Dossier réalisé par Thierry Le Peut

(publié dans Arrêt sur Séries 24, avril 2006)

 

 

 

 

 

 

« Mon histoire a vraiment commencé lorsque je me suis embarqué sur la Charmante Molly, à Bristol. Avant, il n’y a pas grand-chose à raconter. Je m’appelle Jack, et l’on m’a nommé Holborn, comme la paroisse de Londres où j’ai été trouvé ; car je n’ai eu ni père ni mère qui se soient assez intéressés à mon sort pour me laisser leur nom. »

 

Début de Jack Holborn  de Leon Garfield

( traduction de Françoise Thirion, Robert Laffont, 1966 )

 

 

Pour la génération qui traverse maintenant sa quarantaine, certains titres restent à jamais parés du charme héroïco-nostalgique des feuilletons de l’enfance, découverts devant l’écran de Croque-Vacances ou des Visiteurs du mercredi. Il en est ainsi de Matt et Jenny, de Prince Noir, de Zora la Rousse ou, pour ce qui va nous concerner ici, de Jack Holborn. Si vous faites partie des initiés, la seule mention de ce nom doit rappeler à votre mémoire la musique de Christian Brühn, l’image d’un navire fendant les flots et l’incrustation d’un titre à l’écran, comme sur le graphisme ci-dessus. Dans le cas contraire, il est grand temps que vous entriez dans le cercle, car vous ne pouvez ignorer plus longtemps ce nom et l’enfant qui le porta au dix-huitième siècle, du moins dans l’imagination du romancier Leon Garfield.

 

 

Jack Holborn est diffusé pour la première fois en France durant les vacances de Noël 1983, dans le cadre de l’émission Destination Noël, peu de temps après la diffusion sur Antenne 2 d’un autre feuilleton de 13 épisodes de 25 minutes, Silas. Le point commun est simple : les deux personnages sont incarnés par le même jeune comédien allemand, Patrick Bach, inconnu par ailleurs dans nos contrées mais qui marqua par ces deux rôles l’imaginaire de toute une génération, rapidement conquise par l’innocence de ses traits et l’existence misérable mais aventureuse des deux garçons de fiction auxquels il les prête. Depuis, les deux titres ont été rediffusés avant d’être rangés dans quelque oubliette où les côtoient les quelques programmes cités un peu plus haut. C’est l’éditeur Gilles de Nanteuil qui a récemment permis aux nostalgiques – et aux autres - de (re)dé-couvrir Jack Holborn en dvd, tandis que Silas ne devrait plus tarder à recevoir les mêmes honneurs.

 

Si Zora la Rousse (voir ASS 20) est issue d’une culture est-européenne qui nous reste en grande partie étrangère, Jack Holborn nous vient d’Angleterre et se rattache à un genre largement illustré, tant en littérature qu’au cinéma et, partant, à la télévision. L’aventure en mer, le récit de pirates, alliés au récit d’initiation idéal pour l’édification de la jeunesse. L’écrivain Leon Garfield déclarait ne pas écrire spécifiquement pour celle-ci, mais prendre soin simplement d’intéresser aussi les jeunes lecteurs, souvent plus exigeants que leurs aînés, prompts à se détourner de l’aventure si l’ennui y pointe son nez.

 

 

Pour Jack Holborn, qui assume son prénom mais rejette le nom qu’on lui a donné, l’aventure est une quête d’identité et de famille, comme souvent dans les récits de Leon Garfield. Agé de treize ans environ – bien que ni le livre ni le feuilleton ne donnent d’âge précis, ce dernier précisant que l’enfant a été trouvé « il y a une dizaine d’années » tandis que dans le roman l’enfant se donne environ quatorze ans, à l’estime -, Jack fait ce que font souvent les enfants abandonnés dans les romans pour la jeunesse : il rêve de retrouver les siens, de porter enfin un nom propre et… d’aventure. Aussi embarque-t-il clandestinement sur la Charmante Molly, un navire commandé par le Capitaine Sharingham, un personnage énigmatique entouré d’une aura de mystère et dont le garçon découvre très vite qu’il connaît sa véritable identité mais ne la lui révèlera que s’il lui sauve trois fois la vie.

 

Tel est le pacte que « signe » Jack avec le Capitaine dans le roman. La série, d’emblée, choisit d’accentuer la mise en scène du mystère, jouant sur le souvenir enfoui d’un moment du passé qui hante les jours et les nuits de Jack depuis sa petite enfance, et sur le goût des « signes », dont le sens doit rester caché jusqu’au dénouement. En l’occurrence, le feuilleton introduit au moins une fois par épisode une séquence de réminiscence onirique dans laquelle Jack voit sans arrêt la même chose, mais un peu plus à chaque fois : un homme dans un canot, se dirigeant vers la figure de proue de la Charmante Molly. Son passé lui apparaît donc lié à ce navire à la proue duquel se dessine une figure de femme – image de la mère que Jack a perdue et qu’il espère retrouver. Une femme mystérieuse, justement, le premier épisode en contient une, dont on comprend qu’elle est liée, elle, au Capitaine Sharingham, lequel est lié à celui de Jack dont il reconnaît le bracelet de cuir portant son prénom, « Jack », seule preuve qu’il se prénomme bien ainsi, seul objet qui le rattache à sa famille perdue.

 

On baigne en plein romanesque, donc. Et, surtout, le feuilleton affirme fermement sa parenté avec L’Ile au Trésor en ajoutant au roman un personnage que Garfield n’a pas imaginé, réminiscence du Long John Silver de Stevenson, jusqu’au perroquet qu’il porte sur l’épaule, un marin du nom de Vronsky qui deviendra un allié sûr pour l’enfant emporté dans l’aventure incertaine. Il suffit de comparer Andreas Mannkopff, l’interprète de ce Vronsky, au Robert Newton qui campe le Silver de L’Ile au Tréosr version Disney pour saisir immédiatement la référence explicite (constatez ci-dessous, en haut Newton, en bas Mannkopff). Autant dire que l’adaptation ne se réclame pas du seul Garfield et souhaite entretenir la confusion qui a souvent fait rapprocher ce dernier de Dickens et de Stevenson. En développant la partie pré-embarquement qui, dans le roman, est simplement évoquée alors qu’elle occupe ici l’essentiel du premier épisode, le feuilleton appuie en effet la comparaison possible entre Jack Holborn et Oliver Twist, dont Dickens décrit longuement la vie à l’orphelinat et les différents apprentissages. En l’occurrence, ce choix est cependant judicieux puisqu’il permet de montrer le port de Bristol et de souligner la vie du garçon avant son départ pour l’aventure ; le feuilleton, en l’absence de voix off, avait besoin de ces séquences supplémentaires (le jugement qui attribue l’enfant Holborn à un maître cordier, la visite du port et la découverte de la Charmante Molly, le premier embarquement raté et la rencontre à la fois de Vronsky et du Capitaine) pour présenter convenablement son héros et le rendre d’emblée sympathique et attachant en soulignant à la fois son malheur, sa fierté (« Je m’appelle seulement Jack, Votre Honneur, et pas Jack Holborn… ») et sa quête d’identité.

 

 

Le feuilleton, au demeurant, ne suit pas toutes les péripéties du roman, mais il en conserve les grandes lignes et la trame, autour des pères de remplacement, de la fraternité problématique et du secret à révéler au cours de pérégrinations qui sont autant d’épreuves proposées au jeune garçon dans son apprentissage de la vie et la construction de son identité. Au fil de son périple, en effet, Jack est confronté à différents comportements d’adultes face à l’autorité, à la richesse, à l’honneur, et apprend lui-même à souffrir, à donner, à espérer, peut-être à pardonner.

 

Le changement le plus conséquent apporté par le scénariste Justus Pfaue et le réalisateur Sigi Rothemund concerne en fait le secret lui-même ; les lecteurs du roman n’en reconnaîtront pas le dénouement et pour cause : il est ici très différent, comme l’est l’identité de la mère finalement retrouvée du jeune garçon. Alors que dans le roman Garfield fait revenir trois fois le motif du « sauvetage », sans lequel Jack ne peut espérer obtenir du Capitaine Sharingham le secret de sa naissance, c’est la séquence du souvenir rêvé dont on a déjà parlé qui joue dans le feuilleton le rôle de scansion du récit. Le personnage même de Sharingham a été considérablement modifié : plus ambigu dans le feuilleton, il est moins antipathique, moins entier que la figure du roman. Mais ces deux modifications vont, encore une fois, dans le sens du romanesque : le Capitaine possède ce charme mutin du pirate, dès sa première apparition, où il brave en plein tribunal l’autorité du juge ; quant à la révélation finale de l’identité de la mère de Jack, elle est préparée dans le feuilleton par les apparitions répétées de la « femme mystérieuse » qui intègrent l’image de la mère au récit alors que le roman plaçait la découverte en dehors de la sphère d’action du récit. Le traitement de Sharingham se devait, logiquement, d’être différent à l’écran : on ne révèle rien en écrivant ici que le Capitaine et le juge dont on parlait à l’instant sont deux facettes d’un même personnage, deux jumeaux que leurs loyautés opposent et entre lesquels existe une profonde rivalité ; les premières images du feuilleton ont vite fait d’éventer le « secret ». Mais, justement, le roman, lui, en fait un réel secret, une découverte surprenante, possible parce que le lecteur ne voit pas le personnage : procédé purement littéraire que la télévision, évidemment, ne pouvait pas reprendre ! Et Rothemund stigmatise justement le romanesque visuel en filmant le rêve-souvenir dans une nuit embrumée, utilisant la récurrence de la séquence pour en montrer un tout petit plus à chaque fois, et la figure de proue comme rémanence de la mère perdue, entre sirène mythique et image idéalisée de la mère réelle. (La figure de proue n’est que mentionnée dans le roman ; au contraire de ce qu’en fait le feuilleton, elle n’est pas « reconnue » par l’enfant, mais simplement remarquée et interprétée comme un signe d’encouragement à s’embarquer clandestine-ment sur ce bateau plutôt qu’un autre. Dans le feuilleton, en revanche, la véritable mère de Jack partage avec la charmante Molly du navire deux lettres de son prénom.)

 

 

En Allemagne, où il fut diffusé à Noël 1982, Jack Holborn reste un titre « mythique », associé à d’autres qui bercèrent à la même époque les Noëls teutons. Le feuilleton en effet fut diffusé, en six fois cinquante minutes, sur la chaîne publique ZDF dont la politique en matière de productions « de prestige » pour les Fêtes offrit à son public des feuilletons marquants durant une quinzaine d’années. L’un des titres les plus célèbres est Timm Thaler, le premier réalisé (par Sigi Rothemund déjà) en 1979, mais en 1981 la ZDF diffusa aussi Silas, qui révéla le jeune comédien Patrick Bach et le fit choisir l’année suivante pour Jack Holborn, puis encore en 1987 pour Anna, sur une jeune ballerine, et en 1989 pour Laura und Luis. Comme Jack Holborn, Silas fut réalisé par Sigi Rothemund et les quatre feuilletons auxquels participa Bach furent écrits par Justus Pfaue. Les productions de la ZDF, souvent internationales en raison des coûts de production (on se souvient aussi des Aventures du jeune Patrick Pacard où s’illustra en 1984 notre Jean-Claude Bouillon national, dont certaines des aventures dans Les Brigades du Tigre avaient été aussi des co-productions franco-allemandes, notamment avec la société TV-60 Filmproduktion GmbH que l’on retrouve sur Jack Holborn, Timm Thaler et… Patrick Pacard), mettaient à contribution des auteurs de romans pour la jeunesse comme Felix Huby et employaient souvent les mêmes équipes, notamment Christian Brühn pour la musique.

 

Sigi Rothemund n’est pas seulement le réalisateur de ces œuvres pour la jeunesse – encore que, comme les romans de Garfield, les « séries de Noël » de ZDF s’adressaient à un large public. On le retrouve toujours aux génériques de séries d’outre-Rhin comme Le Clown, Alerte Cobra, Motocops, qui marquèrent le renouveau des séries allemandes – peu de psychologie, beaucoup d’action. Il débuta comme assistant dans les années 60 sur des séries comme Der Kommissar et au cinéma, mais passa très vite à la réalisation proprement dite à laquelle il se consacre à partir des années 80, avec Silas justement, et Jack Holborn, Der Ochsenkrieg, Peter Strohm et autres, essentiellement pour la télévision.

 

Le budget de Jack Holborn fut de 8,5 millions de Marks et le tournage eut lieu en Nouvelle-Zélande, dans les Iles Cook en Polynésie et sur plusieurs autres sites. La production dut néanmoins réaliser des économies pour ne pas exploser un budget conséquent pour une production télévisée de l’époque mais nullement pharaonique : on nous explique ainsi dans les suppléments de l’édition dvd qu’un seul bateau fut disponible pour le tournage et dut être repeint et modifié à trois reprises pour permettre le tournage de toutes les scènes exigées par le scénario (la Charmante Molly n’est pas, en effet, l’unique vaisseau du récit). En outre, des trucages habiles permirent d’ajouter au bâtiment des éléments non construits réellement, le faisant paraître plus imposant et plus massif. Si l’on sent bien, parfois, que le réalisateur n’a pas pu prendre ses aises, le feuilleton offre toutefois un visuel plus qu’honorable, notamment dans la reconstitution du port de Bristol.

 

 

La distribution du feuilleton mérite aussi qu’on s’y arrête. Car Patrick Bach côtoie un casting international, à l’image de la production, et le tournage, dit-on, ne fut pas des plus simples en raison de la barrière de la langue, habituelle dans ces co-productions. Matthias Habich, qui incarne à la fois le Juge et le Capitaine Sharingham, est un comédien de cinéma et de théâtre qui a une belle carrière à son actif et s’est déjà illustré dans plusieurs longs métrages (notamment français comme Le Point de mire en 1977) et une poignée de feuilletons pour la télévision lorsqu’il accepte de participer à celui-ci. Doublé en français par deux comédiens (Philippe Ogouz pour le Capitaine et Jean Berger pour le Juge), Habich livre une composition inspirée en soulignant l’opposition des jumeaux, essentielle à l’économie du récit. Auprès de lui, on trouve un comédien allemand également confirmé, Andreas Mannkopff, dans le rôle de Vronsky : ayant débuté dans les années 60, Mannkopff a notamment campé un inspecteur dans une version de Jack l’Eventreur en 1976 et un père de famille dans le téléfilm Danny’s Traum réalisé en 1982 par Sigi Rothemund. A leurs côtés, l’acteur d’origine irlandaise Terence Cooper fait un peu figure de vétéran puisqu’il a débuté dans les années 50 en figurant notamment dans des séries télé comme The Buccaneers, William Tell, Vise, Danger Man, The Invisible Man et The Four Just Men ainsi que des longs métrages, comme Casino Royale en 1967, célèbre parodie des films d’espionnage mettant en scène un certain James Bond hors de la franchise « officielle » incarnée à l’époque par Sean Connery. Cooper est décédé en 1997 en Australie, un an et quelques mois après Leon Garfield. C’est dans ce pays qu’il avait poursuivi sa carrière d’acteur, apparaissant par exemple dans la série Bony. De la même génération que Cooper, Monte Markham est, lui, américain et bien connu des amateurs de séries puisqu’il a collaboré à un grand nombre d’entre elles, de Mission : Impossible en 1966 à Morts suspectes ou Star Trek Deep Space Nine plus récemment. On le connaît aussi en tant que « Homme qui valait sept milliards » dans plusieurs épisodes de L’Homme qui valait trois milliards où il donnait quelques poutres à retordre à Steve Austin, puis en équipier de David Hasselhoff dans Alerte à Malibu. Se produisant au cinéma (il est par exemple le partenaire de George Kennedy dans Les Colts des sept mercenaires en 1969) mais bien davantage à la télévision, il reprend en 1973 le rôle de Perry Mason dans The New Perry Mason, la première version en couleurs des exploits judiciaires du célèbre avocat d’Erle Stanley Gardner (lire ASS HS-4 consacré au personnage), malheureusement éphémère. C’est aussi en 1973 qu’il se produit à Broadway dans la comédie musicale Irene en compagnie de Debbie Reynolds : une performance qu’il répètera lors de 200 représentations et qui lui vaudra un Theatre World Award.

 

Cette distribution internationale est l’un des charmes du feuilleton, qui promène ses personnages sous différentes latitudes, de châteaux en marais, de plages idylliques en prisons, et bien entendu sur le pont de la Charmante Molly. Découpé en France et ailleurs en douze segments de 25 minutes mais présenté dans son pays en six de 50, Jack Holborn nous rappelle une époque où feuilletons historiques et séries inspirées pouvaient susciter autant de passion et d’engouement que les produits anglo-saxons, devenus omniprésents lorsque l’Europe a délaissé son propre savoir-faire au profit de l’importation. C’est aujourd’hui le marché du dvd qui s’efforce de faire revivre cette époque et ses gestes héroïques issues des pages de la littérature ou de l’imagination de scénaristes qui possédaient alors le feu sacré de l’aventure. (Bon, reconnaissons qu’il ne s’est pas tout à fait perdu, sans quoi nous passerons pour passéiste ! Mais quand même…)

 

 

Tag(s) : #Dossiers, #Dossiers 1980s
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