publié en juillet 2006 (ASS 25)
par Thierry Le Peut

 

Le « choc » d’Urgences en 1994 a porté douze années durant la lumière des projecteurs sur les professions médicales. « Les », parce que la fréquentation des morts dans Preuve à l’appui et le substrat scientifique des Experts (ceux de Las Vegas en premier lieu) se rattachent à cette veine dont on a oublié, avec le temps, qu’elle avait été mise au jour par un écrivain auteur de best-sellers, Michael Crichton, et un cinéaste tenté depuis longtemps par l’aventure cathodique, Steven Spielberg. L’oubli est très compréhensible, d’ailleurs : car il importe peu que ce soient ces deux hommes qui aient administré au genre médical, traditionnel à la télévision (Dr Kildare, Marcus Welby, St. Elsewhere), un électrochoc urgentiste. Les noms de John Wells et de Jerry Bruckheimer ont désormais gagné à la télévision leurs propres galons et repris à leur compte la nouvelle vie du genre, jusque dans ses variantes policières.

 

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GREY'S ANATOMY

Alors que sur France 2 la continuité qui relie Urgences aux policiers de Bruckheimer est éclairée par l’installation de ces derniers (FBI Portés disparus et Cold Case) dans la case du dimanche soir – on y reviendra tout à l’heure -, sur TF1 le mariage d’Urgences et du soap « à la Spelling revisité par Providence » a eu lieu cet été, en deuxième partie de soirée, avec Grey’s Anatomy¸ succès d’audience aux Etats-Unis. Avec Grey’s Anatomy, en effet, ce ne sont pas les couloirs des urgences qui servent de cadre à la fiction mais ceux d’un hôpital réputé où l’on suit le parcours d’internes en chirurgie. Moins de tension et plus d’aisance mais un postulat fort : l’apprentissage du métier par une poignée d’internes qui, s’ils ont fait leurs preuves en faculté, doivent maintenant apprendre à composer avec la réalité, où l’enjeu peut être la vie ou la mort d’un patient et où le contact avec de vraies personnes interdit le repli derrière la théorie et l’indifférence. Ce postulat rappelle University Hospital, produite par Spelling au début des années 1990, mais qui n’avait vécu que quelques épisodes. Depuis, la télévision a vu grandir des programmes mêlant réalisme émotionnel et enrobage « light », apte à retenir le jeune public, comme Dawson et autres Wasteland, mais aussi Friends. Dès le deuxième épisode, trois des internes décident de partager une maison qui prolonge l’étude de mœurs hors de l’hôpital et permet d’explorer les vies privées autant que professionnelles, ainsi que l’entrecroisement des unes et des autres.

C’est bien là le projet de Grey’s Anatomy, titre qui renvoie à un ouvrage médical, au nom de l’une des protagonistes (dont la mère fut un chirurgien renommé) et à l’ambition du programme, qui se veut une étude de mœurs, une sorte de dissection des caractères affrontés aux événements. Comme Dawson, la série est dotée d’une bande musicale éclectique et « branchée », à peu près ininterrompue, qui se combine à la voix off de la protagoniste pour créer un sentiment nostalgique, rassurant. Dans la lignée d’Urgences, toutefois, cette volonté d’apaisement, propre à édulcorer la peinture d’une profession difficile, se heurte au réalisme des images, qui produisent de loin en loin sur le spectateur un choc comparable à celui qu’éprouvent les jeunes internes. Au final, ce ne sont pas seulement Urgences et Dawson qui viennent à l’esprit mais aussi Chicago Hope, dont le propos est autant de peindre le quotidien du milieu hospitalier que le milieu lui-même, depuis l’infirmière jusqu’au directeur. Grey’s Anatomy ne baigne pas dans l’urgence constante et permet le contact plus détendu des médecins avec les patients installés dans leur chambre individuelle ; la voix off dispense le point de vue et les réflexions de l’héroïne tout en tirant la morale de chaque épisode ; les fréquentes incursions dans les salles d’opération, l’un des internes étant en général en bas auprès d’un chirurgien titulaire tandis que les autres observent depuis le local vitré en surplomb, invitent dans la série l’aspect moins rassurant, où se joue la responsabilité majeure du praticien. Soumis constamment aux regards croisés des titulaires et des résidents dont ils reçoivent les instructions, le soutien et la critique, les internes sont en outre en compétition les uns avec les autres, ce qui donne lieu, on s’en doute, à des élargissements éthiques et personnels.

 

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NIP / TUCK

Moins habitée par l’ombre et les nuances de gris qu’Urgences, Grey’s Anatomy se veut optimiste. Ce n’est pas toujours le cas de Nip/Tuck, qui prend ses quartiers dans une clinique privée dirigée par deux chirurgiens esthétiques, les docteurs Troy et McNamarra, à Miami. Loin de l’inexpérience des internes de Grey’s Anatomy, les médecins de Nip/Tuck sont parmi les plus compétents de leur profession et recrutent leur clientèle dans les milieux huppés et branchés de la ville. On pourrait croire que pour eux tout est rose et vert, d’autant que McNamarra a une famille et une belle maison, et que son comparse conduit des voitures luxueuses et fréquente les boîtes à la mode. Mais les choses ne sont jamais si simples : la famille du premier est en train d’imploser lentement, et les frasques du second dissimulent une incapacité à assumer un passé difficile et un présent qu’il brûle plus qu’il ne le vit. Quant à l’exercice de la chirurgie esthétique, la série nous le montre aux antipodes de l’image glamour qu’en proposent les magazines dédiés à la beauté artificielle : dans la salle d’opération, le corps n’est plus qu’un matériau sur lequel les médecins pratiquent un art plus proche de la charcuterie et de la boucherie que de la chirurgie aseptisée dont les magazines ne montrent que les meilleurs résultats. C’est l’envers du décor que nous montre, avec complaisance, la caméra de Nip/Tuck : la chair molestée, les peaux découpées, les os rabotés. Entre les mains des chirurgiens, le corps n’est pas une personne mais un motif, sur lequel ils dessinent au marqueur rouge les parties à corriger, celles qui font défaut, celles qui sont en excédent, celles qu’il faut retoucher. L’archétype de cette opération est montré dans le premier épisode, lorsque Troy « retouche » au marqueur une femme séduisante qu’il a rencontrée la veille et avec qui il a passé la nuit ; sur son corps nu apparaissent désormais les « stigmates » repérés par l’œil intransigeant du praticien. Belle, cette femme n’obtiendra grâce à ses yeux qu’une fois qu’il l’aura rendue parfaite ; mais, dès l’opération effectivement réalisée, Galatée découvre que son Pygmalion l’a déjà délaissée. Telle est la problématique du personnage de Troy : une quête de perfection absolue dont le médecin fait son fonds de commerce mais qui cache en vérité chez l’homme l’impuissance devant le monde tel qu’il est, et l’incapacité à accepter les gens tels qu’ils sont. Entre ses mains, la chirurgie esthétique devient l’art de disputer à la nature – à Dieu ? – le contrôle final sur la matière humaine.

McNamarra n’est pas si névrosé. Moins cynique et moins obsédé par la perfection, il exécute son travail avec la conscience d’un bon professionnel ; mais, tout autant que Troy, il reporte sur ce travail les préoccupations et les imperfections de sa vie privée. Son mariage bat de l’aile : les rêves d’étudiants qui l’ont conduit, avec Troy, à monter une clinique désormais réputée, ont en même temps réduit la femme dont ils étaient amoureux tous les deux à devenir une mère au foyer insatisfaite et frustrée qui brusquement ne supporte plus de n’être que l’épouse, et aspire à réaliser elle-même la réussite professionnelle à laquelle elle a renoncé. Les trois personnages forment un triangle amoureux des plus classique : l’homme dépassé, la femme frustrée et l’« ami » rassurant mais, au fond, incapable d’apporter un nouvel espoir. De cette situation de base, dans laquelle chacun apporte ses propres carences, ses doutes, ses aspirations contradictoires, naissent la plupart des situations secondaires des épisodes de la série. Ce sont ses frustrations à la maison qui poussent McNamarra à changer sa manière de gérer la clinique, et ce sont elles aussi qui conditionnent souvent son attitude vis-à-vis des patients.

Les patients, justement, sont très importants dans la série. Rien d’étonnant, dans un programme axé sur la chirurgie esthétique, à ce que la différence soit l’un des thèmes majeurs. Les deux médecins ont à son égard des attitudes apparemment opposées mais finalement contradictoires : le plus « coincé » des deux, McNamarra, réagit parfois avec maladresse et étroitesse d’esprit, notamment lorsqu’un jeune transsexuel se présente à lui ; a contrario, Troy, qui semble plus ouvert et fréquente volontiers les milieux où certaine forme de différence est reine, adepte de surcroît des expériences sexuelles les plus variées, accueille avec plaisir les clients les plus excentriques. L’un et l’autre, pourtant, sont placés au hasard des rencontres et des opérations, qui sont autant de défis, devant leurs propres difficultés à gérer la différence. Là où l’un veut tout corriger et vend volontiers la perfection, l’autre est pétri de doutes et cherche d’abord à savoir ce qui motive les patients, au point de vouloir qu’un psychologue soit présent à chaque entretien avec ceux-ci. Toujours, ce que la série montre et met en perspective c’est la difficulté à gérer la réalité, à assumer une personnalité dont le corps est l’image ; ce qu’elle dénonce, c’est l’erreur de croire que la « correction » de cette image suffit à résoudre tous les problèmes. Ainsi de ces jumelles qui pensent affirmer leur différence en changeant leurs corps et qui, après l’opération, réalisent qu’elles ne supportent pas de ne plus se reconnaître l’une dans l’autre.

Il y a évidemment plus à dire sur Nip/Tuck, qui est l’une des révélations de ces dernières saisons. La réduire à une réflexion sur l’être et le paraître est injuste et il faut en voir les épisodes pour apprécier les nuances par lesquelles scénaristes et réalisateurs font passer leur propos. Mais, ce qui est clair, c’est qu’en ayant choisi la même profession que Grey’s Anatomy, la chirurgie, Nip/Tuck se déroule dans un univers bien plus sombre et tragique, où chacun est, d’une manière ou d’une autre, prisonnier de lui-même sans qu’une morale rassurante vienne adoucir chaque fin d’épisode.

Du médecin au policier, il n’y a qu’un pas. L’un comme l’autre, sous le couvert de leur métier, approchent l’âme des gens qu’ils croisent et travaillent en même temps à explorer la leur. Certes, les séries de Bruckheimer, qu’il s’agisse des Experts, de FBI portés disparus ou de Cold Case, affaires classées (inspirée, même si le générique ne le mentionne pas, de la série canadienne Cold Squad, Brigade spéciale), ne sont pas construites autour des blouses blanches (ou bleues) – encore que les différentes équipes d’Experts exercent en laboratoire. Pourtant le « procédé » grossissant de ces séries médicales et policières est très similaire ; les unes comme les autres font passer par le prisme de leurs protagonistes un concentré remarquablement riche de ce qui compose les sociétés qui les produisent. L’essentiel en effet n’est pas forcément dans la résolution d’une énigme, qu’il sagisse de retrouver une personne disparue, d’identifier un coupable ou de faire la lumière sur des événements vieux parfois de plusieurs dizaines d’années. Non, l’important est la charge humaine, émotionnelle, que comporte chaque affaire, et la nécessité dans laquelle sont les enquêteurs, ou l’opportunité qui leur est donnée, de mettre au jour une personnalité, un sentiment, un drame sur lequel s’est fondée l’affaire. C’est là l’essence du policier comme de la fiction médicale, mais une essence que n’a pas toujours exploité la télévision : dans Cannon ou dans Starsky & Hutch, mais même dans nombre d’épisodes de Kojak, la structure primait sur les caractères et il n’était pas si courant de toucher « l’âme » d’une société ; de même les problèmes que Marcus Welby et son jeune assistant étaient chargés de résoudre chaque semaine s’inscrivaient dans un cadre que l’on jugerait aujourd’hui assez contraignant et restreint, imposé par une certaine frilosité des producteurs et des diffuseurs. La liberté de ton et de thèmes en vigueur dans les actuels programmes policiers et médicaux – mais pas uniquement – est sans commune mesure avec ce que l’on (s’)autorisait alors. Ce que ces séries explorent aujourd’hui, c’est ce que nous appelions récemment « la psyché de la cité » (voir Arrêt sur Séries 21), ou les ressorts plus ou moins cachés qui font agir l’Homme.

Tag(s) : #Arrêt sur Télé
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