publié au printemps 2009 (ASS 33)
par Thierry Le Peut
Après l’échec relatif du film Star Trek Nemesis et de la série Enterprise, Paramount décida de laisser reposer la franchise Star Trek, ne produisant aucun nouveau long-métrage ni aucune déclinaison télé. Quelques années plus tard, et le travail de J.J. Abrams sur Mission Impossible III aidant, ainsi que le renouveau réussi de la franchise Batman par Warner Bros. et celle, plus discutable, de Superman, le temps vint de se remettre à la tâche. Et Paramount confia à Abrams – devenu producteur-scénariste à succès à la télévision et réalisateur-producteur remarqué au cinéma (avec Cloverfield notamment) – le soin de trouver la bonne approche pour remettre à flot la franchise.
Soyons honnêtes, sans nous préoccuper de l’avis des fans purs et durs : les six films Trek rappelant sur le pont l’équipage de la série originelle finirent par ressembler à un acharnement gériatrique parfois gênant, même si les opus IV, V et VI trouvaient le moyen d’insuffler une certaine énergie au rendez-vous des papys résistants. Le remplacement subséquent de l’ancienne équipe par la nouvelle – celle de la série Star Trek The Next Generation, avec Jean-Luc Picard (Patrick Stewart) aux commandes de l’Enterprise – ne fut pas sans intérêt mais souffrait des mêmes tares que la génération antérieure : un certain manque d’ambition dans l’écriture et la réalisation. On prenait plaisir à de nouvelles aventures, mais en ayant l’impression de chausser de vieilles pantoufles : confortables, auxquelles on était attaché sentimentalement, mais qui faisaient pâle figure à côté de leurs voisines modernes.
L’idée était donc, en faisant appel à Abrams, petit prodige de Hollywood qui avait su se montrer à la hauteur du défi de Mission Impossible III – peut-être pas un film inoubliable mais un honnête spectacle d’action qui n’a pas à rougir de la promiscuité avec les opus précédents signés Brian DePalma et John Woo -, de donner un coup de jeune à une franchise en perte de vitesse. Dépoussiérer le mythe, remettre le compteur à zéro. Le slogan sera donc : « Le futur est en marche » (The Future Begins, un petit côté Batman…), c’est-à-dire avec le nouveau film. Adios William Shatner et Jean-Luc Picard – mais pas James T. Kirk ni, on va le voir, Leonard Nimoy. La rupture dans la continuité, donc. La direction choisie est celle d’un prequel racontant l’entrée de Jim Kirk dans Starfleet et sa rencontre avec les ténors de la légende : Spock, McCoy, Scotty, Sulu, Tchekov, et une Uhura qui, au passage, voit son rôle considérablement accru. Chez Abrams, les femmes ne sont pas cantonnées à l’arrière-plan et savent imposer leurs points de vue autant que leur présence.
Comme de bien entendu, la promotion du film fait grand cas de la présence d’Abrams aux commandes – il produit et réalise tandis que ses compères Roberto Orci & Alex Kurtzman écrivent – et met en avant un rythme d’enfer servi par des effets spéciaux au top. La bande-annonce « déménage », au point même qu’on craint un certain manque de lisibilité, tant elle fait bouger ce bon vieil Enterprise et secoue les comédiens de la « nouvelle nouvelle génération ». Le casting n’est pas en reste dans l’opération marketing : en particulier, l’accent est mis sur la présence de Zachary Quinto dans le rôle de Spock, Monsieur Grandes Oreilles ; car Quinto s’est fait une place – et un visage – en incarnant le pas gentil Skylar de la série Heroes. Les autres ne sont pas forcément des inconnus mais ne constituent pas non plus des têtes d’affiches immédiatement reconnaissables par le plus grand public : Chris Pine, Zoe Saldana, Karl Urban, Simon Pegg, Ben Cross, Bruce Greenwood… et même Winona Ryder. Hésitations, craintes, interrogations… on dresse un sourcil tandis que Paramount et Abrams dispensent leurs promesses et leurs révélations.
Arrive le 6 mai, jour de la sortie en France (et en Belgique) : deux jours avant les Etats-Unis, qui ont eu droit à une avant-première texane le 6 avril mais doivent attendre le 8 mai pour la sortie nationale. On prend son ticket, on s’installe dans la salle et on attend, un peu excité, curieux surtout.
Star Trek est un bon film. Les personnages sont intéressants, le scénario intelligemment construit, l’action constante et la réalisation nerveuse. Les références à l’univers original sont nombreuses mais le film ne s’attache pas à rendre un hommage béat à tout ce qui l’a précédé – et que certains auraient peut-être voulu retrouver tel quel. La découverte de l’USS Enterprise en orbite au-dessus de la Terre est un moment plein d’emphase, le jeune Kirk reprend la posture de l’ancien (Shatner) dans le fauteuil de capitaine, le père de Spock (Ben Cross) n’est pas sans ressemblance avec le comédien de la série et des films (Mark Lenard), etc., mais le film impose son propre esprit et s’affranchit assez facilement de ce qui l’a précédé. D’autant plus aisément, sans doute, qu’Abrams n’a jamais, selon ses dires, été un grand fan de la franchise, qu’il a appris à connaître en travaillant sur son film. Mais au cours de ce travail (Abrams dixit, toujours), il s’est pris d’affection pour cet univers, avec lequel le film renoue donc sans trop de mal.
La rupture la plus significative, et la plus susceptible de faire bondir les fans intraitables, réside dans les personnages. Non qu’ils ne soient pas fidèles à ceux que Roddenberry avait conçus au milieu des années soixante : Kirk a toujours eu un côté tête brûlée, adepte des solutions non prévues par le code de Starfleet, volontiers cabotin (merci William Shatner), Spock représentait la voix de la logique souvent en contradiction avec l’impulsivité de Kirk mais également avec ses propres émotions plus ou moins bien refoulées (ou contrôlées), McCoy n’a jamais eu la langue dans sa poche, Sulu reste un maître ès escrime et Tchekov un jeune cadet enthousiaste, tandis que Scotty ne manquait de fantaisie ni dans la série (parfois) ni dans les films (surtout). Bref, on peut difficilement dire qu’on n’est pas en terre connue. Même le capitaine Pike (Bruce Greenwood) rappelle le bon vieux temps puisqu’il fut, avant Kirk, le maître à bord de l’USS Enterprise, campé par Jeffrey Hunter dans le pilote originel, recyclé en 1966 dans le double épisode « La ménagerie ». Mais la « modernisation » façon Abrams, Orci & Kurtz est passée par là : de jeune potache qu’il était sous les traits de Shatner, Kirk devient un jeune connard prétentieux rebelle à toute autorité, coureur de jupons, arrogant, suffisant, alcoolique, bref parfaitement antipathique… sauf peut-être pour une certaine frange du jeune public que l’on soupçonne le trio de viser particulièrement. Comme souvent dans l’imaginaire américain (et notamment abramsien), ce Kirk-ci est hanté par le souvenir de son père, qu’il n’a pas connu puisqu’il est mort en projetant l’USS Kelvin contre un vaisseau ennemi au moment même où son fils naissait dans une navette médicale s’éloignant de l’espace du drame. C’est la blessure fondatrice qui définit le comportement futur du personnage ; la comparaison avec ce père qui ne fut capitaine que douze minutes mais est resté une légende au sein de Starfleet. A Pike de jouer les pères de substitution en poussant la jeune tête brûlée à marcher dans les pas de son auguste géniteur. A son tour, le jeune Kirk se trouve donc entraîné dans une série de rebondissements qui l’amènent à occuper prématurément le fauteuil de capitaine et à affronter l’ennemi qui, vingt-cinq ans plus tôt, le priva de père.
La rupture, Abrams, Orci & Kurtzman l’ont voulue radicale aussi en transportant d’emblée les personnages dans une réalité parallèle. Au terme de la séquence inaugurale, qui précède l’incrustation du titre à l’écran, le cours du temps a été modifié par l’irruption d’un vaisseau romulien et la destruction de l’USS Kelvin : George Kirk n’aurait pas dû mourir jeune ; dans la « réalité » trekkienne, il voyait son fils suivre ses traces et devenir l’un des plus jeunes capitaines de Starfleet. Sa mort est une rupture du continuum espace-temps, comme le dira si bien Spock, qui fait de tout ce qui la suit une réécriture, au sens littéral, de l’univers trekkien. Ne vous prenez pas la tête, les fans, ce que vous voyez n’est pas la jeunesse de votre Kirk mais celle d’un autre Kirk, dont l’environnement a lui aussi été modifié par la tragédie fondatrice. Et voilà comment une refonde un mythe.
La présence de Leonard Nimoy ( le Spock original ), qui passe le flambeau à son successeur, est l’un des atouts-maîtres de ce Star Trek rajeuni. Evidemment, l’âge du bonhomme agit aussi comme un rappel de la gérontocratie des précédents films de la saga cinématographique – surtout sensible lorsque l’on voit le comédien se déplacer -, mais Abrams et ses compères ont eu l’intelligence d’attribuer au personnage un rôle majeur dans le film, bien au-delà du simple clin d’œil. Rupture et continuité se conjuguent à merveille dans la scène qui met face à face l’ancien et le nouveau Spock, soulignant au passage l’excellence de la prestation de Zachary Quinto, qui domine le film en prenant l’ascendant sur Kirk lui-même. C’est la voix de Nimoy qui, à la fin de l’aventure, prononce le discours inaugural de chaque épisode de la série originelle, tandis que l’USS Enterprise prend son envol « pour de nouvelles aventures » : « Espace. Frontière de l’infini vers laquelle voyage notre vaisseau spatial, l’Enterprise. Sa mission : explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles vies, d’autres civilisations, et, au mépris du danger, avancer vers l’inconnu. » La boucle est bouclée. Les présentations faites, Star Trek est paré pour un nouveau départ autrement plus prometteur que celui de Superman mis en scène dans Superman Returns. On serait surpris que le film ne soit pas un joli succès en salle, donnant le coup d’envoi à au moins deux suites. Wait and see.