvais coups aux Duke, avec la complicité du shérif – au demeurant beau-frère de « Boss ». Et, invariablement, les gentils rétabliront la vérité, feront échouer les escroqueries et restitueront ce qui aura été volé ou détourné en ridiculisant les deux teigneux du comté et en faisant enfermer, au passage, les « vrais méchants », guest stars interchangeables de la série. Pour faire tout cela, il faudra une bonne dose de malentendus, de poursuites bondissantes et virevoltantes, de magouilles et de retournements « plus gros qu’un pâté de maisons », afin que les choses retrouvent en fin d’épisode l’agencement qu’elles avaient au début. Car s’il est une valeur qui, contre toute apparence, prime à Hazzard, c’est l’ordre, continuellement dérangé et inlassablement rétabli. Pour des gens qui luttent contre le système, les Duke sont singulièrement doués pour le statu quo : chantres de la liberté... donc de l’immobilisme !
On aurait tort de penser qu’un schéma à ce point immuable n’aura coûté aucun effort aux scénaristes : car il leur faudra du courage pour se plier aux règles quasi divines édictées par le producteur exécutif du show, Paul R. Picard, qui ne tolérait pas qu’on osât parler de changements dans une formule rodée durant sept longues années. Même le départ – provisoire – des deux têtes d’affiche de la série, John Schneider et Tom Wopat, ne modifia en rien l’ordonnancement des éléments du programme, les cousins Bo et Luke étant remplacés au pied levés par... leurs cousins Coy et Vance, aussi brun et blond que Bo et Luke étaient... brun et blond. Il faudra ainsi attendre l’avant-dernier épisode de la série pour voir évoluer la sous-(sous)intrigue amoureuse liant Daisy et l’assistant du shérif Enos ! Et encore peut-on penser que Picard avait un instant tourné la tête et que ses scénaristes en avaient profité pour le poignarder dans le dos.
Cela dit, ce n’est pas l’abnégation sans égale des scénaristes qui nous fait soupçonner le talent qu’ils eurent à déployer pour faire vivre les facéties des Duke : mais en regardant les premiers épisodes, tournés au Texas avant la relocalisation en Californie – où seront tournées les six saisons suivantes -, on est frappé d’abord par leur manque de rythme. On s’ennuie carrément car la série n’a pas encore trouvé les marques qui lui donneront par la suite un rythme effréné, où gags et poursuites s’enchaînent sans grands temps morts. Là est le mérite des artisans, écrivains et téléastes, qui sauront broder sur un canevas immuable des péripéties certes calibrées mais surtout suffisamment enlevées pour capter l’attention, en dépit de l’intérêt incontestablement pauvre des scénarii.
Shérif fais-moi peur est un divertissement d’une étonnante simplicité mais éminemment sympathique, pour peu qu’on ait du temps à perdre à suivre les aventures burlesques de ces péquenots sans prétention. S’il est des séries qui nécessitent l’attention constante et d’autres qui se regardent du coin de l’oeil, devant une bonne tasse de chocolat ou une pile de linge à repasser, Shérif fais-moi peur appartient sans l’ombre d’un doute à la seconde catégorie. Laissez-vous bercer par la musique country et les vrombissements de Général Lee, ne vous posez aucune question et profitez du bon temps : il n’y a rien de mieux à faire devant un épisode de cette série qui se prête très docilement à des diffusions en boucle (et Comédie ne s’y est pas trompée).