Article de Thierry LE PEUT
Paru dans Arrêt sur Séries 22 (septembre 2005 – aujourd’hui épuisé)
Combien de temps mettraient vos voisins, vos amis, votre famille à s’apercevoir de votre disparition si elle survenait brusquement ? Quelles chances aurait-on de vous retrouver si vous habitiez une grande métropole moderne comme New York ? Et d’ailleurs... qui serait chargé de vous rechercher, lorsque la police est déjà débordée ?
Ces questions peuvent servir de préambule à Without a Trace ( FBI Portés Disparus ) , série policière produite comme CSI ( Les Experts ) par Jerry Bruckheimer pour CBS depuis 2002. Elle met en scène une unité du FBI de Manhattan chargée spécialement de la recherche des personnes disparues. Avec une règle de base : passées les premières 48 heures, les chances s’amenuisent...
PERSONNAGES
Jack Malone dirige au sein du Bureau new-yorkais du FBI une unité chargée de la recherche des personnes disparues (missing persons). Il a sous ses ordres directs une équipe constituée principalement de quatre agents, deux femmes et deux hommes, d’âges, d’origine ethnique et de situations familiales divers.
Vivian Johnson est la plus âgée ; mariée depuis quatorze ans et mère d’un petit garçon de douze ans, Reggie, elle possède une force de caractère et une expérience qui en font une alliée indispensable et une amie de surcroït ; posée, réfléchie, elle se lance rarement à l’aveuglette et interdit à ses émotions de guider ses actes et son modus operandi.
Danny Taylor est ensuite le plus expérimenté ; ancien policier, orphelin de père et de mère, ayant connu la vie en orphelinat, il s’est fait sa place au sein de l’équipe mais traîne avec lui un bagage personnel qui se révèle peu à peu ; en faire abstraction dans son travail est pour lui chose difficile et il arrive qu’il fonctionne à l’instinct et à l’affectif plutôt qu’en professionnel réfléchi. Danny est également jaloux de sa place au sein de l’équipe et attache une grande importance à ses rapports avec Jack Malone. Il se montre donc méfiant envers le « nouveau », Martin Fitzgerald, d’autant plus que celui-ci est le fils d’une grosse pointure de Washington, et a d’abord à son égard une attitude ostensiblement agressive et circonspecte.
Martin Fitzgerald est un jeunot mais possède aussi son caractère ; loin de suivre les ordres et les traces de papa, il a demandé à être muté dans ce service mais est conscient de l’influence de son père ; dès le départ, Jack Malone le prévient qu’il n’aura droit à aucun traitement de faveur, à quoi il répond que c’est précisément ce qu’il demande. Consciencieux et efficace, Martin a aussi l’impulsivité de la jeunesse et de celui qui a quelque chose à prouver : dès sa première enquête, il prend des risques inconsidérés et gagne une mise à l’écart provisoire qui le confine un temps au travail de bureau alors qu’il piaffe d’impatience de travailler sur le terrain. De tous les agents de l’unité, c’est lui, en sa qualité de « bleu », qui exprime le plus ouvertement son point de vue sur les enquêtes, spécialement lorsqu’il a du mal à admettre les situations qu’il découvre.
Samantha Spade, même si elle emprunte son nom à un détective célèbre de Dashiell Hammett incarné au cinéma par Humphrey Bogart, n’en est pas pour autant une figure caricaturale. Jeune femme de caractère, elle montre très vite une attitude très méfiante et critique à l’égard des hommes en général ; ses remarques et ses regards au cours de plusieurs enquêtes nous font comprendre les raisons de cette attitude, comme elles nous laissent deviner dès le premier épisode ce qui, en dehors de la relation professionnelle, la lie encore à Jack Malone. Leur relation est un mélange de souvenirs partagés et de respect mutuel, d’attachement et de distance. Dans le travail, Sam a parfois du mal, à l’instar de Danny, à ne pas se laisser influencer par ses expériences et ses points de vue bien arrêtés sur certaines choses ; elle souffre de certaines situations et ne parvient pas toujours à le cacher, bien qu’elle conserve une réserve quasiment irréprochable.
Jack Malone est l’âme de ce service. On le trouve au bureau dans plusieurs scènes récurrentes : l’une est celle où on le voit marcher d’un pas décidé vers la table de conférence, devant les vitres du Q.G. de l’unité qui donnent sur la Cité, près du tableau blanc sur lequel est fixée la photo de la personne disparue flanquée d’un numéro de dossier (commençant toujours par 7A-NY puis se poursuivant par un numéro à six chiffres, comme les numéros de production des épisodes de la série) ; un panneau sur lequel les agents écrivent au fur et à mesure de l’enquête l’emploi du temps petit à petit reconstitué de la personne recherchée, en rouge et noir. Deuxième scène récurrente, consécutive à la première : Jack est assis à sa place au bord de la table et recueille les informations glanées par son équipe avant de distribuer les tâches à chacun. Troisième scène, enfin : celle où Jack est retiré dans son bureau, isolé mais visible pour tous grâce aux parois vitrées, qui lui permettent aussi d’observer son équipe au travail, de rester informé tout en remplissant la paperasserie indispensable, d’anticiper sur les moments graves.
Chacune de ces scènes a sa fonction propre.
- La première pose sans long discours, dans l’action, la présence dynamique du chef, qui prend d’emblée les choses en main ; on observe ainsi que Malone n’aime pas être « doublé » par l’un de ses agents en apprenant au pied levé une information importante ; dans un épisode, il reproche vivement à Martin d’avoir lancé sur la table une information sans lui en avoir parlé d’abord, et fait valoir sa prérogative de chef, qui est d’être informé de tout avant quiconque, seul moyen de rester maître de chaque enquête même s’il ne peut tout faire lui-même. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut couvrir ses agents en cas de besoin et rendre compte à sa hiérarchie des progrès de l’enquête comme de ses enjeux, pour lesquels il doit parfois lutter contre l’avis de sa supérieure directe, Van Doren, la directrice du Bureau de New York, plus liée que lui aux implications politiques, locales ou nationales, des affaires traitées par ses équipes.
- La deuxième scène démontre ses grandes capacités de meneur et atteste l’influence véritable qu’il possède sur son équipe, influence fondée sur un respect manifeste de chacun autant que sur des compétences reconnues par tous. Martin Fitzgerald l’apprend – à ses dépens – dès le deuxième épisode : à cause de la faute qu’il a commise lors de sa première enquête, il est confiné au bureau par un Malone peu loquace, dont les décisions fermement formulées appellent une obéissance immédiate et découragent la contestation autant qu’elles appellent le respect par leur justesse. Martin accepte la sanction et constate chez ses nouveaux partenaires le respect naturel de ce mode de fonctionnement : eux aussi semblent passés par là et savent qu’il n’y a pas de recours. Mais le bien fondé de la décision apparaît incontestable et la discussion reste possible, dans l’enceinte plus intime du bureau personnel de Malone, où ses équipiers n’hésiteront pas au cours de la saison à lui transmettre leurs points de vue contradictoires dès qu’ils le jugeront utile au déroulement de l’enquête et aux bonnes relations au sein du groupe. Cet aspect-là rend possible la cohésion du groupe, cohésion tant professionnelle que personnelle : de la vie privée des enquêteurs on ne saura que peu de choses, livrées au fur et à mesure des épisodes, et rarement on en pénètrera l’intimité ; pourtant la dimension familiale, extrêmement soudée, du groupe est patente dans chaque épisode. Chacun peut compter sur les autres, et s’il y a parfois jalousie ou hostilité – comme entre Danny et Martin – c’est l’entente qui domine et qui finit par s’imposer. Jack apparaît comme le garant et l’ordonnateur de cette entente ; sans lui, on sent bien que le groupe ne pourrait fonctionner de la même manière, voire dysfonctionnerait très vite. Citons pour exemple l’épisode « Enquête interne », où une enquête conduite par l’inspection des services dans le dessein évident de faire de Malone un bouc émissaire arbitrairement désigné conduit à la réaction concertée des quatre agents pour défendre et protéger leur meneur, figure paternelle de la série.
- La troisième scène, enfin, est liée aux éléments que l’on vient de développer : elle explore la facette ouverte et compréhensive, profondément tolérante, d’un Jack Malone qui se contraint à une attitude extrêmement froide et directive autour de la table de conférence. Dans l’intimité de son bureau, chacun peut venir le trouver et lui parler librement en étant assuré d’une écoute sincère et honnête. Là, aussi, se dévoilent les failles que l’on observe par ailleurs, souvent sur le terrain, dans la façade abrupte du personnage ; c’est là qu’il reçoit, dans « Vies perdues », le père d’un petit garçon disparu depuis plusieurs années, un père obnubilé par la recherche de son enfant et qui voit en Jack Malone son unique espoir, tant les portes se sont fermées au fil des mois, sans qu’aucune piste sérieuse ait pu conduire à retrouver l’enfant disparu. Le rapport de Malone avec ce père déchiré, au bord du désespoir et de la folie, est développé dans « La quête impossible », où l’on mesure l’implication personnelle de Malone dans l’aventure de ce père habité par un espoir inextinguible et une détermination irrationnelle à retrouver son garçon. Lieu de repos et de dévoilement personnel, le bureau privé de Malone est aussi un havre au sein même du Bureau du FBI à New York ; c’est là que se réfugient la femme et les filles menacées de Jack dans « La source », couchant sur le sofa en attendant que Jack neutralise la menace qui pèse sur eux.
Malone apparaît donc vite comme le repère majeur et central de l’unité de recherche des personnes disparues, mais aussi comme un repère pour sa famille et les personnes qui, sur le plan professionnel comme sur un plan plus personnel, lui sont attachées et lui confient leur sécurité : outre Chet Collins, le père en quête de son petit garçon disparu, on retient au cours de la première saison la journaliste d’investigation Delia Rivers, auxiliaire précieuse de Jack dans certaines enquêtes – chose rare dans la peinture des journalistes au coeur des fictions policières, elle fait passer sa relation de confiance avec Malone et l’intérêt de l’enquête fédérale avant les nécessités sensationnalistes de son travail -, dont le sort dans « La source » impliquera personnellement Malone.
De la vie privée de Jack Malone et de ses pensées intimes, on ne saisit que des bribes au cours des épisodes. Les producteurs refusent l’identification par le pathos et préfèrent laisser au personnage une grande part de mystère et d’impénétrabilité, choix essentiel qui rend d’autant plus touchants les moments de doute et de faille. Car ceux-ci sont nombreux. Ils apparaissent parfois dans des scènes de « pause » au sein d’une enquête : ainsi dans l’épisode « Vies perdues », où Malone confie à Vivian son désarroi devant l’ampleur de la tragédie urbaine contre laquelle ils se battent chaque jour, à chaque heure ; ou, dans le même épisode, lorsque le récit se referme sur l’étreinte désespérée de Chet Collins et de Malone, et sur ces mots qui serviront de titre original au prolongement de l’histoire de Chet dans « La quête impossible » : « Hang on to me » (« Accrochez-vous à moi »), par lesquels Jack accepte d’être l’ultime rempart au désespoir de Chet. La vie familiale et sentimentale de Malone est suggérée d’abord par allusions (on comprend dès le premier épisode ce qui a existé entre Jack et Sam Spade, tout comme on apprend assez vite que Jack est marié et séparé depuis plusieurs mois de sa femme, puis qu’il a deux filles) avant que sa femme et ses filles ne surgissent dans son bureau à la faveur d’une enquête délicate ; on découvre alors que si la plus jeune des fillettes est heureuse de voir son père la plus grande refuse de lui parler et de lui dévoiler ses sentiments, n’ayant pas assimiléla séparation de ses parents. Il est question aussi de réconciliation, même si l’on n’en voit aucun signe dans la première saison ; il faut en fait attendre l’ultime scène du dernier épisode pour comprendre à quel point la cellule familiale de Jack est essentielle à son équilibre, voire à sa survie, et amorcer les développements de la deuxième saison qui verra le rapprochement effectif des deux moitiés du couple éclaté.
Reste le bagage familial propre du personnage, celui qui touche à sa vie antérieure, à sa propre enfance. On ne voit jamais ses parents et on n’entre jamais dans les secrets de cette part-là. Pourtant on devine l’existence de ces secrets, spécialement dans l’épisode « Suspect », où l’implication de Jack dans l’affaire qui l’occupe est visiblement (ou supposément ?) fondée sur des expériences personnelles dont il ne dit rien et qui pourtant semblent dicter une partie de ses propos et conditionner son attitude à l’égard du présumé coupable qu’il tente de démasquer pour sauver la vie d’un adolescent disparu. S’il paraît parfois insensible, on comprend qu’il ne l’est pas du tout, et il ne peut s’empêcher de vomir à la fin de « Suspect », devant le cynisme invraisemblable du coupable et les efforts douloureux consentis pour l’amener à avouer où était enfermé un adolescent disparu depuis des jours.
Cadres et effets visuels
Without a Trace témoigne d’une remarquable maîtrise de l’espace dans lequel s’enracine son contenu fictionnel. On a déjà évoqué dans ASS 21 (« La franchise Law & Order : la psyché de la Cité ») la part active jouée par New York dans les séries Law & Order, et dans d’autres, parfois plus anciennes, comme Kojak (tournée en partie seulement dans la Grosse Pomme). Without a Trace appartient aussi à la famille des séries qui s’inscrivent profondément et puissamment dans le cadre de la côte est ; si les scènes d’intérieur sont majoritaires, les séquences de chaque épisode sont ponctuées de plans mobiles de la ville visitée sous différents angles : Manhattan, le Queens, Brooklyn sont survolés par une caméra qui impose dès les premiers plans de la série un point de vue omniscient sur la Cité et sur la fiction elle-même, le point de vue quasi divin des artisans de cette fiction. On est invité dans chaque épisode à pénétrer plus avant dans un endroit qui, vu du ciel, n’est qu’une portion de la cité gigantesque - « monstrueuse », dira Malone lui-même dans « Vies perdues » - dont on devine que chaque rue, chaque ruelle, chaque maison et chaque immeuble abritent un ou plusieurs drames. Des docks à Central Park, d’une rive à l’autre, on s’aventure aussi plus loin dans les terres, notamment dans la petite ville de Ravenwood à la faveur de « Une petite ville bien tranquille ». Le décor est ainsi protéiforme mais reste ancré dans la grande cité new-yorkaise, d’autant plus riche symboliquement qu’elle reste désormais marquée par le traumatisme du 11 septembre, évoqué ici et là dans la première saison et réellement exploré dans le double épisode de fin de saison. En ce sens, Without a Trace s’inscrit évidemment dans la lignée des Law & Order mais elle réussit à imposer son style visuel, dans lequel on retrouve par ailleurs les influences de Millennium (les flashes blancs qui introduisent souvent un épisode et les plans de la Cité, également utilisés par CSI et CSI : Miami) et de Profiler et CSI (les flashes reconstituant les événements passés à mesure que l’enquête permet de les supposer ou de les reconstituer).
Faisons ici une digression sur ces flashes, inhérents à la « signature » de la série et intimement liés au travail de l’espace. Ils assument la part littéraire de Without a Trace, faite de témoignages et de suppositions croisés, de recoupements complexes et incertains, au cours d’un travail d’exploration systématique de la vie d’une personne disparue. Le premier travail des enquêteurs consiste en effet à reconstituer les dernières heures de la vie des disparus : en inscrivant sur un tableau les éléments retrouvés et confirmés qui composent peu à peu l’emploi du temps d’un(e) parfait(e) inconnu(e) pris au hasard dans l’immensité de la ville, les agents rendent tangible le temps qui est à la fois leur matériau de base et leur plus redoutable ennemi ; passé 48 heures, explique Jack Malone dans le premier épisode, les chances de retrouver une personne disparue s’amenuisent considérablement, comme peau de chagrin. Le temps se matérialise sur l’espace vierge du tableau blanc, en même temps que les enquêteurs s’efforcent de retrouver les déplacements de leur personne disparue sur différentes cartes topographiques de New York et de ses environs. Dans cette entreprise de recherche du temps perdu, les flashes et autres effets visuels de la série structurent le récit et mêlent ou distinguent, selon les moments, les différents moments du temps. Passé avéré et passé supposé se rencontrent dans un effort de dégager de ce matériau brut la vérité qui conduira, dans le meilleur des cas, à retrouver la personne manquante. Aux flashes, la série ajoute des effets très réussis qui montrent le (la) disparu(e) dans le décor pour l’en effacer peu à peu, rendant prégnant et parfois touchant le drame de la disparition : on notera spécialement l’épisode « Une petite ville bien tranquille », où la jeune Annie Miller est montrée près de l’arrêt de bus d’où elle disparaît progressivement et où la nuit remplace bientôt le jour, en même temps qu’apparaissent successivement, par fondus, voitures de police, agents, bougies et témoignages de sympathie à l’emplacement où se tenait la disparue, jusqu’à ce que les enquêteurs du FBI apparaissent eux-mêmes en ce lieu. Il est fréquent aussi que cet effet d’apparition / disparition soit inséré à une séquence qui mêle ainsi le moment de l’enquête et celui du récit rapporté par un témoin : le passage est ainsi plus fluide que par un flash et rend tangible l’absence de la personne disparue. Dans un moment poignant de « Le soleil de minuit », la mère d’une enfant de six ans disparue avec son père tend les mains vers l’image de sa fille allongée sur le sol, dans une attitude banale de jeu, image qui s’estompe brusquement pour ne plus laisser visible que la douleur de la mère. C’est par ces rapports intimes entre le temps et l’espace que ces effets participent de la gestion des lieux de la série, en renforçant son impact émotionnel. Un travail similaire est mené dans Cold Case, autre série produite par Jerry Bruckheimer et CBS, afin de tisser entre un passé plus lointain – des dizaines d’années parfois – et le présent des liens étroits et touchants.
Le travail sur les lieux est aussi celui des décorateurs. Toute série policière ou judiciaire a ses bureaux de police ou d’avocats, ses salles d’audience et d’interrogatoire, qui agissent comme des cadres obsédants de la fiction mise en scène, assumant les rôles de lieux de rencontre, de catalyseurs ou simplement de décors fonctionnels où la caméra doit pouvoir saisir rapidement et efficacement un maximum de faits et d’émotions. Le Quartier Général de l’équipe des Personnes Disparues rappelle celui de NCIS : un grand bureau organisé autour d’un point névralgique qui est la table de conférence, face à la ville étendue derrière une baie vitrée et près du tableau sur lequel les agents notent peu à peu les éléments vérifiés de leur enquête. La caméra tourne aisément autour de la table pour accompagner les débats qui s’y déroulent, sans pour autant tomber dans les excès virevoltants de certains shows ou le mouvement est au service de l’effet plus que de la narration. Ici le mouvement circulaire alterne avec le classique champ-contrechamp qui passe d’un agent à l’autre, et impose une cinématographie énergique mais jamais excessive qui donne du dynamisme à des scènes récurrentes. On pense aussi au Q.G. de Profiler, à la différence que ce dernier se signalait par l’absence d’ouverture extérieure, plus proche du bunker souterrain que du bureau situé en altitude ; la présence d’un large écran servant à visualiser le contenu des ordinateurs, portraits de suspects, cartes géographiques, bases de données, rendait en outre prégnante dans Profilerune technologie absente de Without a Trace, où le travail des enquêteurs repose en partie sur la recherche informatique mais essentiellement sur l’aspect humain. Le choix de l’ouverture sur la Cité rappelle constamment la présence de celle-ci comme cadre essentiel de l’action et permet d’introduire la lumière : l’action de la série se déroule le plus souvent de jour, la nuit n’en est pas exclue mais l’esthétique se détourne de la tentation de la noirceur systématique.
Encadrant la table sur les quatre côtés, les bureaux en angles des quatre agents placés directement sous l’autorité de Jack Malone délimitent l’espace réservé aux cinq protagonistes, le resserrant autour de la table de briefing où se fait régulièrement le point de l’enquête. Ils créent autour de la table une délimitation soulignant le carré central qui constitue le coeur du Quartier Général : on circule fréquemment dans les couloirs qui mènent au bureau mais on ne sort que rarement de ce carré où doivent entrer les personnages secondaires prenant part à l’action principale.
Chacun de ces bureaux est personnalisé par l’affichage d’éléments ouvrant quelques fenêtres sur les vies des agents, mais en général confinés au second plan. Les photos de famille, le portrait du Président Bush (au-dessus du bureau de Martin Fitzgerald), les médailles ou insignes (au-dessus de celui de Danny Taylor) suggèrent des pistes plus qu’ils ne livrent de vérités sur les protagonistes mais leur présence enrichit « l’hypertexte » des épisodes et, partant, de la série elle-même.
PUZZLES HUMAINS
Si l’on a l’habitude du FBI dans les situations critiques impliquant des serial killers ou des tueurs en cavale se baladant d’un Etat à l’autre, ou dans notre monde post-11 septembre dans tout ce qui a trait au terrorisme, il est plus rare de le voir occupé à se consacrer à Monsieur Tour le Monde, au citoyen lambda. C’est donc la première originalité (relative, puisqu’on en trouverait bien sûr d’autres exemples) de Without a Trace. L’action est sise à New York et ce n’est pas le FBI en général que la série met en scène mais une seule unité chargée de la recherche des personnes disparues, dans New York et aux alentours. L’essentiel de l’action se déroule dans les bureaux de l’unité et dans la Grosse Pomme, certains épisodes amenant les agents à intervenir dans des cadres légèrement excentrés, comme la petite localité de Ravenwood, petite ville « sans histoire » cachant bien sûr ses sombres secrets (« Une petite ville bien tranquille »), ou des banlieues résidentielles bien éloignées des rues populeuses de la Cité (« Le soleil de minuit »), mais de manière exceptionnelle. La concentration du cadre est concomitante à celle de la problématique de la série ; il ne s’agit pas ici d’aborder des questions d’ordre national ou international – telles que l’espionnage, le terrorisme, etc. – mais de traiter d’individus. Ceux-ci peuvent renvoyer, de manière plus ou moins explicite, à une thématique plus générale mais ils conservent le premier plan et sont traités en tant qu’individus, ce qui permet de mettre en avant l’aspect humain avant l’aspect politique.
On l’observe notamment en étudiant la place de ce « politique » dans la série. Il n’en est pas absent mais reste cantonné à des scènes secondaires, et même lorsqu’il occupe le coeur de l’intrigue l’aspect humain reste primordial : on le voit spécialement dans « Enquête interne », où « Washington » essaie de faire de Jack Malone un bouc émissaire idéal afin de montrer son souci de « rectifier certaines erreurs » commises au cours de récentes enquêtes (en fait conduites durant plusieurs épisodes de la première saison), et d’anticiper sur les reproches qui pourraient être faits aux autorités fédérales 1. Il est bien question d’un règlement de comptes avant tout politique, néanmoins c’est la réaction des différents protagonistes face à l’éminence grise des instances fédérales qui est mise en relief ; réaction qui place l’humain, la confiance, la loyauté et l’intégrité, devant les calculs et les pressions carriéristes et politiques. Ici et là, on constate l’opposition de Malone à son supérieur hiérarchique direct, Van Doren, personnage non antipathique mais qui ne cache pas son obligation de composer avec des raisons politiques que Malone et son équipe ont choisi d’ignorer. Dans cette opposition qui, plusieurs fois avant « Enquête interne », place Malone dans une situation périlleuse, on perçoit le rôle moteur que joue le chef de l’unité au sein de son équipe : celle-ci affirme son soutien au chef et son adhésion à ses principes humains avant que politiques.
Dans cette optique, le personnage de Martin Fitzgerald (nom et prénom sont des références directes à deux figures majeures de l’Histoire américaine, justement associées à une rupture politique) joue le rôle classique de « candide » introduit au début de la série dans un milieu qu’il découvre d’abord, comme nous, avant de chercher à y faire sa place, en s’opposant ou en adhérant à la « ligne » directrice de Malone. C’est donc entre ces deux personnages qu’apparaissent les tensions : dès le premier épisode, Fitzgerald transgresse les règles en agissant seul, au mépris de la procédure élémentaire qui oblige tout agent à prévenir les autres de ses initiatives et, dès la semaine suivante, il est « mis au placard », c’est-à-dire confiné à un travail de bureau en attendant d’avoir gagné la confiance de Malone. Par la suite, Fitzgerald est soumis à la pression directe de son père, haut fonctionnaire ayant son bureau à Washington, puis de l’agent spécial délégué à l’enquête interne sur Malone, et doit faire un choix. « Jack Malone est un agent très doué et je comprends très bien que tu le respectes », déclarait Fitzgerald Senior à son fils dans « Une question d’honneur », quelques semaines plus tôt ; « mais c’est un électron libre. Il arrive parfois que ces gens-là fassent des miracles mais, la plupart du temps, ils se plantent complètement. – Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? - Disons simplement que Jack a commis des petites erreurs ces temps-ci et qu’elles ne sont pas passées inaperçues. » 2
L’intrigue de l’enquête interne partage dans l’épisode le premier plan avec celle du procès de Graham Spaulding, arrêté par Malone au terme de « Suspect » quelques semaines plus tôt ; or, ce procès met en lumière les manquements avérés de Malone à la procédure du FBI, et un mensonge par omission qui permit d’interroger et de confondre Spaulding de manière illégale dans le but de retrouver l’adolescent qu’il avait enlevé. Ce faisant, Malone avait désobéi aux ordres directs de Van Doren et caché une information essentielle qui lui revient aujourd’hui à la figure, impliquant du même coup Fitzgerald. Dans cette intrigue interpersonnelle, le jeune homme se trouve placé au pied du mur et contraint de choisir entre la fidélité à ses principes et son désir d’intégrité d’une part, et sa loyauté à Malone d’autre part, loyauté qui, comme pour les autres agents, s’appuie sur un respect sincère de la personne et de l’influence de Malone. On voit donc se dessiner au fil de la saison une relation pseudo-paternelle entre un Fitzgerald clairement en rupture avec son propre père et soucieux d’être reconnu par ses pairs, jeune homme impulsif qui apprend peu à peu à respecter le règlement sous l’égide de Malone ; et, justement, un Malone à cheval sur la procédure mais capable de les contourner dès lors qu’elles s’opposent à ce qu’il considère comme sa mission première : non pas obéir aux règlements mais retrouver des personnes disparues et, à chaque fois que c’est possible, les sauver. Lorsque l’un et l’autre s’éloignent de leur tendance première, un conflit est inévitable, qui permet d’amener au jour les deux personnalités et leurs contradictions.
Chacun des quatre agents opérant pour Malone se positionne différemment par rapport à ce dernier. Et chacun de ces positionnements constitue la structure des relations très humaines qui soudent l’équipe de la série. Si les rapports allusifs ayant existé entre Malone et Sam Spade dessinent très vite entre eux une relation ambiguë, qui consiste en un attachement sincère fondé sur un passé commun et une attirance réciproque évidente, son âge rapproche aussi Malone de Vivian Johnson, qui fait figure d’agent expérimenté au sein de l’équipe mais également de repère stable sur lequel Malone peut faire reposer une amitié sincère ; car Vivian a une vie de famille équilibrée, bien que l’on n’entre jamais dans son intimité autrement que par l’apparition, fugace, de son fils Reggie et par les quelques confidences qu’elle dispense au fil des histoires. Quant à Danny Taylor, on a dit combien il paraissait attaché à Jack Malone mais il faut attendre quelques épisodes – en fait « Grand frère », où il recherche un adolescent placé en famille d’accueil – pour comprendre les origines de cet attachement et la rivalité qu’il établit lui-même avec Fitzgerald, le fils de bonne famille certes, qu’il soupçonne d’avoir été pistonné pour entrer dans le service, mais également un rival potentiel dans l’estime de Malone. Chaque scénario mêle, en général avec réussite, les histoires personnelles des protagonistes et celles des personnages épisodiques, conférant à la série cet impact émotionnel sur lequel reposent en partie son efficacité et son succès.
En matière d’intrigues, Without a Trace demeure classique ; mais c’est aussi le cas de la majorité des épisodes de la franchise Law & Order, dont l’intérêt réside dans la richesse du traitement et la qualité de l’interprétation plus que dans les intrigues. Without a Tracebénéficie du visuel efficace caractéristique des productions Bruckheimer et c’est l’alliance de ses personnages et de ce cachet visuel qui en fait la marque de fabrique, à l’instar d’ailleurs de CSI où les personnages demeurent au service des enquêtes tout en livrant peu à peu des bribes de leurs histoires privées. Comme CSI d’ailleurs, la série repose sur la reconstitution minutieuse d’un casse-tête : tandis que les experts scientifiques de la police de Las Vegas (et de Miami et Manhattan) interrogent des fibres et recherchent des indices microscopiques, les agents de l’unité des personnes disparues s’attaquent à un puzzle d’un autre genre, fait d’instants perdus qu’il faut retrouver à partir d’indices souvent maigres.
Il est naturel que la démarche des enquêteurs les conduise à pénétrer l’intimité des victimes et de leurs proches, c’est même la première étape de l’enquête, qui ne se passe pas toujours bien. « C’est comme ça que vous travaillez ? » explose la mère d’une enfant disparue avec son père dans « Soleil de minuit », « Quelqu’un disparaît et vous débarquez pour chercher des saletés dans sa vie ? » Cette réaction est souvent celle des familles touchées par le malheur et qui ne comprennent pas qu’on leur pose des questions impliquant de nombreux sous-entendus. Le père de « L’anniversaire », lui aussi, s’insurge contre l’intrusion d’étrangers suspicieux dans sa vie de famille, avant de comprendre ce que Malone explique à la mère de « Soleil de minuit » : « Nous devons chercher dans toutes les directions », ce qui dans le cas d’un jeune garçon disparu inclut les soupçons d’inceste et de pédophilie, donc une enquête sur la famille en premier lieu. Difficile, pour un père qui se reproche d’avoir perdu son fils dans la foule du métro new-yorkais, d’admettre de telles insinuations et de répondre sereinement aux questions inquisitrices. « Parfois vous travestissez les choses et vous apercevez de la boue là où il n’y a rien du tout », accuse encore la mère de la fillette disparue.
Mais le plus saisissant est la démarche elle-même, qui consiste à recueillir les témoignages humains ou matériels (video, photographies, objets divers) pour les faire parler, de la même manière que Gil Grissom et ses experts essaient de faire parler les morts. Que sait-on finalement des personnes qui nous entourent ? Que connaît-on de leurs vies, de leurs rêves, de leurs souffrances, de leurs désirs ? S’y est-on même intéressé ? Cette problématique, que l’on rencontre dans la vie courante après la mort d’une personne, chère ou non, est ici appliquée à des personnes en général encore vivantes – mais pas toujours. C’est la part d’espoir de Without a Trace : lorsque l’unité de Jack Malone intervient, il n’est pas encore trop tard. Plus le temps passe, plus les chances se réduisent, certes ; mais la « mission » des agents est de retrouver vivantes les personnes disparues. Et pour cela ils doivent parvenir à comprendre de quoi était faite leur vie, et ce qui explique leur disparition soudaine, lorsqu’elle n’est pas le fait de kidnappeurs agissant dans le but d’obtenir une rançon, ou par vengeance. Comprendre afin d’agir, et d’empêcher l’irréparable : formulée ainsi, la problématique rejoint celle de nombreuses séries, par exemple Code Quantum, où le héros dispose aussi d’un temps limité pour comprendre où il est et ce pour quoi il est là ; pour « réparer les erreurs du passé », modifier l’avenir, l’améliorer en agissant sur un simple individu. Without a Trace ne perd jamais de vue ce questionnement et rend tangible l’urgence d’agir, la nécessité vitale de comprendre, appliquée à la vie d’une personne « ordinaire », prise au hasard dans la foule hétéroclite et foisonnante d’une grande métropole moderne. Si l’on s’est déjà demandé ce que pouvait être la vie de cette femme partant chaque matin et rentrant chaque soir à la même heure, de ce vieillard assis chaque jour sur le même banc, de l’un de ces adolescents fondu dans la masse des jeunes de son âge, ou de cet employé qui brusquement pète les plombs, alors on sera forcément sensible aux histoires que raconte chaque semaine Without a Trace.
« C’est une ville monstrueuse », dit Jack Malone à Vivian Johnson dans « Vies perdues ». « Y’a que quand tu y as grandi que tu peux t’y débrouiller. [...] Je me demande combien y’a de filles comme cette Eve qui débarquent ici remplies d’espoir mais qui ne sont en réalité que de tout petits cailloux qu’on lance sur un lac si grand que c’est à peine s’ils font des rides sur l’eau. »3 La série n’abonde pas en citations générales de cet ordre mais elle traduit bien le sentiment qui se dégage de nombre de ses histoires : celui de l’indifférence dans laquelle évoluent les habitants des mégalopoles actuelles et de la détresse inhérente à cette situation. A cette compassion s’ajoute un constat d’échec de la société à gérer l’ensemble complexe des problèmes qu’elle génère : devant la photo d’un adolescent disparu, dans « Grand frère », Danny Taylor déclare à son amie assistante sociale que « il vaut mieux être réaliste. Nous ne sommes pas très nombreux et les Services de l’Enfance ont trente cas comme ça par semaine. Ils sont tous comme William, ils fuient tous un environnement difficile. »4
De ces considérations générales on revient à la forme de la série, celle de la reconstitution, à partir de morceaux épars, de l’image d’une vie brusquement placée sous les feux des projecteurs. Une remarque revient souvent dans la bouche des enquêteurs : « Ça n’a vraiment aucun sens. » Déclinée sous des formes diverses, cette remarque traduit l’effort intellectuel et le désarroi qu’il suscite 5. Elle induit aussi le travail scénaristique en oeuvre dans Without a Trace : d’une part, saisir la logique des éléments réunis et tenter de les ordonner en une figure plus grande (« Ça ne colle pas. Il n’y a aucune logique là-dedans », note Malone dans « Soleil de minuit ») ; d’autre part, tenter de tenir en échec la tentation de reproduire les clichés habituels des séries policières et / ou de la société contemporaine en laissant deviner la conclusion d’une intrigue avant de la retourner in extremis.
Si l’on cite tant « Soleil de minuit », c’est que cet épisode, écrit par le créateur de la série Hank Steinberg, correspond tout à fait à cette volonté de la série entière : à partir d’une histoire de disparition soudaine d’un père et de sa petite fille et de la découverte de la double vie du père, Steinberg met en place des éléments qui font très vite envisager que le père en question bénéficie en fait du programme fédéral de protection des témoins ; la situation est extrêmement classique à la télévision comme au cinéma, et le scénario pourrait s’en contenter, d’autant que l’attention portée à la mère, seule « rescapée » d’une famille dont elle réalise brutalement qu’elle s’est bâtie sur un mensonge, confère à l’épisode une émotion véritable. Très vite, en voyant l’évidence des indices, on devine l’issue du scénario... ou on croit la deviner, car Steinberg s’amuse dans le dernier acte à les réagencer pour leur donner un sens tout différent. Dans ce jeu, ce sont autant les spectateurs que les enquêteurs qui sont victimes des apparences. Or, le fondement même de l’investigation policière est l’apport conjoint des indices et de l’interprétation que leur donne l’enquêteur – ou le lecteur / voyeur d’un récit policier.
Il s’agit bien ici de « décryptage », au sens propre, à savoir : donner aux indices leur véritable sens en les débarrassant de ce qui le dissimule, l’altère. On songe à ces archéologues qui, retrouvant plusieurs morceaux d’une fresque éparpillée dans les ruines du palais crétois de Cnossos, ont comblé les « vides » laissés par les pièces manquantes et reconstitué une scène mettant en scène des humains... avant qu’on ne découvre qu’il s’agissait en fait de singes dans un jardin. Le même danger menace les agents de Without a Trace, qui tentent de dégager le sens de ce qu’ils trouvent en opérant des recoupements alors que leur manquent des éléments essentiels à la juste compréhension de l’ensemble. Le « cryptage », dans la série, peut être le fait de la victime elle-même, qui s’est plue à mettre en scène sa disparition, ou de son bourreau, dans le but de désorienter les enquêteurs, voire de services rivaux de l’unité de Malone, à qui on a dissimulé des informations indispensables. Peu importe : le résultat est une altération de la réalité à laquelle est suspendue la vie d’une ou de plusieurs personnes.
A ce jeu d’investigation, la moindre erreur d’interprétation peut avoir des conséquences dramatiques : c’est ce que démontre encore « Soleil de minuit », où les paroles entendues par une serveuse dans un café donnent à réfléchir aux enquêteurs. Lorsque Malone déclare que « Ça ne colle pas. », Danny Taylor lui répond : « A moins que la serveuse n’ait pas entendu ce qu’elle a cru entendre. » On revoit alors en flashback le récit de la serveuse, déjà visualisé une fois au moment où son témoignage fut recueilli ; les mêmes images sont montrées, les mêmes mots sont prononcés, mais une nouvelle interprétation s’impose soudain à l’esprit de Malone, comme à la deuxième lecture d’un extrait de roman on peut brusquement réaliser que l’on avait mal compris la première fois : « Oui, ou elle a entendu ces mots mais n’a pas saisi le contexte. »6
Mais l’effet est plus intéressant encore lorsqu’il met en question les idées préconçues de notre imaginaire contemporain, et tend donc à la société un miroir grossissant. C’est ce que fait l’excellent « Préjugés », sur un scénario de Francisco Castro. Un interne en médecine disparaît brusquement de l’hôpital où il travaille ; en inspectant son casier, Malone et Fitzgerald y trouvent une photo de famille représentant le médecin, d’origine saoudienne, et les siens. Ayant écouté les commentaires d’une personne de l’hôpital, Malone fait noter à son partenaire : « Tu as vu, il est passé du statut de médecin respecté à celui de terroriste présumé en cinq minutes de conversation. – Ça doit être le monde dans lequel on vit », répond Fitzgerald. Cet échange liminaire sera la ligne directrice de l’épisode entier : comment un interne bien noté bascule du jour au lendemain dans l’univers du terrorisme du simple fait de ses origines et de quelques mots interceptés par une infirmière au demeurant bienveillante. Car une infirmière ne tarde pas à venir trouver les enquêteurs pour leur raconter qu’elle a surpris une conversation entre un homme, arabe, et le médecin disparu, peu de temps avant sa disparition ; de cette conversation elle a retenu un mot : « exploser »7. Un mot, un seul, qui accrédite la thèse de la conspiration terroriste et fait craindre un attentat imminent, transformant le Dr Anwar Samir en ennemi public, non plus victime mais criminel potentiel. Autour de ces deux scènes se construit en scénario fait de fausses pistes et d’événements trompeurs, qui conduisent à un finale dramatique. Une histoire tout entière fondée sur des malentendus et sur le constat d’une crise identitaire qui ne frappe pas seulement la minorité arabo-musulmane des Etats-Unis mais toutes les minorités : Anwar Samir « est déchiré entre le monde qu’il connaissait et le monde où il vit », déclare un imam interrogé par Malone. Au terme de leur conversation houleuse, Fitzgerald et Malone échangent ce commentaire : « C’était de l’obstruction ? - Non, c’était de la frustration. » Incompréhension, sentiment d’agression, hostilité empêchent toute communication sereine entre les deux groupes ethniques qui cohabitent dans la peur et le malentendu. « Il a passé toute l’année dernière à marcher seul dans les rues, dans les aéroports et partout où il allait », rapporte la fiancée du disparu-suspect, « en croyant que tous les gens le dévisageaient. Il n’a pas confiance en nous. Il n’a confiance en personne. »8
Ce n’est plus a priori le jeu de puzzle qui est en cause ici mais l’Amérique traumatisée par le 11 septembre (c’est à dessein, bien sûr, que la fiancée du médecin parle d’aéroports), dont il est plusieurs fois question dans la première saison. Pourtant nous sommes toujours au coeur de cette thématique du puzzle et de l’effort de compréhension d’une réalité si désordonnée et trompeuse qu’elle fait de ses victimes des bourreaux redoutés et traqués. Car tout au long de leur enquête les agents du FBI essaient d’éviter les écueils des préjugés et interrogent leur propre manière de raisonner, tant dans ses habitudes de procédure que dans leur rapport personnel et professionnel aux préjugés. On citera in extenso cette scène où Samantha et Martin inspectent les étagères de l’appartement du Dr Samir :
SAM – Neurologie. Toxicologie. Virologie.
MARTIN – L’étude des virus.
SAM – Rien d’étonnant puisque c’est un médecin.
MARTIN – Voilà qui est plus intéressant : L’envers de la démocratie. « Comment les Etats-Unis condamnent à mort des blasphémateurs, Pourquoi les terroristes combattent les Etats-Unis, Comment les Etats-Unis ont manipulé des dizaines d’élections à l’étranger, et bien plus encore. »
SAM – « Par Colin Blum, de Boston. »
MARTIN – Un petit peu provocateur, non ?
SAM – Aux dernières nouvelles, on a toujours la liberté d’expression !
MARTIN – Je ne suis pas du tout pour la censure mais on a un profil idéal.
SAM – Oui, celui d’un médecin d’Arabie Saoudite. C’est tout ce que nous avons.
MARTIN – Ecoute, les profils ne sont pas sans défaut mais ils ne sont pas inutiles. C’est vrai, après tout, on s’en sert tous les jours.
SAM – Ah ! regarde ! « Pédiatrie. » C’est peut-être un pédophile ? 9
Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es : l’adage est d’une simplicité anodine, mais utilisé dans le cadre d’une procédure policière il devient terrifiant et interroge le fonctionnement de la politique de Bush au lendemain du 11 septembre. On a ici un exemple, traité sur le mode de la caricature (mais en est-ce vraiment une ?) mais représentatif des excès de la mise en système d’un mode de pensée particulièrement inquiétant. Plus loin dans l’épisode, Martin présente à Malone de nouveaux faits étayant l’hypothèse du terrorisme :
MALONE – Et si on avait exactement les mêmes faits et qu’il n’était pas d’Arabie Saoudite, qu’est-ce que tu dirais ?
MARTIN – S’il était Colombien, je penserais qu’un échange de drogue s’est mal passé, ou s’il était de Moscou je chercherais du côté du crime organisé, chantage, prostitution. Mais ce type est d’Arabie Saoudite, il n’a qu’un simple visa, et je ne ferais pas mon travail si je ne présentais pas ces hypothèses. 10
Le raisonnement est incontestable et d’autant plus troublant qu’il se situe lui-même dans la mise en question du mode de pensée qui fonde la procédure policière – un mode de pensée basé sur la logique et sur l’expérience, et qui tout en n’excluant pas l’extra-ordinaire (au sens propre) doit explorer toutes les hypothèses les plus habituelles et plausibles. Les agents de Without a Trace se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, contraints de soupçonner le mal là où peut-être il n’est pas, comme le déplorait la mère en souffrance de « Soleil de minuit », jetant ainsi un regard d’opprobre et de suspicion sur l’honnêteté et la probité là où elles existent. Simplement par habitude. Dans « Une petite ville bien tranquille », Martin réagit d’abord très naïvement devant la vision d’une petite localité très ordinaire : « cette ville a l’air tellement innocente et calme » ; mais Vivian, plus expérimenée que lui, ne peut s’empêcher de lui répondre : « Attends seulement de les connaître. »11
Est-il permis de croire en la simplicité et en l’innocence lorsque l’on voit chaque jour des horreurs dépassant parfois l’imagination ? Dans quelle mesure le résultat d’une investigation est-il orienté dès le départ par les idées préconçues, les préjugés des enquêteurs ? C’est, mutatis mutandis, la même expérience faite par les savants lorsqu’ils admettent que le résultat d’une observation est dépendant des circonstances de l’expérimentation, ce qui empêche toute observation de la nature à l’état brut, « innocent ». Et Without a Trace s’efforce, avec honnêteté, de respecter les nuances de la réalité en présentant des situations finalement moins noires que ce que l’on avait imaginé, ou au contraire plus terribles que ce que l’on croyait découvrir. En montrant l’attitude et les réactions de personnages fondamentalement sympathiques mais eux-mêmes dotés de leurs propres a priori, de craintes et de blessures qui orientent leur point de vue sur les personnes et les enquêtes, soumis à une urgence qui les oblige à penser vite, donc à appliquer des modes de questionnement et de raisonnement pré-établis, qui font peu de cas de la nature particulière de chaque individu, de chaque situation.
Notes
1. Le titre original, « Are You or Have You Ever Been », est une référence explicite à la « chasse au sorcière » anti-communiste conduite par le Sénateur McCarthy durant la Guerre froide. L’interrogatoire des communistes présumés devant la commission de McCarthy comportait cette question : « Are you or have you ever been a communist ? » Ces quelques mots, immédiatement évocateurs du McCarthysme dans l’imaginaire américain, sont devenus le symbole même de cette époque et de l’idée de Chasse aux Sorcières.
2. « Jack Malone is a very talented agent and I understand why you respect him. But he’s a free swinger. Sometimes free swingers hit it out of the park. But a lot of time, they miss the ball completely. – So what are you telling me ? - Let’s just say Jack has made some mistakes lately and it hasn’t gone unnoticed. » Les expressions « hit out of the park » et « miss the ball » sont empruntées, on l’aura compris, au vocabulaire du baseball, sport américain par excellence. La métaphore sportive est absente de la traduction française.
3. « It’s a big city out there. I think if you grow up here, you take it for granted. [...] I wonder how many girls there are like Eve. They come to this town full of hope, but really they’re just these tiny pebbles that get thrown into a lake so big they barely leave a ripple. » On notera le choix d’adaptation de la traduction, qui de « a big city » fait « une ville monstrueuse », remplaçant un adjectif objectif par un autre subjectif et glosant sur les mots réellement écrits.
4. « We need to be realistic here. We only have a handful of agents. Child Services sees thirty of these kids a week. Just like William, they’re all running away from a bad situation »
5. « That doesn’t make any sense » (« Soleil de minuit »), « None of this makes any sense » (« Tout ça me paraît insensé », « Préjugés »), etc.
6. « Doesn’t compute. Theres’s too many loose ends. – Unless the waitress didn’t hear what she thinks she heard. – Or she heard the words but mistook the context. »
7. « blow up » en version originale ; il faut absolument voir la scène finale pour mesurer l’hallucinant vertige du malentendu mis en scène dans l’épisode.
8. Citations de ce paragraphe : « You notice how he went from respected doctor to suspected terrorist in the space of a five-minute conversation ? - Guess that’s the world we live in. » ; « Anwar is torn between the world he knew and the world he’s in. » ; « Was it obstruction ? - No, that was frustration. » ; « He spent the last year of his life walking around the street, in the airports, everywhere he goes, seeking everyone is looking at him. He doesn’t trust us. He doesn’t trust anyone. »
9. « Neurology. Toxicology. Virology. – Study of viruses. – That’s not odd, considering he’s a doctor. – Here’s some light reading. Dirty Democracy. « How the U.S. sentences blasphemers to death » ; « Why terrorists keep picking on the U.S. » ; « How the U.S. has perverted dozens of foreign elections », and much, much more. – By Colin Blum. From Boston. – A bit inflammatory. – Last time I checked, we still have freedom of the press. – I’m not condoning censorship, but we’ve got a profile. – Yeah, of a Saudi Arabian doctor. That’s all we have. – Profiles aren’t flawless, but they exist for a reason. Come on, we use them every day. – Look. « Pediatrics. » Maybe he’s a pedophile ? »
10. « And if all the fact patterns remain the same and he’s not from Saudi Arabia, what do you think ? - If he was Columbian, I’d strongly consider a drug deal gone bad. If he was from Moscow, I’d take a serious look at organized crime, blackmail, prostitution. But this guy is from Saudi Arabia. He’s here on a J1 visa. And I am not doing my job unless I present these theories. »
11. « this town... it seems so innocent, you know. – Just wait till we’re done with them. »