Un dossier de Thierry LE PEUT

paru dans Arrêt sur Séries 24 (avril 2006, toujours disponible)

 

Les dinosaures continuent de fasciner - et d'alimenter les programmes de télévision, comme en témoigne récemment encore Terra Nova ,  produite par Spielberg ( entre autres ) et annulée par la Fox pour cause d'audiences trop faibles.   A l'orée des années 2000, Dinotopia  a constitué une incursion naïve mais intéressante dans le bestiaire insolite des âges préhistoriques, révélant le comédien Wentworth Miller qui allait être sacré par Prison Break.

Retour sur ce qui fut présenté, à l'époque, comme un phénomène télé !

 

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C'est de l’imagination de James Gurney qu’est sorti Dinotopia, un pays fabuleux situé sur une île inconnue, où des hommes issus de différentes époques cohabitent avec des dinosaures intelligents. Imagination n’est toutefois pas le mot juste, pas tout à fait : car les origines de Dinotopia sont à rechercher dans la passion de Gurney pour les dinosaures et les civilisations antiques. Fasciné par les géants disparus depuis que ses parents lui ont fait visiter un musée d’Histoire naturelle alors qu’il avait cinq ans, Gurney a commencé très jeune à dessiner ses créatures favorites dans des situations imaginaires. Tout naturellement, il a étudié plus tard l’anthropologie et l’art, tout en ayant la chance de fréquenter de vrais archéologues. Son intérêt pour l’archéologie et la « fantaisie archéologique » le conduit tout aussi naturellement à devenir illustrateur de science-fiction et de fantasy pour des magazines et des éditeurs auxquels il livre des couvertures de livres, et à participer au film d’animation Le feu et la glace de Ralph Bakshi. Au point qu’un jour une opportunité extraordinaire lui est offerte par le magazine National Geographic, celle d’illustrer un article sur l’explorateur Alexander Humboldt puis d’autres consacrés à des cités disparues. Il travaille ainsi sur les civilisations péruvienne, nubienne et étrusque et rêve, en parfaite harmonie avec les archéologues et explorateurs qu’il côtoie, de découvrir un jour une cité aussi fabuleuse que Troie ou Machu Pichu ! Sa qualité d’artiste lui permet d’accomplir ce rêve en lui donnant une réalité… sur le papier. Il invente ainsi la cité de Waterfall City, la Ville des Cascades, et peint une parade de dinosaures : ces deux créations représentent les premières pierres des deux livres qu’il consacrera finalement à son monde imaginaire, dont il explore tous les aspects, géographiques, historiques, métaphysiques, scientifiques… Un monde qui aura pour nom Dinotopia, mis en images dans Dinotopia : a Land Apart from Time et Dinotopia : The World Beneath, enrichis en 1999 d’un troisième volume, First Flight, dans lequel l’artiste retourne aux origines de son univers, plusieurs siècles en arrière. Ces livres sont devenus populaires à travers le monde entier et ont été classés aux Etats-Unis parmi les best sellers mais ils ne sont pas tout l’univers littéraire de Dinotopia : il faut y ajouter 16 ouvrages pour la jeunesse signés des auteurs Cathy Hapka (Oasis), John Vornholt (Dolphin Watch, River Quest, Sabertooth Mountain), Scott Ciencin (The Explorers, Lost City, Return to Lost City, Windchaser, Sky Dance), Brad Strickland (Survive), Don Glut (Chomper), Midori Snyder (Hatchling), Gene De Weese (Firestorm), Peter David (The Maze) et Mark A. Garland (The Rescue Party), ainsi que deux romans, Hand of Dinotopia et Dinotopia Lost, écrits par Alan Dean Foster, un auteur connu outre-Atlantique, ayant signé notamment de nombreuses novélisations de films de cinéma (ET, Supergirl, etc).

C’est à cet univers extrêmement riche et inventif que Hallmark Entertainment décide donc de s’attaquer au début du vingt-et-unième siècle, en la personne du producteur exécutif Robert Halmi, Sr et de son rejeton Robert Halmi, Jr. Le premier a produit nombre de téléfilms et mini-séries ambitieux depuis les années 70 et surtout 80-90, tels que Scarlett, Les Voyages de Gulliver, Capitaines Courageux, 20.000 Lieues sous les mers, Robinson Crusoé, L’Odyssée, Mère Thérésa, Moby Dick, Cléopâtre, L’Arche de Noé, Le Dixième Royaume, Jason et les Argonautes, Alice au Pays des Merveilles, Les Mille et une nuits… Le fiston fut souvent associé à ces projets mais apposa également son nom à des titres dont son papa était absent, comme Lonesome Dove et Retour à Lonesome Dove, Space Rangers, Creature (souvent rediffusé par M6), Voyage au centre de la Terre, Tremblement de terre (Aftershock, avec Joanna Kerns), David Copperfield et la série Farscape. Autant dire qu’en leur confiant Dinotopia Hallmark remettait sa superproduction entre des mains expertes, habituées au merveilleux et à la « magie » toute particulière d’un Jules Verne et d’un H.G. Wells (pour ne citer qu’eux parmi les auteurs dont le tandem a adapté les œuvres). Et puisque Dinotopia  était « inadaptable » selon son propre créateur Hallmark et Mat 1 Productions n’allaient pas lésiner sur les moyens pour mettre en images son univers à la fois polychronique et gigantesque : au total, environ 85 millions de dollars seront dépensés pour donner une forme cathodique à cette œuvre dont le network ABC fera en 2002 la promotion avec des moyens conséquents, voulant être aussi présente que Spiderman qui sortait à la même époque. Conséquence : la mini-série de trois fois 85 minutes sera un succès d’audience et se lancera vite à la conquête du monde, M6 la diffusant chez nous à Noël 2002.

 

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La production n’hésite pas, à l’époque, à abreuver la presse de chiffres « pharaoniques » pour une production télé : l’équipe technique et celle des acteurs (figurants inclus) comportent 250 personnes chacune, la mini-série achevée entre 1700 et 1800 plans d’effets spéciaux visuels (selon les sources), 42 décors ont dû être construits durant le tournage et neuf plateaux entiers pouvaient être utilisés en même temps au plus fort de celui-ci, le décor de Waterfall City a coûté à lui seul 2.7 millions de dollars, 18 personnages importants sont des dinosaures (d’une espèce ou d’une autre) et il a fallu 15 semaines de travail pour créer chacun d’eux, sans compter bien sûr les 14 mois nécessaires à la finalisation des effets digitaux réalisés par 70 infographistes ! Si l’on suivait d’aussi près les productions en cours pour la télévision que celles destinées au cinéma, nul doute que l’on aurait trouvé des journalistes pour annoncer le plus grand désastre financier de l’Histoire de la Télévision ! 

Mais il n’en fut rien. Dinotopia appartient désormais au panthéon des superproductions télé. Filmée principalement en Grande-Bretagne, au Pays de Galles, dans une ville appelée Christ Church et au cœur des studios Pinewood, la mini-série utilise également des plans tournés dans le désert d’Arizona, au Brésil et en Thaïlande. Ce sont par exemple les chutes d’eau d’Iguaçu, entre le Brésil et l’Argentine, qui ont permis d’augmenter le nombre de cascades de Waterfall City, tandis que Canyon City, où les « pilotes » apprennent à monter les Skybacks (sortes de ptérodactyles utilisés comme montures aériennes), a été fabriquée à partir des canyons américains et la route qui y mène empruntée aux décors naturels d’Arizona. Qu’elles soient réelles ou faites en studios, les prises de vues ont la plupart du temps été retouchées par ordinateur afin de donner à Dinotopia un visuel unique, très proche des couleurs employées par James Gurney, une réalité bigarrée et riche qui enchante les yeux autant que l’esprit. 

A l’époque, on compare évidemment Dinotopia à Jurassic Park, qui a marqué un moment important dans l’évolution des technologies numériques mais aussi dans la représentation des dinosaures à l’écran. Tandis que Spielberg avait pu se concentrer sur quelques variétés de sauriens et un décor de jungle, Dinotopia exige non seulement une jungle mais en outre de nombreux décors urbains et naturels dans lesquels doivent évoluer simultanément des dizaines de sauriens et d’humains. Un véritable défi pour les responsables d’effets digitaux, mais pas seulement : car les dinosaures de la mini-série nécessitent aussi des maquettes animatroniques et un travail avec des comédiens affublés d’un appendice caudal ou de prothèses figurant la physiologie des sauriens. C’est ainsi que l’observation des scènes filmées par ces acteurs permet aux spécialistes d’effets spéciaux de réaliser qu’un spécimen comme Zippo – sorte de Jar Jar Binks qui accompagne partout (ou presque) les héros – a besoin d’un rayon de mouvement de trois mètres pour se retourner sans balayer le décor ou les figurants avec sa queue ! C’est tout bête, mais il fallait y penser ! Les techniciens de la Creature Shop de Jim Henson en Angleterre sont mis à contribution pour créer notamment un modèle animatronique de « 26 », un bébé tricératops qui apparaît à partir de la deuxième partie. Le making of du dvd permet d’admirer le modèle de base de la bête, dont les créateurs n’étaient pas peu fiers et que l’on retrouvait au moment de la promo entre les mains de plusieurs comédiens du show, spécialement Tyron Leitso. 

Si l’on connaît la réputation des studios de Jim Henson, nombre d’infographistes et de techniciens employés par la production ont également œuvré auparavant sur des productions d’envergure. Mike McGee, l’un des superviseurs des effets visuels, sortait ainsi d’un travail sur L’Odyssée et surtout sur la mini-série documentaire de la BBC Sur la terre des dinosaures (Walking with Dinosaurs) qui a conquis de nombreux pays à travers le monde. En effet, la chaîne anglaise s’était d’abord adressée à ILM, la société de l’empire Lucas, mais le salaire demandé était si prohibitif qu’elle s’était tournée vers les spécialistes locaux. La technologie développée pour le documentaire, incluant un travail sur les mouvements, la taille et les déplacements des sauriens mais également sur les infimes mouvements de la peau lors du travail des muscles, a donc servi à accroître l’impression de « réalisme » des dinosaures de Dinotopia. De nombreux membres de l’équipe de McGee avaient en outre travaillé sur des longs-métrages tels que Harry Potter et Gladiator ; Mike Eames, superviseur de l’animation, a par exemple collaboré aux 101 Dalmatiens et au Monde perdu (Jurassic Park 2) tandis qu’il travaillait pour ILM, et est ensuite passé à Framestore CFC en Angleterre, où il prêtera sa patte à Harry Potter et la Chambre des secrets et Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban puis Charlie et la chocolaterie de Tim Burton. Craig Lyn, infographiste, aligne pour sa part des références impressionnantes, de Amistad en 1997 à La Menace fantôme en 1999 puis Mission to Mars et Pearl Harbor, avant d’arriver sur Dinotopia. Et l’on pourrait ainsi allonger la liste en citant autant de longs-métrages ou de collaborations à des productions télé qui font référence en matière d’effets visuels ou animatroniques. La même remarque vaut d’ailleurs pour d’autres aspects du tournage, comme la direction artistique et la photographie. Au final, qu’il suffise de dire que Dinotopia a été récompensée pour ses effets visuels et ses matte paintings mais également nominée pour de nombreux Awards dans d’autres catégories (meilleur programme de télévision, meilleure mini-série, meilleurs costumes, meilleurs effets de maquillage, meilleures coiffures, meilleure direction artistique, meilleur montage musique), en plus d’être honorée d’un Family Television Award. Une reconnaissance importante pour un programme qui s’adresse essentiellement au jeune public, même si les moins jeunes peuvent y trouver leur compte.

Enfin, ne laissons pas dans l’ombre l’une des décisions les plus à même de conférer à Dinotopia une aura que seuls possèdent les longs métrages ! En matière d’épopée et de merveilleux, la musique est un personnage à part entière, dans tous les cas plus qu’un simple ingrédient « comme un autre ». Et la production n’a pas hésité à engager Trevor Jones pour composer le score de la mini-série. Le compositeur, qui a à son actif des titres tels que Dark Crystal, Labyrinth, From Hell, Le Dernier des Mohicans, Arachnophobia, etc., est devenu depuis le début des années 1980 une signature de référence dans le genre faery et fantasy, et en s’assurant son concours (notons qu’il avait déjà signé pour Les Voyages de Gulliver et Cléopâtre entre autres productions télé) Halmi père et fils confirment leur souci de rivaliser avec les productions du grand écran en matière de moyens et de « patine », et achèvent de donner à Dinotopia une facture haut de gamme.

 

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Dinotopia est un conte calibré pour la télévision ; mais un conte où l’on ne rencontre ni fées ni lutins. Les héros suivent un parcours intiatique, les dinosaures sont des animaux qui parlent, l’ombre dispute à la lumière le contrôle d’un territoire, les personnages partent en quête de « roches solaires » seules capables de renvoyer dans l’obscurité les créatures qui y règnent, mais le scénario lui-même emprunte davantage au récit d’aventures qu’au conte proprement dit. Les dinosaures, bien sûr, renvoient à Conan Doyle, à des mondes perdus, et en l’occurrence, comme dans King Kong, à une île ignorée du monde car protégée par des récifs infranchissables et un anneau de tempête. Ce sont là les ingrédients dont s’est servi James Gurney pour composer à partir d’influences diverses son univers « dinotopien » ; ce sont ces ingrédients que reprend le scénariste Simon Moore, en développant autour d’eux une intrigue faisant la part belle à la découverte d’endroits différents dans chacune des trois parties de la mini-série. L’aventure commence lorsque Frank Scott emmène ses deux fils, Karl et David, l’un rétif à l’école et à l’autorité, dynamique et frondeur, l’autre plutôt rêveur, déplorant d’être arraché à une lecture paisible à la maison, se balader en avion au-dessus de l’océan. Une tempête précipite l’appareil dans les eaux tumultueuses et sépare les deux fils de leur père, laissé pour mort dans la carcasse engloutie. Les rescapés nagent jusqu’à un rivage à partir duquel ils marchent longtemps sans rencontrer âme qui vive ni trace de civilisation, encore moins ce qu’ils cherchent pour appeler du secours : un téléphone. Puis voilà qu’ils croisent la route d’un homme curieusement vêtu qui se dit archéologue et chercheur de « curiosités » et accepte de les conduire jusqu’au village le plus proche, où il doit prendre le bus. Seulement, le village semble sorti d’un autre siècle, de même que les vêtements des gens qui y vivent, et le « bus » est en fait un gigantesque dinosaure surmonté d’une nacelle ! Lorsqu’ils font cette découverte, au demeurant, les deux nouveau-venus ont déjà été témoins d’une attaque de saurien à laquelle a bravement mis fin une jeune fille, délicate mais intrépide… en arrachant à l’animal la dent qui le faisait souffrir et le rendait agressif. Il ne reste plus, à ce moment de l’histoire, qu’à reprendre en chœur la phrase que les deux jeunes gens ne tarderont pas à entendre : « Bienvenue à Dinotopia ». 

Alors commence la véritable découverte de ce pays fort curieux, où sauriens intelligents et humains descendant de naufragés échoués sur l’île au cours des siècles cohabitent dans « la paix et l’harmonie », selon le code de conduite en vigueur dans ce monde. Tous les dinosaures cependant ne sont pas aussi amènes : seules les roches solaires, placées au sommet de tours qui dominent les villes et villages afin d’irradier aussi loin que le permet leur puissance, tiennent à l’écart du monde civilisé les créatures restées bestiales, en particulier les Tyrannosaures et les ptéranodons, dont le territoire comprend toutes les parties de l’île que ne protège aucune roche solaire. Lorsque Karl et David Scott entrent en scène, ces roches sont déjà en train de perdre leur puissance et des villages ont subi des attaques de bêtes féroces. Pourtant, le maire de la principale ville, Waterfall City, gigantesque cité bâtie sur des sommets et parcourue de cours d’eau qui se jettent en cascades en quittant ses murs élevés, ne s’inquiète guère et choisit d’ignorer la menace pour continuer de goûter une vie de délices gastronomiques tout en encourageant ses administrés à en faire autant. C’est que la paix et l’harmonie règnent depuis si longtemps à Dinotopia que le maire, et le Sénat derrière lui, refusent d’admettre que cet état idyllique puisse arriver à son terme. Poussant l’aveuglement jusqu’à la crainte religieuse, ils s’opposent en outre fermement à toute expédition dans le Monde de l’Obscur (The World Beneath), d’où furent rapportées jadis les roches solaires ; le collectionneur de curiosités rencontré par les frères Scott, Cyrus Crabb, s’efforce depuis des années de réunir des documents qui lui révèleront la manière de se rendre dans ce Monde interdit mais il est condamné à la clandestinité, tant l’opposition du Sénat est vive. 

Telles sont les bases de Dinotopia, bientôt enrichies de nombreux développements à mesure qu’avance le récit. A l’univers de conte de fées, le monde imaginé par Gurney et scénarisé par Simon Moore préfère l’ancrage dans une réalité historique disparate. Les habitants de Dinotopia ayant échoué là tout au long des siècles, et les derniers étant arrivés durant les années 1930, les traditions et les modes de vie en usage dans ce microcosme protégé sont hérités de l’ère pré-industrielle : le maire se comporte comme un chef de gouvernement et parade habillé comme un monarque éclairé, les habitants de Waterfall City semblent vivre d’oisiveté et reçoivent l’essentiel de leur nourriture des cultures faites conjointement dans les campagnes par les humains et les dinosaures. La base de cette civilisation est donc l’agriculture et l’on ne croise guère de scientifiques, si ce n’est le « Dr » Zippo Sténosaure, bibliothécaire et chercheur en sciences humaines, fasciné par le comportement humain et possesseur de plusieurs langues, dont l’italien et, bien entendu, l’anglais (le français dans la version française).

 

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Ce sont là des bases effectivement réalistes, et les dessins de Gurney font de Waterfall City un patchwork de civilisations où l’on rencontre des temples et des arcs antiques aussi bien que des murailles égyptiennes et des temples aztèques. On imagine que les naufragés ont apporté avec eux les connaissances de leurs époques respectives, toutes ayant continué de cohabiter alors que dans le monde « non dinotopien » elles se succédaient. De même les « pilotes » montés à dos de ptérodactyles évoquent-ils, par leurs combinaisons et leurs casques, des pilotes de la Seconde Guerre mondiale, voire antérieurs, comme on pouvait en voir dans des bandes telles que Buck Rogers et Guy l’Eclair. De fait, Dinotopia combine tous ces emprunts et d’autres encore avec une richesse et un luxe de détails inouïs. La mini-série, toutefois, ne peut reprendre toutes ces richesses, de crainte de voir exploser un budget déjà conséquent et, sans doute, d’accentuer l’effet pléthorique dont les dessins de Gurney s’accommodent mieux que la télévision, où il pourrait être excessif de montrer des ailes volantes à la Leonard de Vinci, des façades d’immeubles inspirées du Paris d’il y a deux siècles, des clochers du Moyen-Age et des marchés bigarrés cohabitant dans un somptueux désordre sans que le scénario puisse fournir à chaque détail son explication. En conséquence, la Waterfall City que découvrent à l’écran les connaisseurs des livres illustrés de Gurney est moins foisonnante et plus classique que dans l’imagination de son créateur. Certes, le décor est imposant et le réalisateur en tire parti en le cadrant large ; mais la muraille « à l’égyptienne » (j’utilise cette expression pour simplifier ; ladite muraille évoque en fait surtout le Temple de Jérusalem), le palais du maire, la salle du Sénat où l’orateur se tient sur une proue de navire aménagée en chaire ou en balcon, la colonne portant gravées les lois dinotopiennes au centre de l’espace, la haute tour supportant la roche solaire ne sont que quelques-unes des richesses des illustrations originelles. Les producteurs ont renoncé aux arcs de triomphe et plus encore aux triomphes eux-mêmes (fussent-ils appelés parades), qui eussent nécessité des dépenses somptuaires à la Cleopatre (celui de Mankiewicz). Les images de synthèse ont malgré cela relevé le défi de donner une forme ambitieuse à la ville ; les cascades, par exemple, sont plus nombreuses et plus spectaculaires encore à l’écran que sur le papier, d’autant plus convaincantes qu’elles ne sont pas entièrement générées par ordinateur mais empruntées au monde réel (celles d’Iguaçu en Amérique du sud). Si l’architecture de Waterfall est moins hétéroclite que dans l’esprit de Gurney, elle est par conséquent plus cohérente et passe très bien à l’écran, dominée par la tour de la roche solaire. L’entrée de la cité, une immense porte surmontée d’un globe terrestre où les continents sont encore réunis en une seule terre environnée par l’océan, perd le fronton antique que lui donnait Gurney mais s’inscrit dans la cohérence choisie par les infographistes. Cette création, l’une des plus ambitieuses de la mini-série, sera bien sûr constamment utilisée, filmée de différentes manières, d’autant qu’une partie non négligeable fut effectivement construite, à base de plâtre (140 tonnes) et de peinture (plus 5400 litres) jaune d’or.

 

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Le producteur Robert Halmi Sr avec l'un des "acteurs" de la mini-série.


Le choix chromatique de la mini-série correspond aux illustrations de Gurney mais renforce les tons jaunes, orangés, roses, accentue l’éclat des couleurs et montre une cité bigarrée, où les vêtements portés par les habitants et la peau des différentes variétés de sauriens s’ajoutent comme autant de touches de couleurs vives sur les murs jaunes de la ville et le sol rouille. La comparaison de la mini-série avec les téléfilms tournés ensuite montre, par contraste, le travail de retouche accompli par les infographistes pour rehausser toutes ces couleurs : alors que les mêmes décors seront utilisés, leur éclat sera bien moindre dans les téléfilms, où le budget et le temps manqueront pour effectuer les retouches dont bénéficiait la superproduction. De même les paysages, qu’ils soient de roche comme à Canyon City ou de végétation, se distinguent-ils par la vivacité de leurs couleurs, également retravaillées à l’ordinateur. Le monde de Dinotopia a ainsi l’éclat des paysages néo-zélandais du Seigneur des Anneaux, où rares étaient aussi les plans n’ayant pas été retouchés d’une manière ou d’une autre. 

Au sein de ces décors majestueux, la difficulté des techniciens de l’informatique était d’intégrer les dinosaures de manière à les fondre dans le décor et à les faire interagir avec lui, alors que trop souvent ce genre de plans trahit son artifice à l’écran. Le défi est pleinement relevé et l’on est saisi, tout au long des quatre heures quinze du métrage, par le « réalisme » des incrustations et le « naturel » des animaux mis en scène. Qu’il s’agisse des énormes bêtes de somme de la colonie agricole, des tricératops insérés dans la cité ou des tyrannosaures s’attaquant aux humains, le résultat est tout simplement époustouflant. Nombre de plans larges sont en outre enrichis de volatiles et dotés d’une profondeur de champ qui accentue l’ampleur du monde créé par les infographistes. De ce point de vue Dinotopia reste l’une des productions les plus séduisantes et ambitieuses de ces dernières années, dont la réalisation fut d’ailleurs confiée à un réalisateur ayant fait ses armes au cinéma puisqu’il s’agit de Marco Brambilla, réalisateur de Demolition Man (un film qui n’est certes pas un chef d’œuvre mais a certainement joué son rôle dans le choix des producteurs). La réussite des créations infographiques pèse cependant parfois sur les prestations obtenues à partir des modèles animatroniques, même si ceux-ci ont servi de base au travail sur ordinateur ; ainsi les crocodiles protohistoriques gardant le temple menant au Monde de l’Obscur et le bébé « 26 » ne sont pas toujours à la hauteur des effets visuels générés par ordinateur : les plans comportant un « 26 » animé par ordinateur sont plus convaincants que ceux où l’on doit se contenter du modèle animatronique, tenu dans les bras de l’un ou l’autre des protagonistes. 

Dinotopia recèle d’autres richesses : le sous-marin grâce auquel les héros descendent dans les fonds marins dans l’épisode 3 est une machine tout droit sortie d’un roman de Jules Verne ou de H.G. Wells. Le temple interdit où ils pénètrent à la fin de l’épisode 1 et les cavernes souterraines ornées de motifs anciens qu’ils visitent dans l’épisode 3 se rattachent, eux, à l’inspiration archéologique des Indiana Jones ; les reliefs qui y sont sculptés sont imités de l’iconographie égyptienne, tandis que plusieurs statues évoquent l’art grec antique ou les sculptures monumentales de l’art d’Asie du sud-est. Tous ces décors et ces machines contribuent à la richesse d’inspiration du programme et renvoient explicitement à une imagerie d’aventure classique. Exploration d’un pays inconnu, « monde perdu » peuplé de dinosaures parfois hostiles, descente dans les abîmes de la terre et des océans où rodent des créatures dangereuses, roches dotées de pouvoirs prophylactiques et cachées dans un monde interdit dont l’accès est préservé par des pièges sournois, alliance harmonieuse d’un urbanisme très développé et d’une culture agricole prégnante, recours à une machinerie ingénieuse mais primitive, tout cela donne à Dinotopia une richesse qui rend l’aventure agréable à suivre, en dépit de (ou peut-être grâce à) un scénario fondé sur des rebondissements conventionnels. On se sent ici en terre connue : celle des récits d’Edgar Rice Burroughs, remplis eux aussi de cités secrètes et de créatures terribles, de Conan Doyle bien sûr, et celle de ces films d’aventures « hollywoodiens » à la Mines du roi Salomon et autres Allan Quatermain, dont l’esprit est intimement lié au récit d’aventures littéraire et aux serials proposés jadis dans les salles obscures.

 

Ce dossier se poursuit dans Arrêt sur Séries 24, encore disponible

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