Infirmes, bâtards et choses brisées : le monde du Trône de Fer

par Thierry LE PEUT

(in ASS 39, printemps 2012, toujours disponible)

 

Si, aux Etats-Unis, Le Trône de Fer a été comparé souvent au Seigneur des anneaux, qui demeure la référence en matière de fantasy, en France on l’a rapproché volontiers des Rois maudits et d’Excalibur. Ce choix atteste le souci d’ancrer le cycle ambitieux de l’écrivain George R. R. Martin dans un genre médian qui a plus à voir avec l’Histoire et les légendes médiévales qu’avec le fantastique et la magie. Volonté justifiée, tant les romans de Martin composent une fresque de l’ambition humaine où la magie, en effet, n’intervient qu’en toile de fond. Au point que certains ont même invoqué Balzac pour décrire les livres de l’écrivain américain, en référence à l’ambitieuse comédie humaine que l’écrivain français a voulu construire à travers ses romans et ses nouvelles.

Série éminemment littéraire en ceci qu’elle adapte avec une grande fidélité les romans de Martin, Le Trône de Fer relève, avec une grande réussite, le défi de projeter sur un écran l’univers issu de l’imagination de l’écrivain. Un univers d’autant plus exigent qu’il a mûri durant vingt ans dans l’esprit de Martin et qu’il a déjà donné lieu à des représentations très précises dans celui des millions de lecteurs qui se sont passionnés pour lui à travers le monde.

Etudier la série, c’est forcément étudier le roman avec elle. On est frappé, en les découvrant l’un et l’autre, de constater à quel point les adaptateurs, David Benioff et D. B. Weiss, ont respecté les personnages et les situations conçues d’abord par l’écrivain. Ce sont véritablement les scènes du livre qui prennent vie devant les yeux et si les décors peuvent diverger, parfois, de l’image qu’en suggère Martin, les personnages eux sont bien ceux qui parlent et agissent dans les pages du livre, souvent avec les mêmes mots.

Dans les lignes qui vont suivre, on se réfèrera donc indifféremment au livre et à la série, précisant néanmoins, le cas échéant, si une scène a été ajoutée dans la série. Précisons, à l’usage surtout de ceux qui n’ont pas (encore) lu les romans, que chaque livre est composé de chapitres qui adoptent tour à tour le point de vue des personnages principaux. L’ensemble naît donc d’une mosaïques de points de vue qui permettent de donner une consistance particulière à chaque personnage, même si le récit est toujours conté à la troisième personne. Le procédé, plus aisé en littérature qu’à la télévision, a été abandonné par les adaptateurs, qui gagnent ainsi la liberté d’offrir davantage d’espace à des personnages qui n’ont pas, littéralement, voix au chapitre dans les romans. Ainsi de la reine Cersei et du roi Robert, pour n’en citer que deux parmi les plus importants.

 

La douleur des renoncements

 

« Le romancier, quand il aborde l’Histoire, y cherche surtout des hommes et leur vérité. » (1) Cette phrase de Maurice Druon, l’auteur des Rois maudits, convient tout à fait au cycle médiéval de George R. R. Martin. Certes, A Song of Ice and Fire – le titre original du cycle, qui a pris en France le titre du premier volume, Le Trône de Fer, également conservé pour chaque saison de la série télévisée – se déroule dans un monde imaginaire et entre dans le genre dark fantasy, où l’Histoire, la légende et le mythe composent un univers teinté de fantastique. Mais la part congrue faite par Martin à la magie et aux créatures prodigieuses font que Le Trône de Fer se signale, au sein du genre, comme plus proche d’un récit historique médiéval que des aventures héroïques et fabuleuses dont Le Seigneur des anneaux reste le modèle fondateur. Martin en effet donne la primauté aux hommes, à leurs actions, aux intrigues politiques qui dressent les uns contre les autres les « maisons » du royaume des Sept Couronnes, mais également les membres de ces maisons. Le cœur du cycle, c’est le pouvoir : « le pouvoir, la façon dont il affecte ceux qui le convoitent, la façon dont ceux qui l’ont déjà s’efforcent de le conserver, et la façon dont ceux qui se retrouvent pris entre les deux sont déchirés en cours de route ». (2) Les querelles de familles sont au centre des luttes de pouvoir, résultant elles-mêmes d’alliances entre grandes maisons. Ainsi le trône des Sept Couronnes est-il l’enjeu d’intrigues intestines entre les maisons Baratheon et Lannister, la première étant celle du roi Robert, la seconde celle de son épouse Cersei, les Lannister étant en outre les principaux pourvoyeurs de fonds d’un royaume au trésor depuis longtemps dilapidé. Selon leur implication dans les événements qui agitent la Cour, les autres maisons sont amenées à lutter ou à souffrir, mais l’une d’elles se retrouve particulièrement exposée, celle des Stark. Seigneurs de l’une des « couronnes » du royaume, les terres du nord, les Stark mènent une vie rude mais heureuse dans leur fief, jusqu’au jour où le roi nomme lord Eddard Stark, son frère de sang, compagnon des guerres passées, au poste de Main du Roi après la mort de la précédente Main dans des circonstances suspectes. Dès lors, Eddard Stark se retrouve en première ligne dans la lutte pour le pouvoir, à son corps défendant.

La plupart des histoires commencent par l’entrée d’un personnage dans un monde qu’il ne connaît pas. Dans Le Seigneur des anneaux, la vie de Frodon est à jamais bouleversée quand il doit quitter le confort d’une vie de Hobbit pour accomplir un périple aux confins du monde connu. Dans la saga des Harry Potter, un garçon au passé mystérieux découvre à la fois un lieu (l’école de sorciers) et tout un univers (la magie et les combats occultes) jusqu’alors inconnus de lui. C’est l’un des schémas majeurs du récit, depuis Ulysse qui, parti de chez lui pour mener une guerre lointaine, doit ensuite subir mille épreuves dans des contrées inconnues avant de retrouver enfin son foyer. Le Trône de Fer s’inscrit dans ce schéma, qu’il démultiplie en déroulant en parallèle plusieurs intrigues qui mettent parfois plusieurs livres à se rejoindre, même si l’on sait dès le départ qu’elles sont liées les unes aux autres.

Eddard Stark est un seigneur juste, époux et père heureux, dont la caractéristique première est l’honnêteté. C’est un chevalier qui a démontré sa bravoure dans de nombreuses batailles, aidant Robert Baratheon à conquérir le Trône de Fer, qu’il fallut enlever par la force au Roi Fou Aerys Targaryen, meurtrier du père de Stark. Cette honnêteté, il l’applique aussi bien dans le combat que dans la vie courante, affrontant ses ennemis à découvert et répugnant au jeu des masques qui définit les intrigues courtisanes. Il abhorre la compétition ostentatoire à laquelle se livrent certains chevaliers, négligeant par exemple de se montrer au tournoi que le roi organise en son honneur après en avoir fait sa Main. A l’arrogant Jaime Lannister, qui se targue de n’avoir jamais été vaincu et trépigne à l’idée de se mesurer au seigneur du nord, il répond qu’il ne combat jamais pour le spectacle car il ne veut pas que ses ennemis sachent de quoi il est capable avant de l’affronter sur un champ de bataille. Hélas, les mœurs qu’il découvre en prenant ses nouvelles fonctions sont bien éloignées de cette éthique et ce fier chevalier se révèle fort peu armé pour livrer les combats qui, à Port-Réal, font feu de l’intrigue, de la traîtrise et du mensonge.

  Sean Bean compose à merveille ce personnage austère, avare en paroles et en sourires, que le roi aime et maudit tour à tour pour sa franchise. Si l’emblème de la maison Stark est le loup, celui-ci hélas se retrouve à Port-Réal cerné par des animaux politiques dont il n’a pas la sournoiserie, et face auxquels la force de caractère et la bravoure physique ne sont pas les meilleurs atouts. Les difficultés qu’il rencontre à communiquer avec sa fille aînée, séduite, elle, par les ors de la Cour et promise au prince héritier, redoublent l’inadéquation du personnage à ce milieu. « Il est plus difficile d’élever ses enfants que de guerroyer », confie-t-il à la septa (religieuse) qui a la charge d’éduquer ses filles. Ned Stark observe avec tristesse la désagrégation des certitudes qui jusqu’ici lui servaient de repères : sa famille, d’une part, qui se voit divisée du fait de son départ à Port-Réal avec ses filles, loin de sa femme et de ses fils demeurés dans le nord, et l’image qu’il se faisait du royaume, d’autre part, le fier Robert n’étant plus que l’ombre grotesque du guerrier qu’il a connu, et la Cour le lieu de querelles qu’il abhorre. La voix et le regard de Sean Bean sont les véhicules de cette tristesse : le sentiment de la perte se lit dans les yeux de Ned lorsqu’il voit s’éloigner sa femme venue incognito le voir à Port-Réal, mais aussi tandis qu’il observe sa cadette, Arya, prisant mieux les leçons d’un maître d’armes que l’éducation domestique prodiguée par la septa. A mesure que change le visage de Stark, que la fierté paternelle fait place à l’inquiétude, le bruit des batailles anciennes se substitue au son des épées de bois que manient l’enfant et le maître d’armes. Le procédé est à la fois révélateur du désarroi de Stark devant la rémanence du passé et annonciateur des combats futurs, dont l’inéluctabilité est plus grande à mesure qu’apparaissent les intrigues intestines qui gangrènent le royaume.

La figure du roi Robert accompagne la déception de Ned Stark. Jadis frères, lorsqu’ils grandirent ensemble en tant que pupilles de Jon Arryn, les deux hommes représentent aujourd’hui deux évolutions d’un seul homme : tandis qu’Eddard restait fidèle à ses principes en dirigeant avec force et justice son fief du nord et en élevant ses enfants selon ces valeurs, Robert devenu roi connaissait une dégradation physique autant que morale. « Jamais je ne me suis senti si vivant qu’à l’époque où je conquérais la couronne, jamais si mort que depuis qu’il me faut la porter », dit-il à Ned (p. 305 du roman) (3). La description physique du personnage illustre cette déchéance, comme tout ce que fait le roi : buvant, baisant, maugréant, il néglige les affaires du royaume et se vautre dans la débauche pour oublier qu’il n’est plus le guerrier de jadis. En enquêtant sur la mort de Jon Arryn, précédente Main du Roi, Ned Stark suit le sillage de luxure qu’a laissé son ami dans ce processus, les bâtards semés par le roi annonçant la révélation qui lèvera finalement le voile sur la mort de Jon Arryn. La réalité du royaume est à l’image de ce qu’est devenu Robert et le destin de Ned Stark se joue aussi à mesure qu’il prend conscience de cette réalité. « On n’a pas eu un vrai combat en neuf ans », maugrée le roi lors de l’un des rares moments d’intimité qu’il partage avec la reine. « Les coups de poignard dans le dos, ça ne vous prépare pas au combat, et aujourd’hui le royaume n’est plus que cela : des coups de poignard dans le dos, des complots, du léchage de cul et des combines pour l’argent. Parfois je me demande ce qui maintient les choses ensemble. » (épisode 1.05 de la série, scène ajoutée par Benioff et Weiss)

Le personnage de Jaime Lannister constitue un autre écho à celui d’Eddard Stark. Les deux hommes ne s’apprécient pas et Stark n’oublie pas que le Lion Lannister – surnom glorieux donné au frère de la reine en référence à l’emblème de sa maison, le lion – est aussi surnommé le Régicide depuis qu’il a tué le précédent roi d’un coup d’épée dans le dos. Cette tache d’infamie poursuit Jaime Lannister et explique en partie l’animosité qui le lie à Stark, rappel sans indulgence de cette action d’éclat peu glorieuse, Lannister ayant longtemps servi le Roi Fou avant de tourner son épée contre lui. La vision de Lannister assis sur le Trône de Fer, lorsque Stark victorieux pénétra dans le palais royal, est le vivant symbole de l’ambition de la maison Lannister, même si Jaime se montre peu soucieux d’occuper effectivement le Trône, fuyant les responsabilités qu’implique cette position. Parmi les scènes ajoutées de la série figure aussi celle qui voit Tywin Lannister, le père, stigmatiser la sottise et l’arrogance de son fils tout en dépeçant un cerf, emblème de la maison Baratheon. Le symbole est le signe éloquent des querelles, pour l’instant intestines, qui opposent les deux maisons, et dans lesquelles la maison Stark sera emportée à son corps défendant, redoublant la trajectoire suivie d’abord par le seul Eddard.

D’autres protagonistes accomplissent le même mouvement que Ned Stark, le changement d’environne-ment indiquant la mise en marche d’un destin dès lors inéluctable. C’est le cas principalement de Daenerys Targaryen et de Jon Snow, mais aussi des filles Stark, Arya et Sansa.

La première est l’héritière en exil du Trône de Fer, en sa qualité de fille d’Aerys Targaryen, le Roi Fou, et de sœur du prince héritier déchu, Viserys. D’abord sous la dépendance de son frère – la série, plus que le roman, suggère une relation incestueuse, ou tout au moins le désir d’une telle relation chez le frère -, elle passe sous celle du mari qu’il lui fait prendre en échange de la promesse d’une armée pour reconquérir son trône. En devenant l’épouse de Drogo, puissant khal des Dothrakis, peuple de cavaliers guerriers, Daenerys est initiée brutalement aux mœurs de ce peuple de l’est. Khaleesi, épouse du seigneur Drogo, elle devient aussi femme alors qu’elle n’est au début du récit qu’une enfant. De même que Ned Stark découvre la vérité sur l’homme qui fut son frère d’armes, Daenerys voit se révéler la vraie nature de son frère, ambitieuse, égoïste et immature, et apprend à se détacher de lui. L’histoire de Daenerys dans le premier volume est celle d’un rite de passage, avec son lot d’épreuves codifiées. C’est en souffrant qu’elle mûrit et prend enfin conscience de sa propre nature. Comme le roman, la saison 1 s’achève sur la renaissance qui marque le véritable début du destin de ce personnage.

Jon Snow, fils illégitime de Ned Stark, élevé avec les enfants naturels mais à jamais considéré comme le bâtard – c’est le sens du nom Snow en langue du nord -, suit un parcours analogue. N’ayant pas sa place dans la maison Stark, en dépit de l’amour sincère que lui porte son père, il part pour le Mur et s’enrôle dans la Garde de Nuit, corps de combattants chargé depuis des milliers d’années de surveiller la frontière septentrionale du royaume du nord. Comme Daenerys, il découvre un univers insolite, qui n’est pas celui qu’on lui promettait. La Garde de Nuit n’est qu’un agrégat de voleurs, de violeurs et de meurtriers, agrémentés de pauvres paysans ou de nobles déchus qui, ne trouvant pas leur place dans le monde, sont venus ici à la recherche d’autre chose. Soumis aux rudes conditions de l’extrême nord où tout est glacé, ils se révèlent aux yeux de Jon de piètres compagnons, ignorants et rustres. Mais Jon prend aussi conscience de la vie privilégiée qu’il a menée jusqu’alors, tout bâtard qu’il était, et son initiation à lui consiste à perdre un peu de sa superbe pour apprendre à se faire des amis de ceux dont il partage désormais l’existence, pour toujours puisque le serment de la Garde de Nuit engage pour la vie ceux qui le prononcent, comme il les engage à la chasteté et à la neutralité vis-à-vis des différentes maisons qui composent le royaume. Jon, lui aussi, ne se réalisera qu’en se détachant de son passé, en renonçant à ceux qu’il a aimés et aux liens du sang qui, bon gré mal gré, l’unissaient à Ned Stark. « Je suis convaincu que le sort t’appelait ici », lui dit Mormont, le lord commandant de la Garde de Nuit à la fin du roman (p. 765), qui en lui offrant l’épée délaissée autrefois par son propre fils se présente à lui comme un père de substitution, l’invitant à s’ancrer désormais dans son nouvel environnement. Le destin de Jon s’accomplira les yeux tournés vers le nord, vers les étendues gelées où s’agitent les « sauvageons » et où d’aucuns disent avoir vu revenir les « marcheurs blancs », disparus depuis des milliers d’années. Aussi le sentiment de perte est-il puissant également dans la figure de Jon Snow : lorsqu’il quitte Winterfell, dans le deuxième épisode de la série, son père lui promet de lui parler enfin de sa mère, à leur prochaine rencontre. Et l’on redoute, en les voyant s’éloigner l’un de l’autre, que celle-ci n’ait jamais lieu.

Découverte, renoncement et souffrance scandent également le parcours des filles Stark, Sansa et Arya, dès lors qu’elles accompagnent leur père à Port-Réal. L’aînée, promise au prince Joffrey, fils de Robert et de Cersei, découvre tout à la fois la douleur d’aimer et la distance qui la sépare, fille d’un seigneur du nord, des usages de la Cour. Elancée et gracieuse, elle aspire à maîtriser ces usages mais sa jeunesse l’empêche de comprendre les enjeux réels dont elle n’est qu’un instrument, jouet d’ambitions et de calculs qui la dépassent. Déchirée entre deux mondes, elle s’éloigne de son père sans comprendre qu’il tente de la préserver et ne tire que bien tard la leçon de la vie à Port-Réal : « Les grands vainqueurs, ce sont les monstres, dans la vie » (p. 729). On peut en dire autant de sa cadette, Arya, même si leurs caractères sont bien différents. Arya est un « garçon manqué » qui rêve davantage d’aventures l’épée à la main que de grand mariage et de cérémonies. « Ce n’est pas pour moi », dit-elle à son père qui lui explique que son avenir est d’épouser un grand seigneur, de lui donner des enfants et de diriger sa maison. Ayant reçu de son frère Jon Snow une fine lame qu’elle a baptisée Aiguille – pour se moquer des travaux d’aiguille auxquels excelle sa sœur -, Arya met en pratique avec ardeur les préceptes de son maître d’armes, quand bien même ceux-ci paraissent parfois bien étranges aux yeux de son père. Fuyant les chemins tout tracés, Arya découvre par elle-même les sombres desseins qui se trament dans les couloirs les plus secrets du Donjon Rouge, le château du roi, loin des visages de circonstance que chacun se compose devant les puissants. C’est ainsi qu’elle découvre, en même temps que les crânes effrayants des antiques dragons relégués dans les catacombes, le complot ourdi contre son père. Ainsi, à nouveau, que se réalise son propre destin, à mesure qu’elle quitte le confort de l’enfance pour évoluer dans le monde dangereux et retors des adultes.

 

Vaincre ou périr

 

En donnant autant d’importance aux enfants qu’à leurs parents, George R. R. Martin confère une plus grande amplitude au cycle. Le premier roman s’étend déjà sur deux bonnes années et s’appuie, en amont, sur une chronologie progressivement révélée dont les événements remontent jusqu’à huit mille ans plus tôt. Si le procédé n’est pas nouveau en littérature, il est plus rare en télévision, où seule, sans doute, une série comme Babylon 5 a eu l’ambition de reprendre ce schéma classique des grands cycles de fantasy et de SF, genres dans lesquels la saga était profondément ancrée, puisant allègrement dans la légende arthurienne aussi bien que dans le Seigneur des anneaux et les cycles d’Isaac Asimov. Le Trône de Fer, cependant, pousse plus loin le procédé en ne garantissant jamais la permanence de personnages que le lecteur (désormais le spectateur) serait trop facilement tenté de considérer d’emblée comme les « héros ». La saga est, littéralement mais sur un mode violent, un jeu de chaises musicales autour d’une chaise unique, le Trône de Fer. Or, s’il est fréquent désormais que des personnages majeurs meurent dans le cours d’une série, il n’est qu’exceptionnel que celle-ci ne repose pas sur au moins un personnage qui, en survivant à tout, fournit le point d’ancrage nécessaire à la fidélisation du public. Ceux qui ont lu plusieurs des romans du cycle de Martin savent que, dans Le Trône de Fer, les choses ne sont pas ainsi, Martin ayant voulu, précisément, retirer au lecteur cette sécurité pour mieux le surprendre.

De là une plus grande facilité à pousser le récit jusqu’à des extrémités dramatiques rares en télévision, en flirtant avec la tragédie. Dans la tragédie grecque, un personnage marqué par un destin funeste peut bien faire tout ce qu’il veut pour échapper à son sort, il ne parvient qu’à en hâter la réalisation. Ce sentiment existe dans Le Trône de Fer, accentué par le pluriel des générations qui permet d’illustrer la règle, également classique, selon laquelle les péchés des pères rejaillissent sur les fils – et les filles. Ainsi les adultes du Trône de Fer sont-ils constamment référés à leurs aînés, dont la geste pourrait constituer un cycle antérieur au leur, fait d’autant de guerres et d’événements, tandis que les enfants grandissent dans l’ombre de ces adultes qui, à leur tour, tissent les rets dans lesquels seront pris leurs enfants. Deux schémas aussi traditionnels l’un que l’autre conditionnent donc le devenir des personnages : celui du prix à payer pour les péchés des pères et celui de l’inéluctabilité du destin. Un double piège pour chacun des protagonistes.

Comme dans la tragédie, l’accomplissement du destin est alors indissociable d’une violence extrême, qui rappelle combien fragiles sont les hommes et combien vaines leurs tentatives de s’élever ou de se sauver. « C’est un environnement très violent », soulignait David Benioff, « et c’est l’une des premières choses dont nous avons parlé en pitchant ces livres à HBO ». (4) Adapter la saga sans pouvoir en reproduire la brutalité aurait été une amputation aussi grande que de supprimer une partie de l’histoire, tant les événements sont liés à une atmosphère. Le Trône de Fer se déroule entre deux époques de guerre : celles du passé, qui ont vu combattre la plupart des protagonistes adultes, qui n’étaient alors que des adolescents pour beaucoup d’entre eux, et celles qui s’annoncent dans l’avenir, tant entre maisons du royaume qu’avec les peuples de l’est, pour l’instant confinés dans leurs terres par le détroit qui sépare Westeros d’Essos. « Pas de Trône de Fer sans guerre », comprend à un moment Daenerys Targaryen, et lord Stark ne cesse de répéter, durant le premier volume, que l’hiver vient : la devise des Stark, parfois citée pour expliquer que ce rude peuple du nord ne sourit pas beaucoup, repose sur la nature particulière des saisons à Westeros ; à un été qui peut durer plusieurs années succède invariablement un hiver peut-être plus long encore. Si réjouissant que soit l’été, il faut se préparer au retour de l’hiver, qui ne signifie pas seulement des conditions de vie plus dures mais aussi guerres et dangers semblables à ceux qui devancèrent l’été précédent. Par ces mots, l’hiver vient, les personnages expriment le sentiment d’inéluctabilité qui fait attendre des lendemains de souffrance. Si les adultes du Trône de Fer ont connu l’hiver, les enfants en revanche ont, pour la plupart, grandi durant l’été et ne connaissent encore rien des rigueurs qui les attendent.

Ce n’est pas seulement la guerre, cependant, qui est violente. La politique l’est tout autant, même si elle se sert d’armes différentes, comme le découvre Eddard Stark à Port-Réal. Si la guerre s’accommode d’un schéma manichéen, bons et méchants répondant sur le champ de bataille à la dualité des armées qui s’affrontent, il en va tout autrement de la politique : « ce n’est pas une lutte épique entre le bien et le mal, où le bien triomphe à la fin. On ne sait pas qui triomphera à la fin et il ne s’agit pas du bien contre le mal parce que tout le monde est en nuances de gris. » (5)  

La série ne fait donc pas l’impasse sur cette violence, inhérente au sujet même (si l’on excepte une ellipse importante, celle des deux batailles finales, due aux limitations du budget). On y perd son sang par giclées, lors d’un combat ou même d’un tournoi, on y coupe en deux un cheval d’un seul coup d’épée (c’est l’exploit de la Montagne, l’un des chevaliers qui s’affrontent lors du Tournoi de la Main), on y terrasse un adversaire en lui enfonçant un poignard dans l’œil jusqu’à lui transpercer le sommet du crâne (dans l’épisode 1.05), on y écrabouille le visage d’un ennemi à coups d’écu (une prouesse inattendue de l’un des protagonistes dans l’épisode 1.05 encore) et l’on y décapite ses ennemis devant une foule en délire. Auprès de cette violence sanglante et brutale, les usages de la Cour, à base d’intrigues et de poison, sont certes moins traumatisants mais tout aussi meurtriers.

Le titre original de la série et du premier roman, A Game of Thrones, fait référence à ce jeu-là. Le jeu des trônes, c’est celui de la politique, et quand on y joue, « soit on gagne soit on meurt. Il n’y a pas de moyen terme. » (6) Ainsi parle la reine Cersei à Ned Stark au début de l’épisode 1.07. De fait, la vie à la Cour est un exigent jeu de rôles où les moins armés sont ceux qui avancent sans masque, incapables de dissimuler leurs sentiments, leurs émotions, leurs craintes comme leurs ambitions. Deux des plus doués en ce domaine bénéficient dans la série d’un traitement de faveur, Benioff et Weiss leur ayant octroyé plusieurs scènes absentes du roman. Ils ont pour noms Littlefinger et lord Varys – le premier étant un surnom donné à lord Petyr Baelish. L’un est Grand Argentier du royaume, l’autre « maître des chuchoteurs », c’est-à-dire maître des espions qu’il surnomme ses « petits oiseaux » et qui le renseignent continuellement sur les événements de Port-Réal et du royaume tout entier. L’un est un amoureux transi, l’autre un eunuque. Autant dire que la frustration joue un grand rôle dans leurs motivations, leur principal objectif étant de maintenir leur statut privilégié au sommet de la société de Port-Réal. L’un comme l’autre ont appris à se composer un visage approprié et à se servir des informations qu’ils détiennent pour asseoir leur influence, fût-elle souterraine. S’ils parlent volontiers d’honneur, la nécessité dicte plus souvent leurs actes. Ce sont les deux comédiens-nés de la série, qui font assaut de cynisme et de double langage lorsqu’ils se trouvent réunis, se méfiant tout autant l’un que l’autre et vivant dans la peur d’ignorer une information qui donnera un jour l’avantage à l’autre. « Dites-moi », demande un jour lord Baelish à lord Varys (c’est dans l’épisode 1.05), « y a-t-il quelque part quelqu’un qui garde vos couilles dans une boîte ? » A quoi l’autre répond, se gardant bien d’afficher quelque émotion : « Figurez - vous que je n’ai aucune idée d’où elles sont. Et dire que nous avons été tellement proches ! » Cet échange plein d’esprit est à l’image du jeu de rôles qui se joue à la Cour : les mots sont des couteaux, jusqu’au jour où l’un des adversaires sort un véritable couteau en abattant son jeu.

Varys exprime ainsi sa vision du jeu qui est le sien, dans une confidence adressée à un autre personnage : « Quand j’étais encore enfant, avant qu’on ne me coupe les couilles avec un couteau brûlant, j’ai voyagé avec un groupe d’acteurs à travers les cités libres. Ils m’ont appris que chaque homme a un rôle à jouer. Il en va de même à la Cour. Je suis le maître des chuchoteurs. Mon rôle est d’être sournois, obséquieux et dénué de scrupules. Je suis un bon acteur, messire. » (épisode 1.09 et p. 619 du roman) Dans le dernier épisode, Benioff et Weiss réunissent de nouveau Varys et Baelish devant le Trône de Fer et les font parler de leur nature de comédien. Rivalisant de cynisme quant aux événements récents de la Cour et aux « qualités » nécessaires pour y survivre, ils interrompent leur conversation pour s’incliner généreusement devant le nouveau roi quand celui-ci vient à entrer. Un autre personnage, jusqu’alors très présent mais avec discrétion, bénéficie d’une scène que le roman ne connaît pas : il s’agit du Grand Mestre Pycelle, conseiller du roi. Ce vieillard toujours fatigué y apparaît au saut du lit, monologuant à voix haute au profit d’une prostituée qui se rhabille : « Au cours des soixante-dix dernières années, j’ai connu, et bien connu, plus de souverains que le commun des mortels. Ce sont des gens compliqués mais je sais comment les servir, et comment le faire longtemps. » Sitôt la prostituée sortie, il saute vivement du lit et s’apprête en chantonnant mais, au moment d’ouvrir la porte de sa chambre pour reprendre son rôle de Grand Mestre, il perd brusquement sa vivacité, courbe l’échine et reprend l’air perpétuellement las qu’on lui connaît. On mesure ainsi combien l’art de la comédie est répandu à la Cour, bien au-delà des seuls personnages de Varys et de Littlefinger.

Symbole de la violence et des intrigues, le sexe a aussi droit de cité dans la série. Certains lecteurs lui reprochent d’ailleurs d’en faire plus que les romans – mais la vérité est que le sexe, dans les livres comme dans la série, s’inscrit tout à fait dans le jeu de la guerre et de la politique. D’abord, parce que les mariages sont en général le reflet des alliances entre familles et constituent, en soi, une violence. Ensuite parce que le sexe est aussi un art qui mobilise les mêmes compétences que la politique. L’une des scènes ajoutées les plus remarquables est ainsi cette longue scène de l’épisode 1.07 où Littlefinger « éduque » deux de ses récentes acquisitions, le bonhomme étant propriétaire de plusieurs bordels au sein de Port-Réal, où il reçoit les personnalités les plus en vue du royaume et dont il ne boude pas lui-même les plaisirs. L’éducation, en l’occurrence, con-siste à enseigner aux prostituées la manière de simuler et de donner au client toute la satisfaction qu’il vient chercher. Tout en prodiguant ses conseils avisés, Littlefinger évoque son amour d’enfance et le duel qu’il perdit un jour contre son rival dans le cœur de la bien-aimée. « Vous savez ce que j’ai appris en perdant ce duel ? J’ai appris que je ne gagnerais jamais, pas de cette façon-là. Ils ont leur jeu, leurs règles. Je ne vais pas les combattre, je vais les enculer. Voilà ce que je sais, voilà ce que je suis. Et ce n’est qu’en admettant ce qu’on est qu’on peut obtenir ce qu’on veut. » En connaissant l’identité de la bien-aimée, on reconnaît l’ennemi de Littlefinger, et l’on peut anticiper les trahisons à venir autant que supputer les secrets encore inavoués. On comprend alors que le serviable Littlefinger, dont le surnom même suggère les complexes, a sans doute plus de fils qu’on ne le sait encore, manipulant tout son monde et provoquant nombre des événements qui bouleversent le destin des autres personnages au cours de la série.

Le sexe est, comme la rudesse des combats et du langage, l’un des gages du réalisme de la série. On y prend les femmes comme on y prend les villes : avec brutalité. C’est ainsi que se conçoit l’amour chez les Dothrakis, où l’on imite la manière de copuler des animaux, et il faudra à Daenerys les leçons d’une jeune esclave et la détermination d’une khaleesi pour amener Khal Drogo à accepter une autre manière de faire, ouvrant la voie à la tendresse. De même essaiera-t-elle de constituer un rempart contre la violence sexuelles des cavaliers dothrakis en s’opposant à ce qu’ils violent les femmes d’une cité soumise pour se « payer » du sang versé durant les combats, se dressant ainsi contre l’une des coutumes les plus puissantes des guerriers. Mais on pratique cette brutalité également dans les châteaux de Westeros, comme l’attestent plusieurs scènes impliquant la reine Cersei ou Theon Greyjoy, le pupille d’Eddard Stark, lequel Theon s’y emploie d’ailleurs avec l’une des prostituées qu’éduquera plus tard lord Baelish à Port-Réal. Un personnage qui, absent du roman, permet à la série de tisser un lien supplémentaire entre les différentes intrigues de la saison : Ros, la prostituée, apparaît en effet dans les bras de Tyrion aussi bien que dans ceux de Greyjoy, et l’on apprend dans une autre scène ajoutée que Jon Snow goûta, lui aussi, sa compagnie – même s’il la quitta sans avoir consommé. Symbole de violence, le sexe est aussi, toutefois, symbole de légèreté : le goût du nain Tyrion pour les bordels s’accorde parfaitement à son ironie et à son goût prononcé pour tout ce qui peut bousculer les convenances, qui font du nabot l’un des personnages les plus attachants de la saga, tant dans les livres qu’à l’écran. Contredisant l’assimilation des prostituées au sexe brutal, Tyrion goûte dans les bras des filles de joie – qui ont le bon goût de se trouver dans toutes les villes – la tendresse et le confort qui lui sont ailleurs refusés, sa difformité le rejetant aussi sûrement que Jon Snow sa bâtardise, raison qui explique d’ailleurs la sympathie qu’ils en viennent à éprouver l’un pour l’autre. Et c’est Tyrion qui inspire à Dan Weiss l’une des phrases les plus savoureuses de la promotion de la série, destinée à distinguer Le Trône de Fer du Seigneur des anneaux : « On voit mal Frodon se rendre dans un bordel » ! (7) 

Les ajouts les plus significatifs de la série en matière de sexe concernent les relations ambiguës. Dans l’épisode 1.02 sont ainsi explicitées les leçons particulières que Daenerys reçoit de l’une de ses esclaves, Doreah, jeune femme de vingt ans trouvée par le marchand Illyrio dans une maison de plaisirs. Le roman n’explicite pas ces leçons ; il précise simplement que Daenerys discute longuement avec Doreah avant de recevoir son nouvel époux et de mettre en pratique les préceptes de son esclave, de façon à l’amener à faire l’amour autrement. La série consacre une scène à ces leçons particulières, soulignant l’érotisme de la relation de Daenerys avec sa servante. Elles se chevauchent tour à tour, leurs mains sensuellement enlacées, et leurs visages se touchent presque à certain moment.

Un autre ajout important concerne le frère du roi Robert, Renly, relativement peu présent dans le roman. George R. R. Martin a confirmé que Renly et le jeune et beau chevalier des fleurs, Loras Tyrell, avaient une relation homosexuelle, mais celle-ci n’est pas présente dans le premier livre. Benioff et Weiss au contraire l’explicitent et lui consacrent une scène entière dans l’épisode 1.05, où l’on voit les deux jeunes gens dénudés, Loras rasant le torse et les aisselles de Renly tout en devisant avec lui sur la légitimité de Renly à s’asseoir sur le Trône de Fer, avant de lui offrir une gâterie (hors champ, celle-là). La scène est préparée par une remarque de Littlefinger lors du Tournoi de la Main, évoquant le « plaisir » que Renly peut prendre avec le jeune chevalier.

On notera enfin une scène de l’épisode 1.04 dans laquelle Jon Snow et la recrue obèse de la Garde de Nuit, Samwell Tarly, parlent des femmes. C’est là que Jon raconte qu’il s’est trouvé seul, une fois, avec la prostituée Ros à Winterfell. Il ajoute qu’il n’a « rien fait » alors, à cause du tourment que lui causent ses origines : ignorant l’identité de sa mère, était-elle noble ou catin ?, il ne s’est pas senti le droit de risquer d’engendrer lui-même un enfant qui, bâtard fils de bâtard, n’aurait pas connu sort plus enviable que le sien. Comme la scène réunissant Renly et Loras, celle-ci est donc utilisée pour donner de l’épaisseur au personnage, explicitant une préoccupation qui, dans le roman, s’exprime davantage par les pensées de Jon que par ses paroles. Il en va toujours de même avec une autre scène du même épisode, décidément riche en matériau sexuel : en montrant Theon Greyjoy, le pupille d’Eddard Stark, faisant l’amour avec la prostituée Ros, et surtout parlant avec elle ensuite, les scénaristes mettent en lumière la situation particulière de Theon et la frustration qui en découle. En fait de pupille, Theon est surtout l’otage de Stark, celui-ci ayant exigé l’enfant Greyjoy à l’issue d’une bataille remportée contre sa maison. Elevé avec les enfants Stark, qui le traitent comme un frère, il n’en reste pas moins otage et ses véritables racines sont ailleurs. Il est donc un personnage en quête de légitimité, à l’instar de Jon. On voit donc que le personnage de Ros, introduit par Benioff et Weiss, sert de révélateur à plusieurs problématiques intimes et n’est pas simplement le véhicule d’un contenu sexuel explicite.

 

La rumeur des dangers à venir

 

Premier volume d’un cycle prévu pour en compter sept, Le Trône de Fer sert d’exposition à la saga entière, même s’il s’y passe suffisamment d’événements pour nourrir dix épisodes de fiction télévisée. Le livre est plein d’avertissements qui visent à installer une ambiance de menace reposant sur des dangers seulement encore pressentis. C’est une façon habile de créer un suspense qui convaincra le lecteur de revenir au volume suivant : si les événements pourtant hautement dramatiques qui se produisent dans Le Trône de Fer ne sont que le hors-d’œuvre d’un plat autrement plus consistant, seigneur ! à quoi ressemblera la suite ?

La composition même du roman – reprise par la série – souligne ce caractère, le récit étant encadré par un prologue et un chapitre final qui mettent en lumière deux aspects constamment évoqués dans le livre mais encore en grande partie inexploités. Il s’agit de l’existence des « marcheurs blancs » au nord du Mur, par-delà les limites septentrionales du royaume des Sept Couronnes, et de la guerre contre les Dothrakis, dont on ignore à la fin du livre si elle aura finalement lieu mais qui est d’ores et déjà placée sous le signe du dragon. Ainsi la magie dont l’ensemble du roman fait-il l’économie s’impose-t-elle, malgré tout, comme un élément fondamental de la saga.

Bien que simplifié par rapport à celui du roman, le prologue de la série permet d’apercevoir ces « marcheurs blancs » dont l’existence ne cesse ensuite d’être contestée par les gens « sensés » mais qui n’en distillent pas moins une terreur encore imprécise. Les marcheurs blancs ont disparu depuis huit mille ans, affirme lord Stark à son fils Bran, après avoir décapité un homme de la Garde de Nuit qui affirmait, lui, avoir fui vers le sud pour échapper à ces créatures de l’au-delà du Mur. Plus tard, des vagabonds qui s’attaquent à Bran prétendent eux aussi avoir vu ces choses, et l’on sait qu’au-delà du mur aussi des mouvements de population ont été constatés vers le sud, comme pour fuir quelque danger venu du nord extrême. « Je vous le dis, messire, les ténèbres viennent. Les bois pullulent de choses sauvages, de loups-garous, de mammouths, d’ours blancs gros comme des aurochs, et j’ai vu en rêve des silhouettes plus sombres encore. » Ainsi parle le mestre Aemon s’adressant à Tyrion dans les murs de Châteaunoir, le bastion construit au pied du Mur (p. 206-207). « La longue nuit arrive », affirme la farouche Osha au mestre Luwin de Winterfell dans l’épisode 1.07, faisant écho au sentiment, partagé par les Stark, que l’hiver vient :

Mestre Luwin – « Pourquoi êtes-vous venue par ici ?

Osha – Je ne voulais pas venir par ici. Je voulais aller beaucoup plus au sud. Le plus loin possible vers le sud. Avant que la longue nuit n’arrive.

Mestre Luwin – Pourquoi ? De quoi avez-vous peur ?

Osha – Il y a des choses qui dorment pendant le jour et qui chassent à la nuit tombée.

Mestre Luwin – Les chouettes et les lynx de fumée…

Osha – Moi je ne parle pas des chouettes et des lynx de fumée.

Mestre Luwin – Ces choses dont vous parlez avec crainte, elles ont disparu depuis des milliers d’années.

Osha – Elles n’ont pas disparu, vieillard. Elles étaient endormies. Et maintenant elles ne dorment plus. »

La musique, lugubre, s’amplifie tout au long de ce dialogue et sert de prélude à la scène suivante, qui se déroule sur le Mur, tout là-bas dans le nord. C’est là, au plus près de la menace, que se produisent des événements qui feraient hurler de terreur les habitants de Westeros s’ils en avaient seulement connaissance. Là que les morts se remettent à marcher, la lueur de leurs yeux bleus perçant seule la nuit glaciale. Là que des patrouilleurs, parmi les plus braves, comme Benjen Stark, l’oncle de Jon Snow, disparaissent mystérieusement.

Redoublant cette peur, les contes de la vieille Nan, la nourrice des Stark, ou les récits contés par d’autres en différents moments, dessinent un fond de peurs anciennes sur lesquelles les événements récents projettent leur ombre. On citera ici un passage du roman, que la série reprend presque intégralement, où le jeune Bran, cloué dans son lit d’invalide, en proie au désespoir et à de curieux rêves où il voit un corbeau à trois yeux, réclame à la vieille Nan des histoires de terreur plutôt que les contes insipides qu’elle lui prodigue :

« Oh, mon tout doux mignon d’été, protesta paisiblement Vieille Nan, que sais-tu, toi, de la terreur ? La terreur est chose d’hiver, mon petit seigneur, elle vient par cent pieds de neige, et lorsqu’en hurlant se rue la bise glacée du nord. La terreur vient durant la longue nuit, quand le soleil cache sa face des années durant, quand les enfants viennent au monde et vivent et meurent dans les ténèbres interminables, pendant que la faim, la désolation ne cessent de tenailler les loups-garous, que les marcheurs blancs se faufilent dans la forêt.

- Tu veux dire les Autres, maugréa Bran.

- Oui, les Autres, confirma-t-elle. Voilà des milliers et des milliers d’années survint un hiver plus froid, plus rude et plus interminable que de mémoire d’homme. Et il amena une nuit qui dura toute une génération, et les rois grelottaient et mouraient aussi bien, au fond de leurs châteaux, que les porchers dans leurs masures. Plutôt que de les voir périr de faim, les femmes étouffaient leurs enfants en pleurant, et les larmes gelaient sur leurs joues. » Elle se tut, ses aiguilles aussi, puis, levant ses prunelles pâles et voilées sur Bran, elle demanda : « Est-ce là vraiment le genre d’histoires que tu aimes, enfant ?

- Eh bien, répondit-il à contrecœur, oui, ce genre-là seul… »

Elle hocha la tête. « C’est à la faveur de ces ténèbres que les Autres vinrent pour la première fois, dit-elle, tandis que ses aiguilles reprenaient leur clic clic clic. Ils étaient des choses froides, des choses mortes, et ils détestaient le fer, le feu, le contact du soleil et les créatures à sang chaud. Ils balayèrent les forts, les villes, les royaumes, ils abattaient les héros comme le vulgaire, à tour de bras, montés sur des cadavres de chevaux blêmes et menant des nuées de morts, et si l’épée de l’homme était impuissante à contenir leur progression, les vierges ni les nouveau-nés ne trouvaient grâce devant eux. Ils traquaient les premières, tel du gibier, parmi les forêts gelées, nourrissaient de la chair des seconds leurs serviteurs morts. »

La vieille avait peu à peu baissé la voix jusqu’à ne plus émettre qu’un murmure, et si faible que Bran devait s’incliner pour n’en perdre pas une miette. » (p. 237)

Le lecteur est bien sûr dans la même position que Bran au moment de ce récit, et la série n’épargne pas au spectateur le spectacle du visage raviné et inspiré de la vieille femme tandis qu’elle réveille ces histoires du passé, dont on sait, pour l’avoir constaté dans le prologue, qu’elles ne sont pas aussi fantaisistes que les esprits sains veulent bien le dire.

Témoins, également, des prodiges du passé, les crânes gigantesques qui reposent dans la crypte du Donjon Rouge attestent l’existence des dragons qui aujourd’hui ont rejoint les marcheurs blancs au rang des croquemitaines. Pourtant Daenerys ressent un lien profond, bien que mystérieux, entre elle-même et les œufs de dragon que lui a offerts le marchand Illyrio en présent de mariage. Et son parcours est jalonné d’allusions au « dragon » qui pourrait se réveiller. Si elle croit d’abord que son frère est « le dragon », et sa colère le feu qui la menace si elle n’obéit pas à ses volontés, bien vite elle réalise qu’elle s’est trompée. C’est avec elle que se clôt le premier livre, dans une séquence qui répond aux avertissements murmurés jusque là, et contenue en germe dans quelques lignes du premier chapitre de Daenerys, développées dans le premier épisode de la série. C’est la scène du bain que l’on fait prendre à la jeune fille avant de la présenter au Khal Drogo : « Daenerys s’y plongea, au risque de s’ébouillanter, mais sans cri ni grimace. Elle aimait la chaleur et le sentiment de propreté que celle-ci lui procurait. Au surplus, son frère répétait à qui voulait l’entendre que rien n’était jamais trop brûlant pour un Targaryen. ‘A nous la demeure du dragon, telle était sa rengaine, dans nos veines coule le feu.’ » (p. 40)

Ces menaces en sommeil depuis des milliers d’années ne sont pas nouvelles en terre de fantasy, et l’on se souvient qu’elles nourrissaient déjà Babylon 5, où, comme dans Le Trône de Fer, les Ombres côtoyaient le souvenir des Premiers Hommes. Elles n’en sont pas moins invoquées ici avec une redoutable efficacité et remplissent admirablement leur office, qui est de faire désirer les terribles dangers que la suite nous réserve…

***

Le feu à l’est, la glace au nord : c’est entre ces deux dangers que George R. R. Martin a placé son cycle aux accents tragiques et shakespeariens : « Le monde entier est un théâtre – Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs – Chacun y joue successivement les différents rôles - D’un drame en sept âges. » (Comme il vous plaira, Shakespeare, 1623) Ou en sept livres, réunis sous le titre A Song of Ice and Fire. TLP

 

NOTES

1. Maurice Druon, préface à la réédition de Les Rois maudits, 1965.

2. Propos de David Benioff répondant à Christina Radish pour le site collider.com. 

3. Nous citons toujours l’édition intégrale, premier volume, J’Ai Lu, 2011, traduction de Jean Sola.

4. The men behind the Thrones, par Gabriel Wilder, 13 juillet 2011, sur le site du Sydney Morning Herald. 

5. David Benioff interviewé par Gabriel Wilder, voir note 4.

6. La traduction française de Jean Sola le formule ainsi : « Lorsqu’on s’amuse au jeu des trônes, il faut vaincre ou périr, il n’y a pas de moyen terme. » (Cersei à Eddard, p. 483)

7. Cité par Joy Press sur le site du LA Times, 15 mars 2011. 

 

 

 

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