Magnum et ses amis :

l’esprit d’équipe

 

Un article de Thierry Le Peut

publié dans Arrêt sur Séries n°38

 

A suivre : Magnum ou L'Amérique revue par Don Bellisario

 

 

L'une des qualités immédiatement sensibles de Magnum tient dans le rapport entre les différents protagonistes. Thomas Magnum, s'il est incontestablement le héros du show, partage cependant la vedette avec ses acolytes Rick et T.C. et avec l'impayable Higgins. Les deux premiers sont des compagnons de guerre, puisqu'ils ont combattu ensemble au Vietnam, où T.C. (les initiales de Theodore Calvin, appelé aussi, dans la version française, « Terry ») a bien souvent sauvé ses camarades aux commandes de son hélico. Il n'a d'ailleurs pas abandonné cette activité, puisqu'il a monté à Hawaii, après une tentative infructueuse de réinsertion dans la vie civile sur le continent (où vivent toujours son ex-femme et leurs deux enfants), une petite affaire privée, Island Hoppers, offrant aux touristes ses services de pilote chevronné.

 

Rick, lui, est arrivé au Vietnam plus tard que Magnum et T.C., en qualité d'artilleur. Après la guerre, il est devenu propriétaire du Rick's Café Américain, un bar de nuit d'Honolulu, puis gérant du King Kamehameha Club, un établissement très select dont Robin Masters est l'un des principaux actionnaires et Higgins l'un des administrateurs. Il conserve cependant ses rapports avec le « milieu » : orphelin, il a été plus ou moins recueilli par Icepick (Pic à glace, As de pique, La Pioche, Spicking et plus simplement Icepick dans la VF), une sorte de parrain campé à partir de la quatrième saison par le vétéran Elisha Cook, auprès de qui il trouvera fréquemment les renseignements susceptibles d'aider Magnum dans ses enquêtes.

 

Higgins, enfin, est un personnage incontestablement original dans une série policière. Ancien sujet de Sa Majesté, rescapé des guerres coloniales, il s'occupe aujourd'hui de gérer le domaine hawaiien de Robin Masters, en qualité d'intendant. Lorsqu'il n'est pas en mission pour son employeur mystérieux ou en lutte ouverte avec Magnum, dont le dilettantisme offense sa rigueur britannique, Higgins écrit ses mémoires ou raconte à qui a le courage de l'écouter ses souvenirs de baroudeur, souvenirs impressionnants par leur nombre et qui évoquent tous les fronts depuis la Seconde Guerre Mondiale jusqu'aux affaires secrètes des services du même nom. Affublé de ses deux dobermans Zeus et Apollon, Higgins ne manque pas de bonhomie et apporte un contrepoint insolite au trio formé par Magnum, Rick et T.C..

 

 

Ces quatre personnages sont liés par des rapports parfois contradictoires. Si Higgins déclare, dans « La fouineuse », que la colère à l'égard de Magnum est chez lui un « état permanent », en revanche il sait reconnaître, à l'occasion, la qualité du travail de son hôte. Il peut même arriver qu'il le recommande à un client (dans « L'héritage »), voire qu'il l'engage lui-même lorsqu'un scandale le menace (dans « Luther Gillis »). Surtout, il est prompt à enterrer la hache de guerre dès que Magnum est victime d'un coup dur ; bien souvent on le voit tout penaud lorsque Magnum répond à ses remontrances en lui apprenant la mort d'un ami, comme dans « Déjà vu », ou l'existence de sa femme dans « Souvenirs ineffaçables ». Higgins, alors, est le premier à proposer son aide. Dans « La preuve », d'ailleurs, lorsque Magnum disparaît en mer, et que ses trois acolytes vident une bouteille à sa mémoire, Higgins porte un toast au « meilleur ami qu'il ait eu ». Tous deux sont d'ailleurs conscients du caractère contradictoire de leur relation, et Magnum s'en explique dans « Lettre à une duchesse », en s'adressant au téléspectateur : « Oh ! oui, je sais, vous allez sauter si je vous parle d'amitié entre Higgins et moi. Nous nous affrontons, nous nous lançons des piques comme un vieux couple, et pourtant il reste sous les sarcasmes un curieux fond de confiance réciproque. »

 

Cette relation contradictoire, faite de petits griefs et de profond respect, existe aussi entre Magnum et le tandem Rick et T.C. : ceux-ci ont beau se plaindre sempiternellement de la réticence de leur ami à payer ses notes de bar ou d'essence, voire à rembourser les notes de frais de T.C. dont l'hélicoptère revient rarement indemne d'une mission « sans danger », ils finissent toujours par lui donner un coup de main. Comme Higgins, ils sont toujours présents en cas de coup dur.

 

L’amitié qui unit les protagonistes du show est donc, somme toute, assez conventionnelle pour une série mettant en scène une équipe. Il arrive cependant qu’elle se traduise par un lien presque télépathique : chacun sent, voire pressent, la douleur de l'autre. Ainsi dans « Record battu », le sentiment intime que quelque chose est arrivé à Magnum lance les trois amis, chacun de son côté, à sa recherche. De même, dans « Le rythme de la vie », Magnum pressent un danger au moment même où Higgins et T.C. sont enlevés par un dangereux repris de justice et utilisés comme « appâts » pour l’attirer dans un piège. Ce rapport intuitif à l’autre, s’il peut constituer un développement lui aussi conventionnel du motif de l’amitié, se rattache néanmoins à une part d’irrationnel que Bellisario a glissée dans la série, qui flirte parfois avec le surnaturel.

 

Finalement, les acolytes de Magnum, s’ils jouent parfois le rôle de simples faire-valoir du héros, ont droit aussi à une petite part d’existence. Certes, Rick est un indicateur irremplaçable, sans l'aide duquel nombre d’enquêtes de Magnum piétineraient certainement ; certes, l'hélicoptère de T.C. est un auxiliaire indispensable pour des filatures discrètes ou des interventions rapides et permet d'élargir le champ d'action du détective à quelques îles du voisinage, sans parler de l'intérêt des prises de vues aériennes, qui apportent une plus-value à l'esthétique du show ; certes, enfin, la culture encyclopédique d'Higgins constitue elle aussi un adjuvant appréciable, qui, ajouté à la grande capacité d'écoute du régisseur, en fait un lieutenant précieux. Mais chacun possède une personnalité propre que les scénaristes prennent le temps d'explorer, dans des épisodes particuliers ou au détour d’un épisode « classique ».

 

Les compagnons d’armes

 

Rick 1

« On dirait Bogart !  »

(T.C. à Rick dans « Tout au dernier vivant »)

 

 

Le personnage de Rick a fait l'objet d'un travail de mise au point que l'on peut mesurer dès le début de la série, par la différence entre la vision qu'en offre l'épisode pilote, « Pas de neige à Hawaii », et celle qui sera adoptée dès la première saison et jusqu'à la fin de la série. Dans le pilote, en effet, Rick est une copie conforme de Humphrey Bogart dans Casablanca : même nom, même façon de s'habiller, même cynisme, et jusqu'à l'enseigne de l'établissement qu'il dirige, le Rick's Café Américain, sorte de lieu mythique fréquenté par le milieu interlope d'Honolulu. Sa première réplique, lancée à un pianiste noir qu'il appelle Sam, est le fameux « Play it again, Sam » que Bogart est censé adresser à son pianiste, de couleur lui aussi, dans le film de Michael Curtiz. De cette copie délibérément outrée, le reste de la série ne conservera que des allusions dispersées dans quelques épisodes : dès la première saison, Rick devient le gérant du King Kamehameha Club, un établissement ouvert sur le bord de mer et sur la bonne société hawaiienne, fréquenté par des personnes respectables et une pléïade de naïades au corps divinement dessiné. Comme le note justement Jacques Baudou2, cette nouvelle situation fait passer le personnage de la face nocturne d'Hawaii à sa face diurne, illustrant le désir de la production de privilégier l’humour et la lumière.

 

Il conserve néanmoins, outre ses relations avec le milieu (il est resté très lié à Icepick et continue de prendre des paris divers), un rapport privilégié à Bogart : sept ans après le début de la série, dans l'épisode « La roue de la fortune », il danse avec une jolie blonde sur As Time goes by, l'air mythique de Casablanca, et la comédienne emprunte pour lui la célèbre réplique d'Ingrid Bergman dans le film : « Est-ce le bruit du canon que j'entends, ou les battements de mon cœur ? » Plus discrètement, il arrive, comme dans « Tout au dernier vivant », que Rick soit comparé à Bogart lors d'une séance de photos, ou qu'il reprenne son apparence originelle (celle du pilote) dans l'un des nombreux retours en arrière de « Le passé au présent ». De même, dans « Fiction ou réalité », où chacun des protagonistes se voit attribuer un rôle qui s’inspire en fait de son caractère dominant, Rick est présenté comme un « playboy des temps modernes et seigneur des tables de jeux », ce qui montre assez combien la définition originelle du personnage lui reste attachée tout au long de la série.

 

 

Cette facette du personnage ne se limite pas, toutefois, à un atavisme bogartien. C'est le côté « acteur né » de Rick qui est constamment développé dans la série. On le verra ainsi emprunter la personnalité du Paul Muni de Scarface (le film de Howard Hawks) dans « Mélodie perdue », et jouer de petits rôles dans nombre d'épisodes afin de faire diversion auprès des méchants de service pour faciliter les enquêtes de Magnum. Très doué pour le déguisement et l'imitation, vaguement escroc sur les bords, prédestiné de plus à une fonction ingrate de souffre-douleur (il ne se tire pas toujours indemne de ses prestations), Rick annonce par ce côté frégolesque le Templeton Peck d’Agence Tous Risques, sorte d'héritier dégénéré de « l'homme aux dix mille visages » qu'incarnait Martin Landau dans Mission : Impossible.

 

Le personnage est aussi caractérisé par une naïveté assez extraordinaire. Il se laisse facilement embarquer dans des histoires abracadabrantes, victime toute désignée d'escrocs en tout genre. Deux illustrations éloquentes sont apportées par les épisodes « Bateau à vendre » et « La roue de la fortune », où il se fait rouler en beauté par son « ami » Mac et par une jolie blonde manipulée par des truands. Les femmes, d'ailleurs, sont l'un de ses points faibles. Mais si ses aventures sentimentales souvent contrariées et sa propension à tomber amoureux sont régulièrement raillées par ses acolytes (« Bon sang, si jamais je retombe amoureux je veux bien être pendu ! », dit-il dans « Le fantôme de la plage ». – « Au cou de qui ? », lui répond Magnum), elles révèlent aussi un trait plus profond de sa personnalité. Sans doute parce qu'il n'a pas eu l'enfance heureuse qu'il aurait souhaitée avec ses parents, et qu'il est très vite devenu lui-même la seule famille de sa sœur cadette, Rick aspire désespérément au bonheur et ce bonheur prend à ses yeux la forme du bonheur conjugal. Dans « Tous pour un », il lui suffit d'être soigné par une jeune Cambodgienne à la suite d'une grave blessure pour aussitôt lui proposer le mariage et s'imaginer heureux avec sa nouvelle compagne sous le soleil d'Hawaii. Obsédé par cette image de bonheur, il perd tout sens des réalités et méprise les appels à la raison que lui lance T.C..

 

Cette attitude obstinée, qui pousse le personnage à une agressivité surprenante par sa virulence, lui est dictée à chaque fois qu'il sent une opposition à son bonheur. Rien, pas même l'amitié, ne doit se mettre en travers de son chemin lorsqu'il est convaincu d'agir pour son bien ou celui de ceux qu'il aime. La mort de sa sœur Wendy dans « Petite sœur » fait de lui un être fou furieux, dont la haine se déverse sur Magnum, qu'il juge responsable. Dans « Ministère public contre Rick », il s'en prend violemment à son ami en l'accusant d'avoir mis en danger la vie d'Icepick, qu'il considère comme son père. Prompt à se brouiller par l'excès de ses emportements, il est aussi capable de tuer par vengeance, et devient momentanément une véritable machine à tuer lorsqu'il traque les assassins de sa sœur.

 

Le sens de l'honneur, cependant, est aussi l'un des caractères essentiels du personnage. Aussi forts qu'ils soient, ses sentiments ne parviennent pas à détruire en lui le sens du devoir, qui dans des circonstances extrêmes est sa première réaction, instinctive, brutale. Ainsi dans « Tous pour un », il abat sans réfléchir le père de celle qu'il avait décidé d'épouser, lorsque celui-ci tire sur le meneur de la résistance cambodgienne. Le visage contracté du personnage, figé dans l'horreur de son geste, est l'un des plans les plus marquants de Rick.

 

T.C.

 

 

T.C. a lui aussi ses blessures. Caractérisé au premier abord par son allure un peu « ours » et son sens aigu de la raillerie, qu'il exerce autant à l'égard de Rick et d’Higgins qu'à celui de Magnum, il sait également se montrer d'une grande délicatesse avec les dames et faire preuve d'une certaine subtilité d'esprit, au point d'impressionner favorablement la danseuse Kendall Chase dans « Entrez dans la danse ». Comme le Barracuda d’Agence tous risques, il est plutôt doué pour la mécanique (qualité indispensable pour faire tourner sa petite affaire de transport par hélicoptère) et adore les enfants ; la comparaison s'arrête là, car T.C. a aussi une personnalité originale.

 

Les premiers efforts des scénaristes pour développer cette personnalité portent sur les séquelles de la guerre du Vietnam. Dans « Avez-vous vu le soleil se lever ? », T.C. est montré comme un être profondément marqué par cette expérience et qui, plus de dix ans après, est encore habité par la haine du sadique colonel Ivan. A l'instar de Rick, il est capable de tuer par vengeance. C'est d'ailleurs de cette haine meurtrière que le colonel Ivan va tenter de tirer avantage en la détournant à son profit. Car, comme Rick, T.C. peut se laisser manipuler dès que son sens de l'honneur est en jeu. A plusieurs reprises, il accepte de se mettre dans des situations périlleuses pour payer une dette contractée au combat. Ainsi, dans « La dette », il vient en aide à Leon Platt non parce que celui-ci a appartenu un temps à une unité qui a tiré T.C. d'un mauvais pas. A aucun moment il ne songe à mettre en doute ce que lui raconte Platt pour obtenir son aide.

 

Une autre séquelle laissée dans la vie de T.C. par le Vietnam concerne sa famille. C'est dans « Mélodie perdue » que l'on en apprend plus long sur cet aspect du personnage : l'arrivée de son ex-femme et de leurs deux enfants à Hawaii permet d'évoquer le retour de T.C. du Vietnam, et les cauchemars récurrents qui, en le poursuivant dans son sommeil, ont rapidement brisé son mariage. C'est pour prendre un nouveau départ que T.C a alors quitté le continent et s'est installé dans l'archipel. L'épisode, dont l'acteur Roger Mosley a co-écrit le scénario, développe surtout la conséquence de cette rupture, à savoir le rapport de T.C. avec ses enfants. Son affection pour les adolescents, et l'intérêt qu'il prend à les former (notamment au base-ball) sont ainsi mis en corrélation avec son propre rôle de père, dont l'ont privé les circonstances. Dans un autre épisode, « Passeport pour le Paradis », le même thème est repris, mais cette fois sans la trame policière qui constitue la ligne narrative principale de « Mélodie perdue » : T.C. y accueille son fils Bryant et s'efforce de lui inculquer le respect de soi et des autres, dans l'espoir de se réconcilier avec lui.

 

Enfin, T.C. est Noir, et s'il est courant, dans les années quatre-vingt, de voir un acteur de couleur tenir un rôle de premier plan dans une série (même s'il s'agit rarement du premier rôle), c'est aussi un facteur de complexité. Pourtant, cet élément ne sera jamais utilisé dans la série, sinon par des allusions le plus souvent très discrètes : dans « Les miroirs de l'âme », par exemple, la couleur de peau de T.C. prend une importance particulière du fait du déplacement de la narration dans les années trente ; à cause de sa couleur, il ne peut posséder sa propre société et doit se contenter de réparer les hélicoptères d'un Blanc. On le voit aussi hésiter devant l'entrée d'un établissement réservé aux Blancs. En dehors de ces quelques scènes, les histoires se contenteront de mentionner les difficultés rencontrées par un Noir pour s'insérer dans la société, comme dans « La méprise ». Dans « Passeport pour le Paradis », enfin, le personnage comparera la différence de couleur de peau à la Différence que son fils Bryant souffre de ressentir par rapport à d'autres jeunes de son âge, faisant entrer la question du racisme dans un discours plus large sur la discrimination en général.

 

On n’a donc pas dans Magnum de discours social véritablement polémique, comme on en trouvera parfois dans les histoires de Code Quantum (la création suivante de Donald Bellisario). La question de l’inégalité liée à la couleur de la peau est largement évacuée, voire rejetée dans un passé révolu, comme si l’Amérique moderne avait résolu ce problème et réussi l’intégration des minorités.

 

 

Le cas Higgins

 

« Votre Monsieur Higgins, il est gentil ou il est méchant ?

- Oh ! pas vraiment méchant, ça dépend de la météo, et de la digestion. »

(Magnum et Tran Quoc dans

« Tran Quoc Jones », Acte I)

 

 

Le personnage d'Higgins est, des trois complices de Magnum, celui qui a reçu le meilleur traitement de la part des scénaristes sur l'ensemble de la série. Au départ, son rôle est assez fonctionnel : il apporte un contrepoint haut en couleurs au dilettantisme des trois acolytes et développe d'une nouvelle manière l'antithèse Amérique-Grande-Bretagne que Tony Curtis et Roger Moore ont illustrée à leur façon dans Amicalement vôtre. Le trait est volontairement appuyé et ce majordome est véritablement plus britannique que le plus british des sujets de Sa Majesté : raide comme un piquet, amateur de thé et de croquet, résolument désuet, artistocratique et prude, mais néanmoins stoïque dans la douleur et capable d'un sang-froid étonnant pour un si petit bonhomme, il réagit aux facéties de Magnum par des « My Lord ! » et des « Par Saint Georges ! » parfois retentissants. Jouant de façon délibérément outrancière avec la caricature, les scénaristes l’affublent au fil des années de plusieurs demi-frères tout aussi caractérisés que lui, fruits d’un géniteur visiblement volage : Elmo Ziller est un Texan pur et dur dans « Un vrai professionnel », Paddy MacGuinness (sic) un Irlandais roux, hargneux et porté sur le whisky dans « Ballade irlandaise », et don Luis Mongueo un Espagnol de boulevard dans « Echec au Président ».

 

Un personnage décalé

 

 

Pourtant Higgins ne se réduit pas à cela. Personnage décalé par sa nationalité, il l'est aussi par son appartenance à une autre époque. Son univers est constitué en grande partie de souvenirs : quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, elle évoque toujours à son esprit un événement du passé, qu'il ne peut se retenir de conter à des oreilles généralement indifférentes, voire agacées. Aussi voit-on souvent Magnum ou ses comparses s'éclipser discrètement tandis que l'ancien sergent-major se lance dans le récit coloré de ses campagnes. Ces scènes constituent l'un des motifs récurrents de la série, auquel les scénaristes ont parfois apporté des variations amusantes : dans « La preuve », Rick et T.C., ayant embarqué avec Higgins dans l'hélicoptère de T.C., n'ont aucun moyen de s'éclipser pour échapper au verbiage de leur compagnon ; Rick a donc l'idée de débrancher le micro de ce dernier, et le majordome continue la narration de ses hauts faits sans se douter que plus personne ne l'entend !

 

Le personnage aurait pu très vite devenir vraiment agaçant s'il s'était limité à cela. Mais cette nature « décalée » en fait précisément la profondeur : Higgins souffre, malgré ses airs hautains et aristocratiques, de n'être pas apprécié à sa juste valeur. Ce baroudeur à la vie aventureuse se sent dépassé par l'univers dans lequel il doit vivre : on le sent très bien dans « La fouineuse », où ses méthodes de travail sont jugées obsolètes par une spécialiste de la sécurité. Dans un autre épisode, « Oh douce nuit », le très distingué majordome est bloqué avec Magnum, Rick et T.C. sur une île servant de champ de tir à la Marine : se croyant revenu à la glorieuse époque de ses exploits, il entreprend de sauver le groupe en utilisant la carcasse d'un vieil avion pour la confection d'une embarcation de fortune, le Zeus Apollon II. A peine mise à l'eau, la frêle construction coule, au grand dam de son capitaine qui, incrédule, reste fixé à la barre au milieu des flots. Là encore, l'efficacité du personnage est mise à mal par la réalité, et Higgins réagit mal : ridiculisé, blessé dans son amour-propre, il constate sa propre désuétude au sein d'un univers sur lequel il n'a plus aucune prise.

 

 

La conscience de son insignifiance est l'un des traits constants du personnage. Elle fournit d'ailleurs la trame secondaire d'un épisode, « Contraintes », où Higgins n'ose se retrouver devant ses vieux camarades de Sandhurst (la prestigieuse école d'où il fut renvoyé) parce qu'il n'a cessé, depuis son adolescence, de leur conter des histoires dans les lettres qu'il écrivait, prétendant qu'il avait fait fortune et était le propriétaire du domaine dont il n'est en réalité que l'intendant. Une fois encore, le personnage fait ici l'expérience de son décalage, en éprouvant la profonde rupture entre son univers imaginaire et une réalité qu'il ne peut assumer. En définitive, les retrouvailles avec son père, dans les derniers instants de « Déjà vu », sont une manière de réconcilier ces deux univers contradictoires entre lesquels oscille Higgins. Car c'est son renvoi de Sandhurst, cause de sa rupture avec son père, qui a engagé le personnage dans cette voie du mensonge, en en faisant un être complexé, en rupture avec lui-même et avec la société qui, à travers l'institution de Sandhurst, semblait le rejeter. A l'époque, un simple mot aurait peut-être évité cette rupture, mais la honte du fils et la réserve sévère du père en décidèrent autrement. La conséquence en fut que Higgins, déraciné en quelque sorte de son univers légitime, dut mener une vie sans rapport avec son rang (car ce petit bonhomme qui ne paie pas de mine n'est rien moins que Lord, baron de surcroît, comme il l'apprend à Magnum dans  l'excellent « Prémonition »). En acceptant d'affronter son père, Higgins accepte en fait de regarder en face son passé. Lorsque les deux hommes (joués tous deux par John Hillerman) tombent dans les bras l'un de l'autre, c'est avec lui-même qu’Higgins se réconcilie. La conclusion de « Contraintes », où Higgins trouve le courage de révéler son mensonge à ses amis et y gagne leur respect, est la suite logique de ce premier pas.

 

Le décalage d'Higgins n'est donc pas (ou plus, au fil de la série) un simple gimmick secondaire et superficiel. Il correspond à une blessure profonde du personnage. La qualité du travail des scénaristes permet, au long des huit années de la série, de dessiner une personnalité relativement complexe.

 

Un affabulateur ?

 

Tout naturellement, les scénaristes (et en particulier Jay Huguely, auteur d'un certain nombre d'épisodes impliquant en premier lieu le distingué majordome) ont mené la logique du personnage jusqu'à son terme. Si Higgins a menti pendant la plus grande partie de sa vie à ses commensaux de Sandhurst, qu'est-ce qui empêche de penser qu'il ment aussi à Magnum, Rick, T.C., et en fait à tout le monde ? Certes, il n'aura cessé au détour de nombreux épisodes de nous surprendre par sa connaissance de quelques rudiments d'arts martiaux, par son érudition rarement prise en défaut, par sa capacité à s'adapter sans jamais se plaindre aux situations les plus inconfortables et les plus périlleuses. De toute évidence, on ne peut l'accuser de forfanterie. Mais force est de reconnaître que ses récits sont suffisants pour remplir plusieurs vies : un constat sur lequel il ironise d'ailleurs lui-même, lorsqu'il confie à ses chiens, dans « Quitte ou double » : « Vous savez, les enfants, parfois je me demande si je ne suis pas un nouveau Job, constamment mis à l'épreuve par le Créateur. Comment, sinon, expliquer d'avoir été mêlé à trois conflits mondiaux, d'avoir fait une douzaine de guerres locales, subi six catastrophes naturelles, etc. ? » De plus, la pertinence de ses interventions est souvent contredite par la réalité : le fait est qu’il croit maîtriser les arts martiaux plus qu’il ne les maîtrise réellement, et ses interventions dans « Lettre à une duchesse » ou « Résolutions » n’impres-sionnent guère ses adversaires occasionnels. Quant à l’à-propos de ses décisions de chef, il est sérieusement mis en doute par l’exemple du  Zeus Apollon II !

 

 

Ces contradictions n'échappent pas à la sagacité de Magnum et mènent à l'épisode « Ascenseur pour nulle part », dans ce qui devait être la dernière saison, la septième. L'essentiel de l'histoire est occupé par une lutte ouverte comme on en avait rarement vu entre le détective dilettante et l'Anglais pince-sans-rire, une sorte de climax dans la mésentente permanente qui les oppose depuis plus de six ans. Alors que les deux hommes se retrouvent coincés dans l'ascenseur d'un immeuble sur le point d'être démoli, Magnum accuse son compagnon de n'avoir pas vécu le quart de ses prétendues aventures et de n'être qu'un imposteur. Pis ! Higgins serait en réalité Robin Masters lui-même, et n'aurait recouru à ce pseudonyme et monté cette comédie éhontée que pour ne pas mettre son nom de Lord sur la couverture de romans de seconde zone, tandis qu'il se consacrait simultanément à la rédaction plus glorieuse de ses prétendus Mémoires !

 

L'idée est vertigineuse. Pourtant, le rire olympien d'Higgins (qui rarement aura ri de si bon coeur3) ne démonte pas l'accusateur, qui soupçonne le fourbe de payer un homme de paille pour jouer les écrivains milliardaires à travers le monde. En un instant sont balayées toutes les apparitions simultanées de Higgins et Robin Masters dans l'histoire de la série, les contacts téléphoniques entre les deux hommes, y compris lorsqu'aucun témoin n'était présent. L'idée, aussi tenace dans l'esprit des scénaristes que dans celui de Magnum, ne cessera plus de s'immiscer dans les joutes verbales des deux personnages, jusqu'à l'ultime épisode, où le majordome avouera à son accusateur qu'il est bien Robin Masters... avant de se rétracter in extremis !

 

Simple formule pour relancer l'intérêt d'un personnage sur lequel tout semblait avoir été dit ? Il est vrai que le pauvre Higgins, après cette réconciliation avec lui-même opérée dans « Déjà vu » et « Contraintes » (lors de la saison 1985-1986), est engagé par Huguely dans des aventures assez invraisemblables : infiltrant un commando de mercenaires dans « Coup de force », s'improvisant combattant de brousse dans « Les guerriers de l'automne », des épisodes d'un niveau moyen où le déluge de coups de feu ne masque pas un scénario qui n'apporte rien de neuf.

 

 

Quoi qu'il en soit, cette pirouette finale du personnage, comme la qualifie Jacques Baudou4, s'inscrit bien dans la continuité construite au fil des épisodes par les scénaristes, Bellisario le premier. L'idée de scinder la personnalité d'Higgins, en effet, répond tout à fait au décalage du personnage, en rupture avec son milieu d'origine : comment Higgins, qui sa vie durant a mis un point d'honneur à se comporter comme un gentleman, qui a organisé toute son existence autour de multiples activités où il porte fièrement les couleurs de sa patrie, des récitations de poésie anglaise aux réunions d'innombrables comités anglo-polynésiens ou anglo-hawaiiens, comment cet homme qui vénère comme une idole le portrait de la Reine d'Angleterre accroché au mur de son bureau pourrait-il signer des romans de seconde zone, se commettant dans les plus abominables manquements au bon goût que le monde des lettres ait pu enfanter ? Il y a dans cette hypothèse incongrue un gouffre d'improbabilité, certainement, mais c'est précisément cette improbabilité qui renforce la possibilité d'un si énorme mensonge : après tout, la présence d'un rescapé des guerres coloniales de l'Empire Britannique au poste de régisseur d'un somptueux domaine sis à Hawaii, dont le propriétaire est perpétuellement absent, est elle-même improbable. Il faut reconnaître que la réussite d'Higgins en tant qu'écrivain à succès et son refus de revêtir la personnalité de Robin Masters marqueraient de belle façon son intégration imparfaite à la société qui l'a accueilli : n'ayant jamais pu rompre réellement le cordon ombilical le reliant à sa mère patrie, et ayant toujours conservé de son appartenance sociale une haute idée à laquelle un tel succès populaire le ferait déchoir, il s'efforcerait de préserver son existence d'aristocrate tout en sauvegardant sa réputation5.

 

Magnum-Higgins,

une complicité orageuse

 

« Ma tante Mildred disait toujours : la seule différence entre un homme et un enfant, c’est qu’ils ne jouent pas avec les mêmes jouets. »

(Magnum (off) dans « Jeux dangereux », Acte I)

 

 

Avec une telle équipe de protagonistes, les scénaristes avaient la part belle pour développer des rapports colorés et riches entre les personnages. De fait, les échanges sont souvent animés et baignent en général dans une atmosphère bon enfant. Les scénaristes, visiblement, se sont beaucoup amusés en écrivant les histoires de la série. Les rapports les plus riches, cependant, sont indéniablement ceux qui régissent la cohabitation de Magnum et Higgins.

 

Une source d'effets comiques

 

Prenant pour base la formule classique amitié-haine, ils confèrent à la série un ton unique, faisant des joutes verbales auxquelles se livrent les deux protagonistes dans la plupart des épisodes de purs moments de plaisir, et l'on n'a pas grand mal à croire les acteurs lorsqu'ils racontent qu'ils s'amusaient eux-mêmes beaucoup à se renvoyer la balle avec un sens de la repartie digne des grands duos comiques. Nombre d'épisodes se terminent d'ailleurs sur une note amusante dispensée par ces deux « frères ennemis » de la cohabitation anglo-américaine, dont la réunion donne un croisement souvent désopilant entre la malice et l'humour « à froid », croisement dont les scénaristes ont largement usé au cours des cent cinquante-six épisodes de la série.

 

Les querelles du dilettante immature et du vieux célibataire pétri de petites habitudes sont souvent de petits joyaux d'humour, bâtis sur la trivialité et l'absurde, comme en témoigne cet extrait de « Ni une ni deux », où Higgins interpelle Magnum le courrier à la main et la vindicte dans l'oeil :

 

« Si j'apprécie que vous alliez prendre le courrier à la boîte, il n'est pas du tout de mon goût que vous le laissiez sous le sécateur, dans la cabane du jardinier, pendant au moins cinq jours : car il est extrêmement rare qu'il effectue le tri de la correspondance !

- Attendez, je vais vous dire pourquoi...

- Non ! Je veux seulement que ça n'arrive plus. Et ça ne se reproduira pas : ce sera le travail des chiens, désormais, d'aller prendre le courrier. Par votre faute, c'est toute la pyramide boursière constituée par ma gestion des finances de ce domaine qui risque de sombrer dans un krach propre à rappeler la crise de 29 ! »

 

La trivialité des points de discorde entre les deux hommes, la désinvolture du détective et l'emphase du majordome, qui pousse volontiers jusqu'au gonflement épique, sont stigmatisées dans ce dialogue, qui n'est qu'un exemple parmi tant d'autres des savoureux affrontements des deux protagonistes.

 

 

Une relation de couple

 

En fait, la relation entre ces deux hommes est traitée comme une relation de couple. Si l'on isolait les moments « domestiques » de leur vie commune, on aurait là la matière d'une sitcom particulièrement enlevée, et originale ! Non seulement les personnalités des deux personnages sont radicalement opposées, mais leur incompatibilité naturelle s'aggrave de dissensions territoriales irréductibles : car Magnum a beau n'être à la résidence qu'un invité de Robin Masters, il ne s'y comporte pas moins comme en territoire conquis, ce qui ne peut qu'exacerber la répulsion d'Higgins à son égard, l'ancien sergent-major se considérant lui aussi, et à plus noble titre, comme chez lui. De là le sentiment, chez l'irritable majordome, que la promiscuité quotidienne avec Magnum est une épreuve décidée par le Ciel : « J'ai l'impression quelquefois que Dieu a essayé de m'éprouver », dit-il dans « Dossier 521 ». « Cette épreuve constante et quotidienne n'est autre que Magnum : il a décidé de me rendre fou ! »

 

 

Quoi qu'il en soit, Higgins ne manque pas de ressources et l'un de ses jeux favoris, lorsqu'il veut prendre sa revanche sur la torture quotidienne que lui impose la présence de Magnum, est de tourner ce dernier en ridicule, en stigmatisant par exemple son inculture : dans « Vrai ou faux ? », il ne peut se retenir d'intervenir dans les retrouvailles de Magnum et d'une ancienne connaissance, devenue représentant en encyclopédies, en expliquant au détective, surpris de cette activité peu enthousiasmante, que les encyclopédies sont « ces gros bouquins remplis de mots immensément longs avec fort peu d'illustrations ». En contrepartie, Magnum ne peut évidemment résister au plaisir occasionnel d'en mettre plein la vue au très érudit « petit bonhomme » (surnom affectueux et un tantinet ironique qu’il lui donne) : à la fin de « La prisonnière de la tour », il le laisse stupéfait en l'aidant à venir à bout des mots croisés du Times, sur lesquels Higgins lui-même séchait. En fait, Magnum a pu se procurer les solutions publiées dans le numéro suivant ! Tout le charme de cette scène repose sur l'inversion du schéma traditionnel de la série, où la culture savante d'Higgins ridiculise la commune vulgarité de Magnum. Cette fois, c'est l'inculte qui en met plein la vue à l'érudit !

 

De cette inversion les scénaristes ont fait un ressort comique récurrent, histoire de conserver un équilibre dans le rapport conflictuel entre les deux personnages. A la chute de « La prisonnière de la tour » répond ainsi celle de « Lettres à une duchesse », où Higgins, assommé d'ennui, s'écarte de son comparse emporté par l'évocation d'un souvenir. La scène, évidemment, contraste avec toutes celles où c'est Magnum qui s'éclipse sur la pointe des pieds tandis que l'ancien sergent-major continue tout seul à narrer ses aventures rocambolesques. Irrésistible également est cette scène de « Double mixte » où Higgins coupe court à une réminiscence de Magnum en l'interrompant brutalement : « Par Saint Georges, mais vous radotez comme un vieux chnoque ! »

 

Le scénariste Jay Huguely ira jusqu'au bout de ce motif de l'inversion en intervertissant carrément les deux rôles dans « Métamorphoses », le deuxième épisode de la dernière saison. On y voit en effet Magnum, tout frais sorti d'un attentat qui faillit lui coûter la vie, emprunter la personnalité maniaque et élégante de son compère, tandis que celui-ci revêt des tenues débraillées, fréquente les boîtes de nuit et finit par se prendre pour Magnum au volant de sa Ferrari ! L'essentiel de l'effet comique de ces situations réside bien sûr dans le contraste entre l'air guindé du majordome britannique et sa soudaine (et provisoire) « folie » : un gimmick dont useront aussi les scénaristes en confiant à John Hillerman les rôles de ses demi-frères Elmo Ziller et Paddy MacGuinness, le Texan et l'Irlandais étant aussi « rustiques » et vulgaires que l'Anglais est compassé et cérémonieux.

 

La construction en tandem

 

Entre Magnum et Higgins, la relation est donc plus complexe qu'il n'y paraît. L'antithèse n'empêche pas l'osmose occasionnelle, et les querelles perpétuelles cachent en vérité une évidente complicité. Le couple de Magnum est en fait à l'image des tandems vedettes des séries de Bellisario : qu'il s'agisse de Hawke et Santini dans Supercopter, de Jake Cutter et Bon Chance Louie dans Jake Cutter, ou de Sam Beckett et Al Calavicci dans Code Quantum, toujours Bellisario met en scène un héros d'âge mûr mais encore jeune d'esprit (à l'exception de Hawke, aussi joyeux qu'une tombe la plupart du temps), secondé par un homme plus âgé dont l'expérience vient éventuellement tempérer la fougue du plus jeune. La relation varie dans chacun de ces couples : la substitution de Dominic Santini au père de Hawke est explicite, alors que Al dans Code Quantum est d'abord un ami de Sam Beckett ; mais la complémentarité des deux générations demeure, et le comparse est toujours montré comme un élément indispensable, tant sur le plan mental qu'à un niveau plus « utilitaire » : de même que Hawke ne serait rien sans Santini, parce qu'il est le seul parent qui lui reste (même s'ils ne sont pas liés par le sang) mais aussi parce qu'il a besoin de lui pour piloter Supercopter, de même Sam ne peut se passer de Al parce que celui-ci est son unique lien avec son époque et parce que c'est le seul ami qu'il ait jamais eu en dehors de sa famille.

 

 

Le comparse est donc le substitut du père ou du frère, toujours d'un aîné en tout cas. Ainsi se dessine la fonction d'Higgins dans Magnum : outre qu'il donne la réplique à Magnum pour donner à la série un ton de comédie inimitable, il remplace aussi, en partie, la figure du père, douloureusement absente de l'univers affectif du héros puisque son père est mort durant la guerre de Corée. Aucun d'eux, bien sûr, ne l'avoue, et cet aspect de leur relation relève surtout de l'inconscient : autant la légèreté de l'un que le cynisme de l'autre les empêchent d'admettre jamais l'existence d'un tel rapport entre eux. Il n'empêche qu'Higgins sait parfois reconnaître la compétence de Magnum dans son domaine d'activités et sera le dernier à le veiller sur son lit de mort dans « Du côté de chez Mac » et « Coma », les épisodes charnières des septième et huitième saisons. Quant à Magnum, il n'est jamais le dernier à s'inquiéter des absences inexpliquées du majordome et se donne bien du mal pour l'aider malgré lui dans des épisodes comme « Le fleuret », « Déjà vu » ou « Coup de force ».

 

Il est clair que Magnum comme Higgins prennent un plaisir extrême à se mener une guerre perpétuelle, au point que le départ de l'un rendrait l'autre presque dépressif : ainsi, dans « Une rude saison », Higgins ne peut se dissimuler que Magnum, parti dans un excès de colère, lui manque presque autant qu'à ses chiens (qui, au demeurant, ont la même attitude ambiguë que leur maître envers l'hôte de la propriété). Dans « Sain d'esprit », il a beau se déclarer immensément soulagé du départ de son bouc émissaire, devenu héritier d'une fortune colossale, il ne s'en déplace pas moins pour lui rendre visite, comme il le fera plus tard lorsque Magnum se fera détective d'hôtel dans « Hôtel Dick ». Bien entendu, à chaque fois que son amitié pour Magnum le porte à faire un geste en sa faveur, l'ancien sergent-major a toujours une bonne excuse à fournir : à la fin de « In matrimonium », lorsqu'il entreprend de faire à Magnum la lecture de ses Mémoires pour le distraire pendant sa convalescence (à la suite d'un incident mineur), il déclare : « Je me refuse par principe à jouer les nourrices, mais je veux mettre à profit l'occasion qui m'est là offerte de meubler votre esprit demeuré obtus... » ! Quoi qu'il en dise, c'est bien un peu le rôle de nourrice qu'Higgins remplit auprès de Magnum : combien de fois ne le voit-on pas entreprendre un rangement méthodique après le passage de ce dernier, jusque dans le pavillon qu'il habite, ou crier son nom ou quelque juron bien britannique en découvrant sa dernière gaffe !

 

De son côté, Magnum apprécie visiblement cette relation, même s'il se plaint fréquemment d'avoir sans arrêt son chaperon sur le dos. Au fond, il a toujours vécu sous tutelle : celle de son père quand il était enfant, celle de sa mère et de son beau-père ensuite, puis de son unité au Vietnam et, enfin, de la Marine. Celle-ci, d'ailleurs, est plusieurs fois représentée par l'Amiral Hawkes, qui apparaît dans « Souvenirs ineffaçables » et reparaît dans « Avez-vous vu le soleil se lever ? ». Hawkes, homme de commandement et de justice, est une figure éminemment paternelle. Lorsqu'il apparaît à nouveau dans la série, d'ailleurs, c'est en qualité de père, dans « La taupe », où il demande à Magnum de rempiler afin de démasquer un espion au sein des services de la Marine, espion qui se révèle être son propre fils. 6

 

 

Quittant la Marine, Magnum se retrouve à nouveau dans un milieu protégé : la résidence de Robin Masters, sous la tutelle d'un aîné plein d'expérience et de vigilance, Higgins. C'est que la séparation d'avec la « famille », si elle correspond à une certaine maturité intellectuelle, ne témoigne pas pour autant de la maturité tout court. Magnum est resté un grand enfant, et Higgins le vérifie chaque jour - comme le téléspectateur chaque semaine. Dans le téléfilm final de la série, d'ailleurs, Magnum déclare qu'il a quitté la Marine parce que, à trente-trois ans, il s'est rendu compte qu'il n'en avait jamais eu vingt-trois : sa démission, si elle traduit une certaine maturité, marque aussi une volonté de retour en arrière, de régression. Magnum voudrait revenir dix ans en arrière et vivre aujourd'hui les jeunes années dont la guerre l'a privé. S'affranchissant de l'autorité militaire, substitut de l'autorité paternelle, il veut exister enfin par lui-même et tout simplement profiter de la vie. En clair, à trente-trois ans, il aspire à vivre pleinement sa crise d'adolescence. Le domaine privé de Robin Masters devient alors le nouveau symbole du milieu familial : à la fois nid douillet (dans la version originale, la résidence s'appelle d'ailleurs Robin's Nest  - le Nid de Robin) et champ de bataille où il faut chaque jour négocier son droit à l'existence.

 

Dans cette perspective, la relation Robin Masters - Higgins - Magnum apparaît très sophistiquée. Higgins, intendant du domaine, joue le rôle de la gouvernante, détentrice, par procuration, de l'autorité du maître des lieux, auquel il se substitue par conséquent. Robin, lui, est perpétuellement absent, au point que l'on finira par se demander s'il existe vraiment. Cette relation triangulaire est en fait directement transposable en termes de relations familiales : sans être le père de Magnum, Higgins se substitue à celui-ci, évidemment absent puisque décédé.

 

L'équipe qui entoure le héros n'est donc pas réduite, dans Magnum, à un team figé, où chaque personnage aurait une finalité purement fonctionnelle et peu ou pas de personnalité. Au contraire d'autres acolytes célèbres, comme le capitaine Dobey et Huggy Bear dans Starsky et Hutch, ils ont chacun leur profondeur et évoluent au fil de la série. Comme le personnage-titre, ils ont servi à développer les thèmes que l'on retrouve dans l'ensemble du programme, en particulier l'importance de la famille et de l'image paternelle.

 

 

Notes

 

1. De son vrai nom Orville Wright, le personnage porte ainsi le nom de l’un des frères Wright, pionniers de l’aviation : une référence incontournable dans l’univers de Donald Bellisario, passionné d’aviation et lui-même pilote d’hélicoptère.

2. J.BAUDOU, « Magnum, le privé au grand coeur », in Génération Séries n° 15, 3ème trimestre 1995, p. 9.

3. En quelques occasions, tout de même, il s'est abandonné à cette manifestation vulgaire de sa supériorité : on se souvient de son rire irrépressible de « Le marathon », lors de la première saison, lorsque Magnum lui avouait qu'il avait dû prendre le bus, ou encore dans « La poupée chinoise », en apprenant que Magnum a été engagé pour protéger la belle Mai Ling.

4. J. BAUDOU, « Magnum », in Les séries télévisées américaines, CinémAction TV n°8, dirigé par Christophe Petit, CinémAction-Corlet, 1994, pp. 90 à 93, p.93.

5. C’est en tout cas ce que Magnum s’efforce de démontrer à Rick et T.C. dans une digression de « L’étoffe d’un champion », Acte I.

6. Nous assimilons volontairement le personnage de l'Amiral Kitchner, présent dans cet épisode, à celui de l'Amiral Hawkes tel qu'il apparaît l'année suivante dans « Avez-vous vu le soleil se lever ? ». Interprétés par le même acteur, Paul Burke, les deux personnages sont en fait identiques et remplissent une fonction analogue dans le récit.

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