Un article de Thierry LE PEUT
publié dans Arrêt sur Séries n°4 (mars 2001 - aujourd'hui épuisé)

 

Suite du dossier V - la mini-série

 

 

COMMENT INSTAURER UNE DICTATURE EN SIX LEÇONS

Le parallèle Visiteurs-nazis n'est pas un simple gimmick narratif de V. Développé avec une grande rigueur, le scénario montre l'instauration d'une dictature en quelques étapes très vraisemblables. Du débarquement à la prise de pouvoir, petite analyse de la logique totalitaire.

 

 

 

Le débarquement

Une fois établi le contact avec l'humanité, la première étape de l'installation des extraterrestres prend des allures de débarquement. La parenté avec une pénétration militaire est soulignée par les commentaires des personnages assistant à la venue des Visiteurs dans l'usine d'Arthur Dupres, que les nouveaux Amis des humains ont choisie, parmi des centaines d'autres, pour fabriquer les composants chimiques dont ils ont besoin. Trois semaines se sont écoulées depuis la rencontre à bord du vaisseau-mère. Arthur Dupres, toujours dépassé par les événements, confie à sa moitié, Eleanor : « Je n'aurais jamais cru qu'ils étaient si nombreux... », et dans le public rassemblé pour l'accueil triomphal réservé aux Visiteurs, Harmony, une employée chargée de la cafétéria mobile de l'usine, s'écrie, éberluée : « Dis donc ! mais c'est toute leur planète qui débarque ! », bientôt reprise par Tony, le partenaire de Donovan : « Toute leur planète débarque chez nous...! » Pour mieux appuyer encore le parallèle, la journaliste Kristine Walsh, qui commente l'événement, souligne que « la même scène va se dérouler des centaines de fois dans toutes les villes du monde », apportant une mise en perspective vertigineuse.

 

"C'est toute leur planète qui débarque !", et en fanfare

 

La caméra ajoute elle-même à l'effet de nombre en filmant sous plusieurs angles les bataillons extraterrestres sortant d'une navette de transport de troupes et s'alignant avec une discipline toute militaire sur le parking de l'usine, où une fanfare locale joue le thème de Star Wars, promu hymne d'accueil de l'humanité à l'adresse des visiteurs interstellaires. Le choix de la musique, pour anecdotique qu'il paraisse, n'est peut-être pas totalement anodin : si la partition de John Williams est une référence en 1983, année de sortie du dernier opus de la première trilogie de George Lucas, Le Retour du Jedi, le « phénomène » Star Wars est également lié à l'essor sans précédent du merchandising, stratégie commerciale qui consiste à entretenir autour des films un véritable culte en inondant le marché de produits en tous genres que tout fan se doit de posséder sous peine d'être irrémédiablement « largué ». Or, le merchandising sera l'un des moyens encouragés par les Visiteurs pour promouvoir leur image, prolongeant la confusion entre réalité et fiction qui était perceptible dans la séquence de la Rencontre, et s'infiltrant jusque dans les jeux des enfants.

C'est là l'étape suivante du « débarquement » extraterrestre : la propagande, grâce à laquelle les Visiteurs accroissent leur emprise sur les humains, séduisant la jeunesse en même temps que les adultes. Quelques plans du petit Sean Donovan autour d'une réplique d'un patrouilleur visiteur, assorti de figurines à l'effigie de John, Diana et autres Steven (le chef de la sécurité des Visiteurs), suffisent à souligner l'importance du jouet comme instrument de séduction et de banalisation de la présence extraterrestre, et Josh, l'ami de Sean, déclare fièrement qu'il possède presque toute la collection des objets dédiés aux visiteurs de l'espace. Accentuant la perte d'un repère précis entre réalité et fiction, Donovan offre à son fils une clé provenant d'un authentique patrouilleur, qui devient la pièce maîtresse de la collection de l'enfant.

 

 

D'autres scènes confirment l'acclimatation des humains à la présence d'éléments étrangers dans leur environnement : une navette glisse au-dessus de la rue où discutent Abraham et son amie Ruby, sans qu'ils y prêtent la moindre attention, puis stationne le long du trottoir comme n'importe quel véhicule. De même, les uniformes rouges et la démarche martiale des Visiteurs finissent par devenir aussi coutumiers que le passage du laitier dans un quartier à l'anglaise.

Dans le même temps, les Visiteurs affirment leur stratégie de communication en choisissant parmi les humains un porte-parole officiel : ce sera Kristine Walsh, dont l'ambition réduit considérablement l'esprit critique. La scène de sa nomination est placée là encore sous le signe de la séduction, sensuelle cette fois, lorsque Diana glisse autour de la journaliste en lui prodiguant des caresses physiques autant que verbales, qui parviennent sans peine à flatter l'ego de la jeune femme. Si l'on peut parler de connotation homosexuelle à propos de ces quelques images, dont d'autres scènes par la suite se feront l'écho, il est clair aussi que Diana s'y comporte comme un bon reptile, hypnotisant sa proie par une sorte de charme animal pour mieux s'en emparer. L'image du tortionnaire séducteur qui endort la méfiance de sa victime avant de la briser d'un coup sec et précis est associée depuis des siècles à l'idée de cruauté et de sadisme. Dans le cas des Visiteurs, le procédé amène forcément l'image du prédateur et de sa proie.

Le charme de Diana opère d'ailleurs pleinement, puisque Kristine devient très vite la voix des Visiteurs sur les écrans de télévision. Déniant toute distanciation critique, renonçant sans s'en rendre compte au principe élémentaire d'objectivité, elle relaie la propagande d'étrangers qui prennent de plus en plus des allures d'occupants. Lorsque sera décrétée la Loi Martiale, elle vampirisera même l'antenne au point de délivrer l'unique point de vue sur les actes des Visiteurs, devenus par sa bouche les Héros de l'humanité, seul rempart contre l'odieuse conspiration des scientifiques. Stanley Bernstein se plaindra  même de retrouver ses moindres mots dans toute la presse écrite, confirmant la mainmise extraterrestre sur l'information.

 

 

Les affiches placardées à tous les coins de rue achèveront alors de rendre évident l'effort de propagande des Visiteurs. « L'Amitié est universelle » sur une image de Visiteur souriant, main tendue et ouverte, « L'avenir ensemble » sur celle d'un Visiteur embrassant des humains, ou encore « Nos amis » seront les slogans simples et fédérateurs qui s'adresseront à tous cependant que la présence militaire des extraterrestres deviendra effective avec l'apparition de patrouilles armées, la mise en place de barrages routiers et l'institution d'un couvre-feu. La propagande des Visiteurs rend explicite le parallèle avec les régimes totalitaires. Comme Hitler ou Mussolini avant eux, les occupants ont compris que la conquête d'une société passe par celle des esprits, et celle-ci par une propagande efficace. Aux instruments classiques que sont la presse écrite et l'affichage (on retrouve dans les affiches des régimes totalitaires nazi, italien ou soviétique les mêmes postures et la même concision que dans celles des Visiteurs), les extraterrestres ajoutent la télévision, dont Hitler aurait évidemment fait usage s'il avait pu en disposer. L'Allemagne nazie a d'ailleurs largement utilisé la radio, premier instrument de communication par les ondes, dont son chef de la propagande, le docteur Goebbels, disait qu'« avec cet instrument, vous pouvez faire l'opinion publique », et l'on sait qu'Hitler s'est beaucoup intéressé au cinéma : sa capacité de toucher simultanément des centaines de personnes en état de « disponibilité » le fascinait. Surtout, il était conscient que l'image marque les esprits bien plus profondément que n'importe quel discours, une leçon dont se serviront les Visiteurs en diffusant des reportages truqués incriminant les conspirateurs scientifiques.

Si le leader du parti nazi affectionnait particulièrement les rassemblements de masse aux allures de grands-messes, les Visiteurs s'adaptent aux moeurs modernes des humains en leur préférant la télévision, instrument préféré de nombreux hommes politiques à cause de la faculté qu'elle offre d'entrer directement dans les foyers, comme la radio au milieu du siècle. L'utilisation qu'ils en font répond aux mêmes exigences que les représentations publiques d'Hitler, qui avaient lieu en général le soir parce que les esprits étaient alors moins vigilants et donc plus accessibles à la persuasion : c'est aussi le soir que les extraterrestres ont choisi pour apparaître pour la première fois à la télévision, surprenant chez eux des gens fatigués par une journée de travail et particulièrement favorables à une « banalisation de l'extraordinaire », alors même que la présence des astronefs dans leur espace depuis une journée déjà avait commencé de les familiariser avec l'improbable.

Il apparaît alors significatif que les seuls à démontrer un esprit critique, Juliet Parrish et ses collègues scientifiques, aient été filmés durant toute cette séquence sur leur lieu de travail et non dans leur foyer, synonyme de repos et d'une sorte de mise « en état de veille » de l'activité intellectuelle. C'est précisément parce qu'ils assistent à l'événement dans le lieu de cette recherche intellectuelle qu'ils parviennent à conserver un oeil circonspect et sont moins perméables à la stratégie des Visiteurs.

 

Julie Parrish (à droite), son fiancé et ses collègues scientifiques subjugués par l'écran de télévision

 

Toute cette stratégie, qui fait de V une oeuvre intelligente à mille lieues du western spatial, évoque la phrase d'Anthony Rhodes, auteur de La Propagande dans la Seconde Guerre mondiale, selon laquelle « l'avènement des dictatures a coïncidé avec celui des nouvelles techniques de communication ». Elles invitent à se poser la question de la mise en place d'un régime totalitaire non plus comme un problème d'Histoire, tourné vers l'étude du passé, mais plutôt comme une possibilité d'avenir : que se passerait-il aujourd'hui si un groupe parvenait à s'emparer des moyens de communication comme le font ces Visiteurs ? comment réagirions-nous et une nouvelle dictature est-elle possible, fondée sur une technologie qui n'a cessé d'évoluer et permet aujourd'hui des choses peut-être impensables encore en 1983 ? En voyant se mettre en place la machine implacable des Visiteurs, on peut penser à la déclaration triomphale de Goebbels, citée justement par Anthony Rhodes : « Rien n'est plus facile que de mener le peuple où l'on veut. Je n'ai qu'à monter une campagne publicitaire qui l'éblouit, et il tombe dans le panneau. »

 

Immigration interstellaire

On peut voir un soupçon de critique dans la facilité avec laquelle les Visiteurs pénètrent la société américaine, étant donné la résistance que celle-ci a toujours su montrer à l'acceptation d'éléments étrangers. Lors de la scène de débarquement, c'est Caleb Taylor, l'ouvrier noir, qui assimile avec humeur la venue des extraterrestres à une vague d'immigration sans précédent : « D'abord il a fallu se battre contre vous [les Blancs] pour travailler, puis contre les Mexicains et maintenant voilà ces emmerdeurs ! Ils sont même pas de notre planète ! » Si la réplique peut passer pour une touche d'humour stigmatisant le mauvais caractère du personnage, elle pose aussi directement la question de la xénophobie. Non que la menace extraterrestre soit une représentation symbolique de l'immigration, les Visiteurs étant assimilés à l'Etranger quel qu'il soit, mais plutôt parce que la facilité avec laquelle les humains ouvrent la grande porte à leurs visiteurs interstellaires ne laisse pas d'interroger sur leur rapport à l'Etranger dès lors qu'on la rapproche des mesures anti-immigration ou de la haine de l'Etranger traditionnelle dans une partie du peuple américain (l'Amérique offrant une projection à grande échelle du traitement de l'Etranger dans nos sociétés occidentales, non un exemple atypique). Les extraterrestres réussissent en trois semaines là où il a fallu des décennies à d'autres, voire des siècles puisque l'intégration des minorités reste problématique, pour se faire « accepter ». Que les uniformes rouges des Visiteurs parviennent à se fondre si facilement dans un paysage jadis hanté par la « peur du Rouge » et le rejet de l'Etranger ne manque pas de souligner le paradoxe d'une société, voire d'une civilisation entière. Posons-nous alors une question toute simple : et si les Visiteurs avaient choisi d'avoir la peau noire ...?

 

 

C'est encore un élément apparemment anodin du scénario qui souligne la réussite de la pénétration extraterrestre : lorsque Donovan retrouve son fils Sean, celui-ci l'accueille avec une blague comme on en raconte sur les Belges ou (suprême ironie) sur les Juifs : « Tu sais combien il faut de Visiteurs pour changer une ampoule ? Aucun : ils n'aiment pas la lumière ! » Insidieuse, la remarque met surtout en avant l'assimilation culturelle des Visiteurs, devenus sujet de plaisanterie en même temps que source de merchandising. Admis dans le paysage comme dans les esprits, ils ont réussi à merveille leur incrustation, rendant désormais possible la phase suivante de ce que personne ne songe encore, semble-t-il, à appeler simplement une invasion. Preuve qu'il n'existe pas de meilleur moyen de soumettre un peuple que de gagner son esprit par une propagande redoutablement insidieuse.

 

DISPARITIONS...

En fait, la deuxième phase a commencé très vite, bien avant d'être perçue par les humains. Ce sont d'abord Robert et Kathleen Maxwell qui, en assistant à une réception en compagnie des Visiteurs, relèvent quelques éléments curieux, la curiosité se changeant bientôt en inquiétude. Ce sont les mains de Steven, pour commencer, que Robert trouve singulièrement froides alors qu'il fait une température étouffante ; les moustiques, ensuite, qui semblent éviter les extraterrestres alors qu'ils se jettent sur les hommes ; l'alimentation des Visiteurs, également, puisqu'ils évitent soigneusement toute nourriture cuite et se contentent de légumes crus. Ce sont enfin les oiseaux qui, à l'instar des souris de laboratoire lors de l'apparition des premiers astronefs, s'affolent dès qu'un Visiteur frôle leur cage, « comme s'ils étaient... pris de panique », commente le docteur Maxwell, soudain effrayé lui-même.

Le plan du visage inquiet de l'anthropologue est suivi immédiatement d'un travelling sur une série de crânes humains alignés sur une étagère. Une mise au point à travers le dernier de ces crânes révèle la présence du Pr. Quinton (apparu précisément à côté d'un crâne lors de l'une des scènes d'exposition), qui vient de terminer une étude anthropomorphique de John, le Commandant Suprême des Visiteurs. Visiblement très intrigué par ses découvertes, le savant quitte des bureaux déserts et prend place dans sa voiture, la dernière sur le parking, alors que tous les autres employés semblent être rentrés chez eux après la fin de leur journée. Lorsqu'il tourne brusquement la tête vers la banquette arrière, la caméra suit son regard et cadre le visage inquiétant d'un Visiteur. La sonnerie tonitruante de l'usine Dupres introduit alors la scène suivante, masquant la déflagration de l'arme du Visiteur, dont Robert Maxwell trouvera plus tard les traces en inspectant la voiture de Quinton, disparu sans laisser, lui, de trace.

Douze minutes plus tard, c'est au tour de Ruth, l'assistante du Dr. Metz, d'être surprise à son retour chez elle par un Visiteur qui l'attend dans l'ombre derrière la porte. Cette fois aucune sirène d'usine ne masque le bruit du faisceau laser surgi de l'arme extraterrestre, mais la caméra se déplace aussitôt à l'extérieur pour s'éloigner en zoom arrière de la façade tranquille d'un pavillon aux autres pareil. Rien ne laisse soupçonner le drame qui vient de se jouer à l'abri des regards, quelques instants seulement après que Julie eut laissé Ruth devant chez elle. La rue est vide, plongée dans le noir, aucune lumière ne provient de la maison, ni aucun son. Un silence de mort dont seule la musique souligne l'importance dramatique, élément presque incongru de mise en scène là où une rupture de bande son aurait mieux servi le récit.

Ces deux scènes révèlent le travail occulte d'élimination systématique de leurs opposants auquel se livrent les Visiteurs : les découvertes de Quinton représentaient manifestement une menace, de même que Ruth qui venait d'annoncer à Julie qu'elle était parvenue à recueillir des échantillons de peau des Visiteurs. Filmées dans l'obscurité avec à chaque fois un procédé de mise en scène qui souligne le caractère absolument insoupçonnable des événements relatés (la sirène d'usine puis le zoom arrière sur la façade de la maison), ces scènes seront relayées par des allusions à d'autres disparitions de scientifiques. Le moment est alors venu de la troisième phase, cette fois visible au grand jour.

 

Le Dr Robert Maxwell, anthropologue (à gauche), au moment où il aperçoit le premier vaisseau-mère

 

LA CONSPIRATION

La révélation d'une conspiration impliquant les plus éminents scientifiques du monde entier constitue la première phase ouvertement offensive du plan d'invasion des Visiteurs. Hitler, jadis, créa de toutes pièces un incident de frontière en habillant d'uniformes polonais des repris de justice, dont l'agression contre l'Allemagne lui fournit un prétexte pour envahir le pays voisin. Les Visiteurs trouvent un moyen plus imparable encore : la dénonciation, prélude à des mesures policières proprement dictatoriales, provient de vrais chercheurs, figures renommées de l'élite scientifique. Lorsque le Dr. Jankowski et le Dr. Duvivier déclarent devant les caméras de télévision qu'ils ont été contactés par des confrères dans le cadre d'une conspiration visant à s'emparer d'un vaisseau-mère à des fins purement personnelles, le poids de leur témoignage suffit à convaincre les journalistes autant que le public moins informé. L'un des chercheurs incriminés est le Dr. Metz, arrêté après la découverte dans ses dossiers de documents compromettants fabriqués et placés là par les Visiteurs.

L'effet est immédiat, souligné par un plan de Caleb Taylor traitant les conspirateurs de « Salauds de savants ». Le choix de ce personnage peut surprendre : Caleb a un côté vox populi, c'est lui déjà qui comparait le débarquement des aliens à une vague d'immigrants, mais il est aussi le père de Ben Taylor, l'un des collègues de travail de Julie, donc un scientifique. Peu de temps auparavant, cependant, Caleb a été sauvé de la mort par un Visiteur, Willy, lors d'un accident survenu à l'usine. Il est donc plus favorablement disposé envers les extraterrestres qu'au premier jour. Mais sa condamnation péremptoire du milieu scientifique montre aussi la réaction immédiate du public, c'est-à-dire sans distanciation critique. Lorsqu'il condamne en bloc les savants, Caleb ne songe probablement pas à son fils, il adhère sans raisonner à la désignation d'un « bouc émissaire » et ne se soucie ni de la contradiction inhérente à son jugement ni du rapport entre la désignation d'un responsable et la réalité.

Comme l'avait compris Hitler avec les Juifs, devenus du jour au lendemain les responsables de tous les maux, jusqu'au communisme devenu « judéo-bolchévisme », les Visiteurs savent qu'une manipulation bien orchestrée suffit à emporter l'adhésion viscérale de la masse. Des reportages truqués montrant les attentats criminels commandités par les savants inonderont bientôt les écrans de télévision, illustrant la félonie des scientifiques. Un Sénateur les accusera même d'avoir depuis des années caché des découvertes capitales permettant notamment de vaincre le cancer, devenant aux savants ce que fut McCarthy aux communistes.

Même si le scénario de Johnson, par économie narrative, trace cette conspiration à grands traits, les étapes en sont parfaitement vraisemblables parce qu'elles correspondent en tout point à des événements attestés par l'Histoire. La désignation du bouc émissaire, en elle-même, est une pratique rituelle de nombreuses sociétés primitives qui se déchargent ainsi symboliquement de leurs éléments néfastes sur un « coupable » désigné, banni de la tribu après avoir été souvent torturé. En l'occurrence, elle sert la propagande des Visiteurs en leur permettant de se présenter (de s'offrir, littéralement) comme les garants de l'ordre. On peut encore s'étonner de la facilité avec laquelle ils parviennent à être acceptés dans ce rôle par l'humanité entière, mais le scénario met bien en avant la manipulation de masse par les medias. Les Visiteurs sont dépeints par leur porte-parole humaine, Kristine Walsh, comme les véritables bienfaiteurs des hommes, par opposition aux scientifiques qui, en commettant des actes terroristes et en faisant des victimes chez leurs congénères, sont des traîtres à leur « race ». Au contraire des Juifs, dont la persécution reposait sur un discours raciste (le rejet de l'Autre), les savants ont commis un crime moral et ce sont les Etrangers (ironique renversement) qui deviennent les sauveurs de l'humanité.

Kristine Walsh n'est cependant pas la seule à conspuer les savants. Les chaînes de télévision reprennent également les images distribuées par les Visiteurs et se font à leur tour les chantres du secours extraterrestre. Une manière, encore, de souligner le danger d'une société hautement médiatisée où la répétition des mêmes images, pourtant sujettes à caution, finit par transformer une accusation en certitude. Une fois gravées dans l'esprit du public, les images deviennent la réalité, quel que soit le commentaire qui les accompagne : moins suspects de partialité que Kristine Walsh, les autres journalistes n'en relaient pas moins le discours fabriqué par les Visiteurs.

 

Robin, une adolescente sous le charme du beau Brian, chef charismatique de la Jeunesse des Visiteurs

 

PRISE DE POUVOIR

Une fois accréditée la théorie de la conspiration scientifique, la prise de pouvoir des Visiteurs devient effective. Sur la demande des « amis » extraterrestres, l'ONU décrète que tous les scientifiques doivent « faire enregistrer leur lieu de résidence auprès des autorités locales ». La voix d'Abraham Bernstein devient alors celle du souvenir, le Los Angeles de 1983 rappelant à sa mémoire le Berlin de 1938 : comme alors, les mesures annoncées sont « provisoires », mais dans la population la trahison des savants est déjà une réalité et des bandes commencent à s'attaquer à leurs maisons ou à leurs familles. Les vitres des Maxwell sont brisées, leur fille Polly est agressée après avoir reçu à l'école le premier prix de sciences. Explicitant à l'image le parallèle avec l'Allemagne nazie, c'est le vieil Abraham qui pousse son vélo tandis qu'elle explique à sa mère qu'un professeur a tout vu, mais qu'« il s'est contenté de traverser la rue ». Les amis des scientifiques sont également frappés d'ostracisme, comme en témoigne Denny, le compagnon de Julie, rejeté par son milieu à cause de ses « fréquentations » et finalement heureux de se décharger de son dépit sur un bouc émissaire : à Julie qui a du mal à croire à tout ce que rapportent les journaux télévisés il répond sèchement « Tu as tort », consommant réellement leur rupture.

Seuls quelques journalistes intègres conservent semble-t-il leur esprit critique. Alerté par Tony qui a constaté que Jankowski et Duvivier étaient subitement et sans explication devenus gauchers, Donovan découvre la vérité sur les Visiteurs en s'infiltrant dans l'un de leurs vaisseaux. Mais alors qu'il s'apprête à témoigner devant les caméras de Clete Roberts, les extraterrestres prennent le contrôle des ondes (le générique d'Au-Delà du Réel devenant réalité...) et dénoncent les agissements terroristes des conspirateurs, au nombre desquels se voit rangé Donovan. Ses images ne seront pas diffusées et les Visiteurs affirment désormais leur présence militaire. Pour la première fois, des soldats en armes apparaissent et font feu sans sommation. Si Donovan est pour l'instant leur cible, d'autres suivront bientôt et cette évolution, prévisible, marque l'avènement d'un Etat policier.

« Devant l'étendue et la gravité [des] émeutes [déclenchées par les savants] », déclare John sur tous les écrans, « la plupart de vos gouvernements nous ont demandé aide et protection, ce que bien sûr nous sommes heureux de leur procurer. Ils sont en sécurité à bord de nos vaisseaux, où nous veillerons sur eux. » Il faut entendre, bien sûr : nous avons pris le contrôle de la plupart des pays et retenons prisonniers les membres des gouvernements, si tant est qu'ils soient encore en vie. « Vos dirigeants avec sagesse ont suggéré que décréter la Loi Martiale serait une aide précieuse en ces temps difficiles. Nous avons donné notre accord. » On constate cependant que, au contraire de ce qui se passera à la fin de la deuxième saison d'Invasion Planète Terre, ce ne sont pas les dirigeants en question qui annoncent ces mesures, mais les Visiteurs eux-mêmes. Surtout, la mention de l'« accord » donné par ces derniers indique bien qui a pris réellement la décision, et la formule des « temps difficiles » évoque de noirs souvenirs dans la mémoire d'Abraham, présent devant son poste.

 

Donovan pourchassé par une navette des Visiteurs dans les rues de L.A. sous loi martiale

 

« La police à l'échelon local travaillera avec nos patrouilles de Visiteurs » (et non l'inverse), « et nous allons solliciter l'aide dans le monde entier des unités des Amis des Visiteurs. » L'appel à la collaboration est un autre parallèle avec l'Allemagne nazie et trouvera une double illustration dans le zèle du jeune Daniel Bernstein, très vite promu pour ses « bons et loyaux services », et dans celui d'Eleanor Dupres, la mère de Donovan, devenue l'amie personnelle de Steven. Tous deux « donneront » tour à tour les Maxwell lorsqu'ils tenteront de se cacher chez les Bernstein puis quitteront la ville avec l'aide du jardinier Sancho Gomez. La délation, pratiquée par complicité idéologique ou par intérêt, a toujours été l'une des bases d'un régime de terreur : sortie affaiblie de la guerre du Péloponnèse en 404 avant Jésus-Christ, la ville d'Athènes, berceau de la démocratie, fut durant quelques années la proie des sycophantes, sortes de délateurs professionnels qui profitèrent de l'instauration d'un tel régime pour dénoncer des ennemis sous des prétextes fallacieux, espérant ainsi s'emparer impunément de leur fortune. L'Allemagne nazie n'a donc rien inventé.

« Nous espérons que cette crise va se terminer assez rapidement », ajoute encore John. « Soyez persuadés, chers amis, qu'avec les miens nous ferons de notre mieux pour vous aider à traverser cette épreuve et à maintenir l'autorité. » Le recours au vocabulaire affectif ne masque pas la prise de contrôle, les Visiteurs affirmant explicitement qu'ils entendent maîtriser la situation, quand bien même c'est « pour le bien » des populations. Les termes de « crise » et d'« épreuve » répondent aux « temps difficiles » mais surtout justifient le mot sur lequel John achève son discours, et qui fait sursauter Abraham, jusque-là impénétrable : « l'autorité ». C'est bien un Etat policier qui est désormais instauré, et l'on sent même chez Stanley Bernstein, l'incorrigible optimiste, comme un soupçon d'inquiétude lorsqu'il quête l'approbation de son père : « Ce sera vite fini... Hein, papa ? »

 

ÉTAT DE SIÈGE

L'existence d'un discours « officiel » coupé de la réalité devient vite évidente. « Dans tous les pays », déclare l'imperturbable Kristine Walsh, « les Visiteurs maintiennent l'ordre et provoquent l'amitié. Partout la police et l'armée coopèrent pleinement... » Ordre et amitié, toujours, mais Donovan, devenu un paria en fuite, découvre bientôt que si les militaires coopèrent c'est qu'ils sont tous aux arrêts de rigueur, les Visiteurs ayant pris le contrôle effectif des bases aériennes et de tous les organes de l'autorité. La télévision continue de montrer les horreurs commises par les conspirateurs sur des populations civiles, comme jadis les organes de presse du parti nazi dénonçaient les atrocités prétendument commises par les Juifs et les communistes. Et Kristine Walsh de poursuivre le panégyrique de l'envahisseur en déclarant que les Visiteurs s'emploient à sauver les vies humaines menacées par les terroristes.

Los Angeles se transforme en quelques jours en ville en état de siège. Des barrages routiers empêchent les scientifiques de quitter la ville, faisant de celle-ci un ghetto ; la police et les Visiteurs procèdent à des arrestations arbitraires accompagnées de violences ; les téléphones sont mis sur écoute et la nourriture sévèrement rationnée. Un marché noir très lucratif se développe, dans lequel Elias Taylor, le cambrioleur, frère du Dr. Benjamin Taylor et fils de Caleb, tient à avoir sa part. Devenu le roi de la rue, il refuse d'aider son frère lorsque celui-ci vient le trouver, ce qui motivera son adhésion à la cause des rebelles quand Ben sera assassiné par les Visiteurs.

 

Daniel, un adolescent en mal de repères, immédiatement fasciné par les Visiteurs

 

Le scénario continue d'explorer les différentes attitudes générées par cette situation de crise. Jusqu'alors élève peu doué et incapable de conserver très longtemps un travail, Daniel Bernstein trouve une raison de vivre dans les Jeunesses des Visiteurs : on le voit astiquer avec soin son pistolet devant les reportages truqués de la télévision, fier du pouvoir que lui confère l'arme et pressé de l'utiliser pour une « cause » dont la justesse l'inquiète peu. Une scène d'arrestation donne l'occasion d'opposer à travers deux policiers deux attitudes de la police face à l'obligation de collaborer : Bob et Randy, qui apparaîtront de nouveau dans le second téléfilm de la première mini-série, sont traités sur le mode du stéréotype mais illustrent efficacement la question de la collaboration policière. Alors que l'un est brutal et borné, l'autre s'indigne du recours à la violence. « Un voyou c'est un voyou », s'entend-il rétorquer. « Rien n'a changé sinon que c'est plus les mêmes qui donnent les ordres ! »

Grâce au concours de ces collaborateurs, l'opposition est muselée radicalement. Isolés, les savants qui sont parvenus à échapper aux contrôles s'enferment dans la clandestinité et commencent, avec Julie et Ben, à s'organiser en un mouvement conscient de résistance. D'autres doivent se cacher, à l'instar des Maxwell, traînant avec eux leurs familles parfois récalcitrantes, Polly aspirant à se battre tandis que Robin refuse de quitter ses amis et son environnement familier. Les autorités, on l'a dit, collaborent ou sont mises « aux arrêts », quant à la presse elle est réduite au silence, toutes les informations étant contrôlées par les Visiteurs. Stanley Bernstein, finissant (enfin ?) par s'inquiéter de la situation, s'en indignera en s'écriant : « j'en ai assez de voir cette fille [Kristine Walsh] et de toujours entendre une seule version des faits ! » Mais sa colère sera celle d'un enfant contraint, s'achevant sur une formule boudeuse (« Je veux que tout redevienne comme avant ! ») et très vite étouffée par la crainte d'être dénoncé par son propre fils.

Lorsque s'achève le premier téléfilm, la situation de fait est donc bien un Etat totalitaire. L'oppresseur est maintenant partout : dans la rue, dans les medias, à l'intérieur des foyers et jusque sur les lignes téléphoniques. Big Brother insidieux, il contrôle les images aussi bien que les voies routières et constitue le seul pouvoir visible, les gouvernements n'étant jamais représentés à l'écran. La démonstration est claire : le contrôle des masses ne passe plus par la politique mais par les organes de la communication, véritable clé du pouvoir absolu.

L'épilogue est cependant porteur d'espoir, préambule au réveil de la conscience humaine dans la suite de l'histoire : le V initial de Visiteurs prend un sens nouveau lorsqu'Abraham Bernstein s'empare d'une bombe de peinture que des gamins utilisent pour taguer les affiches de l'oppresseur, et s'en sert pour peindre un V qui, lui, est « pour la Victoire ». L'élan est donné à la Résistance, dont la lutte pour la liberté occupera le reste de la série. Avec Julie, promue par la force des choses à la tête du réseau de résistance, mais aussi Donovan, toujours dans le maquis, et les « alliés » Sancho et Abraham, la voie est tracée pour un combat inégal mais chargé d'espoir, qu'annonçait le prologue au Salvador.

 

Abraham, rescapé du fascisme nazi, et son amie Ruth apprennent aux enfants comment taguer les affiches des Visiteurs pour que se répande l'idée de Résistance

 

 

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