Article de Christophe Dordain
publié dans Arrêt sur Séries n°40 (automne 2012)
C’est le 5 décembre 1973 que sort sur les écrans américains la nouvelle réalisation de Sidney Lumet, Serpico, adaptée du roman éponyme de Peter Maas, avec Al Pacino dans le rôle principal.
Serpico de Sidney Lumet est un film qui raconte l'histoire vécue d'un policier new-yorkais qui refuse obstinément la corruption de ses pairs jusqu'à ce que ceux-ci finissent par le trahir lors d'une opération de rue où il frôle la mort en recevant un projectile d'arme à feu en plein visage.
Drôle et fantasque, Serpico est plus à l'aise dans les soirées branchées de la jeunesse contestataire des années 70 que parmi ses collègues policiers. Il épouse progressivement le style vestimentaire de la mouvance hippie, convaincu que la police doit ressembler à ceux qu'elle surveille. Entêté dans son refus d'accepter les pots-de-vin offerts par des criminels ou parfois extorqués par des policiers, Serpico se trouve en butte à la méfiance puis à la franche animosité des policiers de New York.
L'intransigeance du héros le hisse au rang de martyr et certains ne manqueront pas de voir une figure christique dans le visage encadré par de longs cheveux et mangé par la barbe du policier. Le film s'achève sur la reconnaissance de Serpico. Son intégrité est reconnue et saluée tant par la police que par les médias mais à quel prix ? N'oublions pas en effet qu'à la fin du film de Lumet, Serpico semble avoir quitté la police et qu'on évoque même un exil lointain en Europe. L'ultime image de Pacino / Serpico assis sur un embarcadère avec son chien pour seul compagnon annonce bien cela...
A l'époque de sa programmation en France, le film est salué comme il se doit, c'est-à-dire comme une œuvre majeure du polar urbain au même titre que L'Inspecteur Harry de Don Siegel ou French Connection de William Friedkin. Dans le florilège d'éloges qui accompagne la sortie de Serpico, citons les extraits suivants :
« [Al Pacino porte sur ses épaules le film] Serpico, qui est, peut-être, avec Un après-midi de chien et Le prince de New York, le meilleur du cinéaste. Inspiré, comme ces deux films, de faits réels (le scénario de Waldo Salt et Norman Wexler adapte en le condensant, mais fidèlement, le livre de Peter Maas sur Frank Serpico), il retrace la carrière et les difficultés d’un jeune policier intègre confronté à la corruption ambiante et que son refus d’y participer isole et rend suspect à ses collègues. Tourné à une époque où se multipliaient les films sur des flics (ou de simples particuliers : Death Wish [Un justicier dans la ville]) qui se mettent hors la loi pour lutter contre le crime « avec ses propres armes » et sont présentés au public comme des héros, Serpico apportait une vision moins mélodramatique et plus saine, encore que très pessimiste (le « système » a finalement raison de Serpico, même s’il réussit à attirer l’attention sur le scandale de la corruption policière), des rapports entre la loi et la criminalité. Le personnage, loin de se limiter à sa fonction, comme la plupart des policiers à l’écran, présente une épaisseur, une originalité rares, qui ne tiennent pas à ses seules « excentricités » vestimentaires ou de comportement. Serpico, dépourvu d’intrigue au sens traditionnel, se compose d’une série de séquences d’investigation assez semblables mais dont l’effet est cumulatif plutôt que répétitif grâce à la présence de Pacino et à une mise en scène énergique, nerveuse à l’instar du personnage, où Lumet utilise mieux que jamais le décor urbain. » (Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991)
« [Entre autres qualités], le film, qui bénéficie d’un scénario remarquablement conçu, a celle, rare, de l’honnêteté. Ce que raconte Lumet met en cause une des administrations les plus puissantes qui soient, et le fait que le film ait connu aux U.S.A. un très grand succès prouve s’il en était besoin que les spectateurs américains sont sensibles aux faits dénoncés. On ajoutera que cela peut servir d’avertissement dans une démocratie. Les auteurs ont également le courage de ne pas essayer de nous faire croire qu’il y ait eu depuis de très réels changements. Le personnage de Serpico, dans sa croisade, s’étoffe jusqu’à devenir non l’incarnation de toutes les vertus, mais plus nettement l’une d’entre elles, le courage. Ballotté de service en service, rejeté par la quasi totalité des siens, il pourrait entrer dans le système ou même fermer les yeux. Il y gâche sa vie sentimentale, il y perd ses amis, il manque même d’y perdre la vie lorsqu’il tombe dans un guet-apens monté par ses collègues. Il n’est pas jusqu’aux instances politiques qui reculent devant le danger pour elles de s’aliéner la police alors que l’on attend un été chaud. Lumet témoigne et les vérités qu’il jette à la face de son pays ont quelque chose de sain. C’est depuis toujours l’une des vertus du cinéma américain que de n’avoir peur d’aucun sujet, fût-il scandaleux au sens propre du terme. » (Guy Allombert dans La Revue du Cinéma n°285)
On comprend mieux alors tout le potentiel du personnage de Serpico et tout l'intérêt pour la compagnie dirigée par Dino de Laurentiis de profiter de la popularité de ce nouveau héros afin d'en faire le pivot d'une série télévisée. La démarche n'a au fond rien d'étonnant puisque, déjà, depuis le début des années 70, la télévision américaine avait vu débarquer une armada de flics souvent inspirés de succès cinématographiques. Citons Un Shérif à New York avec Dennis Weaver (inspiré du film mis en scène par Don Siegel en 1968 avec Clint Eastwood) ou encore Madigan (inspiré là aussi par un film de Siegel, Police sur la ville, toujours en 1968, avec Richard Widmark et Henry Fonda). Ajoutons dans le paysage les flics en jupons tels que Sergent Anderson avec Angie Dickinson, Get Christie Love avec Teresa Graves (dont nous n'avons vu en France que le seul pilote mis en scène par William A. Graham sous le titre Danger pour une beauté noire) et le duo de choc et de charme Starsky & Hutch dont la popularité atteint son paroxysme en 1976, et vous conviendrez que toutes les conditions étaient réunies pour que Serpico passe du grand au petit écran. Cette transition, c'est un certain Robert E. Collins qui va en prendre la responsabilité, et c'est là qu'un lien se tisse avec la série Sergent Anderson et par extension avec Police Story...
Et Serpico reprend du service
C'est à Dino de Laurentiis, producteur du film, que revient initialement l'idée de porter à la télévision le personnage de Serpico. Véritable icône du monde de la production cinématographique, Dino de Laurentiis, qui avait débuté comme vendeur de spaghettis pour le compte de son père mais que sa fascination pour des acteurs comme Gary Cooper ou Vittorio De Sica avait poussé finalement à se lancer dans le métier de comédien, puis dans celui de producteur, avait pris la décision, dans les années 70, face à la crise du cinéma italien et face à la faillite de ses studios, de s'installer à Hollywood où il travaille avec des réalisateurs aussi prestigieux, outre Sidney Lumet pour Serpico, que Sydney Pollack (Les Trois jours du Condor avec Robert Redford), William Friedkin (Têtes vides cherchent coffres pleins), Don Siegel (Le Dernier des Géants avec John Wayne), David Cronenberg (Dead Zone avec Christopher Walken) et Milos Forman (Ragtime avec James Cagney).
Dans l'univers des séries télévisées, ses incursions sont plus rares même si l'on sait qu'il produit actuellement pour une sortie prévue en 2011 l'adaptation de la série MacGyver avec Richard Dean Anderson qui fut diffusée entre le 29 janvier 1985 et le 13 janvier 1992 sur ABC. Notons également que certains des films qu'il a produits dans les années 80 et 90 ont fourni le point de départ à des séries télévisées de longue durée : Dead Zone et Stargate sont parmi les exemples les plus marquants. Signalons également un téléfilm de Tom McLoughlin, tiré d'une nouvelle de Stephen King, Sometimes They Come Back, avec Tim Matheson, en 1991. Toutefois, ceci précisé, revenons à Serpico. Pour mener à bien la lourde tâche d'adapter le roman de Peter Maas au format télévisuel, De Laurentiis fait donc appel à Robert Evans Collins cité précédemment. A cette époque, ce scénariste et téléaste né en 1943 collabore avec le producteur David Gerber sur une des séries dérivées de Police Story, Sergent Anderson, qui apparaît pour la première fois le 13 septembre 1974 et que Robert E. Collins a créée. Pour cette série, il dirige même quatre épisodes et signe le scénario de trois autres. Robert E. Collins a débuté sa carrière de scénariste sur deux épisodes la série Les Envahisseurs. Suivront Les Règles du Jeu et Marcus Welby. Cependant, ce sont les séries policières en vogue dans les années 70 qui vont lui procurer l'essentiel de son travail.
Chargé par la société Dino de Laurentiis de développer le concept de Serpico, Robert E. Collins fait appel dès le pilote, « The Deadly Game » (qu'il met également en scène, et qui est diffusé pour la première fois le 24 avril 1976 sur NBC), aux compétences conjointes de Emmet G. Lavery, Jr et d'Arthur E. McLaird. Lavery, fils du scénariste Emmet Lavery, trouve avec Serpico une première opportunité de marquer l'esprit des téléspectateurs et produira par la suite les téléfilms Le Fantôme du vol 401 (écrit et réalisé par deux collaborateurs de Serpico, Robert Malcolm Young et Steven Hilliard Stern, avec Ernest Borgnine et Gary Lockwood, le téléfilm est diffusé le 18 février 1978 sur NBC et nominé aux Emmy Awards pour sa photographie, signée Howard Schwartz, l’un des directeurs photo de Serpico) et Act of violence, écrit par Robert E. Collins, puis, en tant que producteur exécutif, L'Homme à l'orchidée avec William Conrad et Lee Horsley en 1980, tous en partenariat avec Paramount. Quant à McLaird, il bénéficie d'une solide expérience en tant que producteur associé puisqu’il a travaillé sur Un Shérif à New York entre 1972 et 1973, L'homme qui valait trois milliards en 1974, Kojak en 1974-1975...
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Le pilote de Serpico, tourné entièrement à New York au cours de l'hiver 1975, ce qui lui donne une crédibilité, pour ne pas dire un vérisme et un cachet indéniables, est favorablement accueilli par le public américain lors de sa première diffusion le 24 avril 1976 sur NBC, au moment des screenings du printemps (projections-tests à la télévision américaine permettant de mesurer le potentiel des nouveaux programmes qui arriveront à l'antenne lors de la rentrée suivante), et la série est mise en chantier au cours de l'été 76. Le thème musical composé par Elmer Bernstein convient parfaitement à cette première enquête de Serpico qui l'oblige à collaborer, pour la première fois, avec le lieutenant Sullivan, joué par Tom Atkins, et à s'intéresser à Burt Young (le génial et à la fois pitoyable beau-frère de Stallone dans Rocky) dans le rôle du crapuleux Alec Rosen. Tous deux complètent une distribution de qualité. La mise en scène de Robert E. Collins est singulièrement efficace, et ce dès la séquence d'ouverture, avec une rapide poursuite moto contre voiture inspirée par la mythique course-poursuite de French Connection (qui, elle, réunissait une voiture et un métro aérien). L'ensemble des séquences d'action du pilote et de la série sont supervisées par Frank Orsatti qui avait déjà collaboré au film de Sidney Lumet consacré à Frank Serpico trois ans plus tôt.
Ainsi mis en orbite, Serpico débute sa carrière télévisuelle le 24 septembre 1976, le vendredi soir à 22 h. Et c'est là que l'on peut commencer à s'inquiéter. En effet, dans la longue histoire des séries télévisées états-uniennes, le vendredi soir est un créneau maudit, le moment de l'enterrement en série (quel mauvais jeux de mots j'en conviens) de tous les espoirs de nombreux producteurs et créateurs qui avaient une telle foi en leur programme... Et Serpico ne va pas faire exception à la terrible règle. Pourtant précédé par le très populaire Deux cents dollars plus les frais avec James Garner, série qui entrait alors dans sa troisième année, Serpico affronte The ABC Friday Night Movie et The CBS Friday Night Movie. Bref, c'était mission impossible et la série s'arrête au bout de 15 épisodes en janvier 1977. 1
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La France est alors pour Serpico une terre d'accueil bienveillante comme elle le fut pour d'autres séries à la carrière aussi météorique que Matt Helm et Pilotes par exemple. C'est en février 1978 que TF1 la propose pour la première fois, le samedi soir vers 21 h 30, et Serpico trouve dans la patrie de Descartes une reconnaissance ponctuée de trois rediffusions jusque dans les années 2000, la dernière en date étant le fait de la chaîne du câble et du satellite 13ème Rue.
Pourquoi cet échec ?
Il apparaît toujours délicat de répondre à ce genre de question tant il est vrai que Serpico a bénéficié d'une véritable exposition à la télévision française, quatre diffusions au moins rappelons-le, alors qu'elle semble être tombée dans un oubli pas vraiment relatif dans sa patrie d'origine. Ce qui doit toujours être rappelé ici au lecteur est l'abîme de qualité qui existait, dans les années 70, entre les séries policières produites par les sociétés hexagonales qui avaient bien du mal à soutenir la comparaison en termes de moyens et de punch avec leurs consoeurs états-uniennes.
Comment vous situer le paysage ? Un exemple me vient à l'esprit. Lors de la première diffusion de l'épisode tiré de la série Les Enquêtes du Commissaire Maigret avec Jean Richard, « Lognon et les gangsters », mis en scène par Jean Kerchbron, le 5 février 1977 sur Antenne 2, la presse de l'époque avait signalé des séquences d'action immanquables dirigées par le grand cascadeur Claude Carliez. Revoyez l'épisode en question et vous serez à la limite de la grosse rigolade face à l'efficacité visuelle desdites scènes. C'est là que résidait en permanence le décalage pour une large partie du public (même s'il y avait des amateurs de Maigret, j'en conviens...). N'importe lequel des épisodes d'une série américaine s'appuyait sur des normes de mise en images des bagarres, fusillades et autres séquences d'action qui renvoyaient leurs homologues français au statut de gentille plaisanterie, exception faite des Brigades du Tigre dont les séquences d'action ont toujours été d'une qualité bien au-dessus de la moyenne. Serpico s'inscrivait de fait pleinement dans le respect de cette règle immuable (tout comme Matt Helm, par exemple, qui avait été diffusée deux avant Serpico, dans le même créneau horaire, par TF1). D'où l'impact de ces séries policières auprès du jeune public notamment.
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Mais alors pourquoi cet échec aux Etats-Unis ? On a bien du mal à le comprendre tant la prestation de David Birney est à la hauteur du personnage de Frank Serpico. Certes, il ne s'agit pas ici de le comparer à l'immense Al Pacino, mais force est de reconnaître que son incarnation du flic barbu est plus que satisfaisante. Qui plus est, comme souvent dans les séries US, on sent poindre une véritable alchimie dans ses relations souvent tumultueuses avec son supérieur direct le lieutenant Sullivan. Pourtant, ce dernier n'hésite pas à suspendre Serpico quand il franchit les limites de la légalité selon lui dans l'épisode « L'Indien ». Quand bien même, on observe une véritable complicité naissante dès l'épisode pilote, osmose entre les deux flics qui n'est jamais démentie tout au long de la série.
Alors pourquoi cet échec, doit-on se demander une dernière fois ? Peut-être le public américain abreuvé de tant de séries policières exprimait-il une lassitude face à ce genre télévisuel. Il est vrai que Cannon achevait sa carrière en cette année 1976, que Les Rues de San Francisco n'avait plus qu'une saison à vivre, que Section Contre-Enquête était un échec cinglant pour Quinn Martin, et que Starsky & Hutch, alors en pleine gloire, allait entamer une dérive inquiétante transformant une série sérieuse en une quasi farce à l'exception de quelques épisodes de bonne facture. Kojak, lui, n'avait plus que deux années à vivre... L'époque était plus favorable désormais aux grandes fresques comme Racines, l'événement de l'année 1977, ou La Conquête de l'Ouest lancée en 1976, en attendant Holocauste en 1978. Serpico est peut-être aussi, à sa façon, le révélateur d'une certaine inaptitude à adapter les grands succès du cinéma au petit écran : La Planète des Singes, L'Age de Cristal, etc... Autant d'échecs ! On mettra de côté Un Sherif à New York, d'une longévité peu commune, sept ans !
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Peut-être aussi les téléspectateurs de l'époque n'ont-ils pas été convaincus par l'alternance bien visible entre les épisodes tournés effectivement à New York, comme le téléfilm pilote, et ceux mis en boîte dans les studios Paramount à Los Angeles, disparité vraiment saisissante entre les épisodes « Un Traître Parmi Nous » ou « Réseau clandestin », qui profitent à plein de la grandeur de la mégapole new-yorkaise, et les épisodes « L'Indien » et « Un Coin Secret » utilisant les décors de la rue principale construite au sein des studios Paramount, rue principale qu'un œil attentif reconnaîtra comme celle qu'arpentait Joe Mannix dans ses enquêtes closes depuis avril 1975 : Mannix faisait partie des grandes productions télévisuelles tournées à la Paramount tout comme Serpico...
Note
1. Le choix de ce créneau n’était pas dû au hasard : Sergent Anderson, la série déjà créée par Robert Collins, y avait survécu deux années durant, elle aussi précédée de Deux cents dollars plus les frais. Pour faire place à Serpico, Sergent Anderson fut déplacée au mardi soir, à 21 h, juste avant Police Story, dont elle prendrait la place un an plus tard en se déplaçant à 22 h. Notons que le créneau du vendredi abandonné par Serpico sera repris à la rentrée suivante par Quincy, M.E., qui n’y restera qu’une année : dès 1979, la série d’investigation médico-légale occupera le créneau du jeudi à 21 h. Plusieurs séries se succéderont alors le vendredi soir à 22 h, toutes éphémères (Eddie Capra Mysteries, Eischied).
Retrouvez dans Arrêt sur Séries 40 l'intégralité du dossier Serpico :
L'article de Christophe Dordain
L'analyse du film de Sidney Lumet par Thierry Le Peut
L'analyse de la série par Thierry Le Peut
Le guide détaillé des épisodes