Un article de Thierry LE PEUT

paru dans Arrêt sur Séries 2 (septembre à novembre 2000)

 

Dire que Donald P. Bellisario, ancien producteur des Têtes Brûlées et de Galactica, créateur et maître d’oeuvre de Magnum, Code Quantum et Supercopter (entre autres), aime mettre en scène l’armée est aujourd’hui une banalité. De fait, ses plus grands succès sont étroitement liés à l'univers militaire, dont il explore les petites tares, les qualités et les compromissions depuis une bonne vingtaine d'années. Après les pilotes fortes têtes de l'escadron 214 dirigé par Greg 'Pappy' Boyington, puis l'ancien Marine Thomas Magnum, c'est avec le personnage d'Al Calavicci qu'il a continué de développer cet important background dans Code Quantum, pour ensuite créer JAG.

 

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Le JAG, initiales de Juge Avocat Général, est un service de la Marine chargé de mener des enquêtes internes lorsqu'il se produit un crime ou un événement grave. Le lieutenant Harmon Rabb, Jr, dont le père fut porté disparu au Viêtnam (Magnum perdit le sien lors de la guerre de Corée et Sam Beckett, le héros de Code Quantum, perdit son frère au Viêtnam, de même que Hawke dans Supercopter), est ainsi amené à faire la lumière sur des morts suspectes, des accidents dramatiques ou des prises d'otages, tout en s'efforçant de faire le moins de vagues possible et de ménager, parfois, la susceptibilité de supérieurs peu enclins à collaborer. De manière générale, pourtant, Rabb n'est pas du genre influençable et ne laisse rien ni personne se mettre en travers de son enquête, fort de l'immunité que lui confère sa fonction.

 

LES GARS DE LA MARINE

 

L'idée, on l'a dit ailleurs, a pu être soufflée à Bellisario par le film Des Hommes d'Honneur, avec Tom Cruise, Demi Moore et Jack Nicholson, mais elle se prête parfaitement à une "assimilation" bellisarienne. D'épisode en épisode, le producteur, également scénariste et réalisateur comme sur ses précédentes séries, explore le monde fermé de l'armée, posant ses caméras aussi bien dans la Marine que dans l'Aéronavale ou l'Armée de Terre. Jalousies, rivalités, humiliations, secrets d'alcôves, espionnage militaire et missions diplomatiques se disputent les faveurs des scénaristes recrutés par le Maître, qui ont commencé en intégrant à leurs histoires des images empruntées à des oeuvres de cinéma : la première saison pioche ainsi dans A la poursuite d'octobre rouge  et Danger immédiat  pour alimenter les scènes d'action de quelques épisodes, sans nuire pour autant à la qualité des histoires, généralement tout à fait honorable.

 

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Pourtant, malgré des scores qui ne sont pas spécialement catastrophiques, NBC décide de ne pas renouveler la série en deuxième saison. Le dernier épisode ne sera d'ailleurs pas diffusé aux Etats-Unis et son cliffhanger, programmé en France, restera sans suite. Mais ce revers de fortune n'a pas raison d'une série qui est loin d'avoir épuisé son potentiel. CBS lui fait une place dans sa grille à la mi-saison 1997 et lui donne l'opportunité de transformer un brillant essai. JAG  en est maintenant à sa cinquième saison et son succès ne s'est pas démenti depuis 1997.

 

LES RAISONS DU SUCCES

 

Les raisons du succès de la série sont somme toute assez simples. Un bon casting, d'abord. David James Elliott, qui a obtenu son premier rôle régulier dans la série canadienne Street Legal  entre 1985 et 1988 puis est entré dans la peau d'un pilote pour Fly By Nigh, en 1991, avant de participer aux nouveaux Incorruptibles entre 1992 et 1994, a un charisme évident qui évoque le mâle Tom Selleck ou Scott Bakula dans Code Quantum. Bellisario raconte d'ailleurs que sa rencontre avec le comédien a produit sur lui le même effet que celle, quelque quatorze ans plus tôt, avec Selleck. A ses côtés, le père de Magnum a tenu à placer quelques fortes femmes, capables dans le monde machiste des militaires de rivaliser d'audace et de ténacité avec les mâles les plus obstinés. Andrea Parker, présente dans le téléfilm pilote, sera vite remplacée par Tracy Needham, plus fragile mais tout aussi déterminée (notons que Mlle Parker se consolera en jouant le rôle de son homonyme dans Le Caméléon, après avoir rendu une ou deux visites à son ancien partenaire en qualité de guest star). Andrea Thompson complètera l'équipe féminine en incarnant le chef de Rabb dans la première saison.

 

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Avec la deuxième saison, Le Lt Rabb gagne une nouvelle assistante : Meg Austin mutée ailleurs, c'est Sarah McKenzie qui lui succède, tandis qu'une rencontre épisodique de la première saison, Bud Roberts, fait son entrée au JAG pour seconder notre vaillant héros. McKenzie, incarnée par l'actrice Catherine Bell, n'a rien à envier à sa prédécesseuse (il paraît qu'il faut fémininiser les noms...) en matière de courage et de ténacité. Quant à Bud, il est campé avec fantaisie par Patrick Labyorteaux (l'ancien Andy Garvey de La Petite maison dans la prairie, frère adoptif de Matthew Laborteaux) et se révèle, derrière son apparence inoffensive et un peu niaise, un auxiliaire très efficace et un ami précieux. A la tête du JAG, John M. Jackson, ex-patron de Vinnie Terranova dans Un Flic dans la mafia, confirme une présence esquissée dans la précédente saison et accède au générique de début, voyant son rôle étoffé. 

Mais le casting n'est pas tout. Les scénarii de la série sont également d'une qualité soutenue, comme l'étaient ceux de Magnum. Autour de Bellisario, Jack Orman, R. Scott Gemmill, Tom Towler et Stephen Zito assurent l'essentiel de la deuxième saison, prêtant leur plume aux thèmes bellisariens par excellence : l'honneur, le dépassement de soi, la responsabilité, l'héritage paternel et la filiation, le tout saupoudré d'un zeste de patriotisme bon teint.

 

UN ESPRIT AVANT TOUT

 

Chaque épisode, en outre, est tourné dans de nombreux décors naturels et riche en action. Même les huis-clos comme "Les espions" bénéficient d'un traitement soigné qui ménage les effets dramatiques. Les intrigues, transportées dans des lieux variés, sont suffisamment renouvelées pour maintenir l'intérêt. Quant au thème musical, composé par Bruce Broughton (La Conquête de l'Ouest, Dallas, Perdus dans l'espace  au cinéma), il dégage une force et un sentiment martial juste ce qu'il faut pour ne pas sombrer dans le patriotisme outrancier. 

Car, comme l'écrivait le magazine Séries Mania  dans son n°7 (août 1998), « si JAG pouvait laisser présager une oeuvre reaganienne ou encore un spot publicitaire de la Navy, il n'en est rien. » Le générique, résolument branché uniformes, ressemble certes à une vitrine de la Marine mais il est également efficace et les épisodes, quant à eux, se détournent de la propagande pour privilégier l'étude des personnages et les situations. En regardant JAG, on en apprend davantage sur le monde de l'Armée, avant tout américaine certes mais pas seulement, et on peut facilement s'attacher aux différents protagonistes, suffisamment bien trempés.

 

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Plus encore que dans Magnum, qui parvenait aussi à donner du monde militaire une image toute en nuances, l'armée est montrée comme un réservoir d'humanité, au sens où les choix et les opportunités qu'elle génère sont propices à l'exploration des émotions humaines. Il faut voir dans le générique très martial davantage le reflet d'un état d'esprit qu'un hommage appuyé à la caste militaire. Par l'image qu'elle véhicule, la présence constante de la mort, les notions de courage et de sacrifice, l'armée est un formidable vivier de situations dramatiques et de dilemmes en tous genres.

 

heros (dans le) pacifique

 

S'il est indéniable que le Lt Rabb est présenté comme une version moderne du Héros, il est loin pourtant d'avoir le caractère unidimensionnel d'un policier comme Hooker ou la rudesse caricaturale d'un Walker. Il sait rester humain, comme les meilleures créations de Bellisario. L’ombre de John Wayne a beau ne pas être loin, le John Wayne portant haut l’uniforme dans Opération dans le Pacifique (1951) ou Les Aigles volent vers le ciel (1957), David James Elliott n’en campe pas moins un héros actuel, sujet au doute et ouvert aux nouveaux courants de pensée, pour qui toute solution ne passe pas forcément par la violence, bien au contraire. 

« J’ai créé JAG parce que le style de télévision que j’aime regarder, les programmes dramatiques, riches en action et en rebondissements, ont complètement disparu des ondes », expliquait Bellisario en 1995. « Je ne fais pas de sitcoms, je ne fais pas de drames urbains névrosés, et bien que les questions politiques, éthiques et morales soient présentes dans les héros que je crée mon premier objectif est toujours de divertir. » Une profession de foi qui rapproche le producteur de ses complices des années quatre-vingt, Larson et Cannell, entièrement dévoués à l’entertainment, tout en affirmant le souci de Bellisario de refléter d’une manière ou d’une autre la société dans laquelle il vit. 

 « J’ai servi quatre ans dans les Marines », poursuit le créateur de Magnum, « et je suis resté fasciné par le code de l’honneur militaire  -  Dieu, le devoir, l’honneur, la nation  -  et par la manière dont il survit encore à une époque où tout change si vite. » En travaillant sur Les Têtes Brûlées, l’occasion lui fut donnée d’explorer ce motif et, déjà, de s’interroger sur la fraternité très forte liant les compagnons d’armes. Attaché à l’idée de paternité et de transmission, il introduisit même dans la seconde saison un personnage de (très) jeune pilote, Jeb Pruitt, réminiscence peut-être du personnage de Montgomery Clift dans le film Tant qu’il y aura des hommes, afin d’accentuer le caractère familial de l’escadrille 214 et de développer le rapport particulier, fait de respect, de camaraderie et d’amour filial, qui unit les combattants dans la vision du producteur.

 

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Comme Jeb Pruitt et comme les autres héros de Bellisario, Harmon Rabb Jr est marqué par la disparition de son père, qui constitue l’un des fils rouges de la série, bien qu’il soit totalement laissé en suspens au cours de la deuxième saison. « Harm a un héritage à préserver », commentait l’acteur David James Elliott, « et il est très conscient de cela dans tout ce qu’il fait. » Au fil de la première saison, on apprend que Harm, encore adolescent, était si obsédé par le désir de retrouver son père qu’il est parti seul à sa recherche au Viêtnam, au mépris des risques insensés qu’il prenait. Des années plus tard, dans l’épisode « Le prisonnier » (1.20), il acquiert la certitude que son père est bel et bien vivant, détenu dans les prisons chinoises, même si le scénario laisse volontairement planer le doute sur cette « certitude ». Il n’est pas anodin, au passage, que le comédien engagé pour prêter sa voix au prétendu père de Rabb ait été Richard Crenna, indissociable aujourd’hui de son rôle de père-mentor dans la trilogie des Rambo au cinéma. Si le retour de JAG sur CBS en 1997 a laissé de côté la quête du héros, dès la confirmation de la série à la rentrée suivante Bellisario a repris cette ligne directrice, relançant l’enquête sur le sort du père de Rabb et réintégrant l’idée de sa détention en Chine.

 

l’armee et ses dames

 

A l’instar de Magnum et de Sam Beckett, Harmon Rabb Jr est un personnage attaché aux valeurs traditionnelles que défend Bellisario. Il n’est pas exempt, parfois, de chauvinisme et possède des défauts, ne serait-ce que le désordre, visible au premier coup d’oeil dans son appartement. En revanche, il ne souffre pas de la misogynie encore très forte dans le corps militaire et très perceptible quelques années plus tôt dans un autre show de Bellisario, Supercopter

La ressemblance de l’actrice Tracy Needham, qui incarne la partenaire de Rabb dans la première saison, avec Jean Bruce Scott qui fut Caitlin dans Supercopter  et le Lt Maggie Poole dans Magnum encourage d’ailleurs à établir un parallèle entre les différentes séries du producteur et à observer l’évolution de la place de la femme dans les univers très machistes que dépeint l’auteur de JAG. On constatera alors que la forte personnalité de Meg Austin, reprise dans le personnage de Sarah McKenzie à partir de la deuxième saison, contraste avec la fadeur du Lt Poole ou de Caitlin, qui restaient tributaires des hommes et ne parvenaient jamais à tirer leur épingle du jeu. Alors que l’on sent bien dans Supercopter que le personnage féminin est un élément rajouté (Bellisario n’en avait pas tenu compte dans la première livraison de la série et cette addition lui fut imposée par la chaîne qui diffusait le show), dont les scénaristes la plupart du temps ne savent pas que faire, dans JAG au contraire il est intégré au concept et rendu indispensable. 

« A mesure que l’armée se modernise », reprenait Bellisario dans le dossier de presse de Paramount, « les femmes acquièrent une influence qu’elles n’ont jamais eue auparavant. C’est loin de plaire à tout le monde, cependant, et le conflit entre tradition et changement sera un thème que JAG explorera encore et encore. » Dès sa première apparition, dans le deuxième épisode, le personnage de Meg Austin est l’objet des soins du scénariste, qui la met en position de lutte contre elle-même pour s’imposer dans l’univers confiné d’un sous-marin en difficulté. En s’efforçant de vaincre sa claustrophobie, elle doit en fait garder le contrôle d’elle-même et prouver ainsi sa force de caractère et sa capacité à faire face à n’importe quelle situation, ce qui sera constamment exigé d’elle par son entourage essentiellement masculin.

 

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D’autres épisodes de la série feront la part belle aux femmes soldats, confirmant le souci de Bellisario d’explorer ce thème mais aussi sa volonté de le faire avec honnêteté : loin de tomber d’un excès dans un autre en prenant brusquement fait et cause pour la femme en dépit de la psychologie des personnages, la série s’attache au contraire à peindre des femmes plurielles et complexes. Dans « Les recrues » (1.9), Meg Austin incorpore une unité de femmes-soldats aussi brutales et conspiratrices entre elles qu’un groupe d’hommes. Dans « Harcèlement », Sarah et Harm doivent faire la lumière sur une accusation de discrimination sexuelle dans l’Aéronavale. Loin de stigmatiser le machisme effectif de ces messieurs, l’épisode montre une femme sénateur particulièrement obstinée (et de mauvaise foi) et oppose les deux protagonistes, Sarah prenant d’office la défense de la femme tandis que Harm, qui connaît bien l’officier accusé de sexisme, est plus circonspect et se demande si l’accusatrice ne cherche pas simplement à rendre son officier supérieur responsable de sa propre incompétence. Les ardent(e)s féministes trouveront peut-être que la conclusion de l’épisode confirme une certaine misogynie ambiante mais le scénario a le mérite, cependant, de ne pas poser le débat de manière excessivement manichéenne. 

JAG se veut donc une série « moderne » par sa capacité à aborder de front des questions actuelles. Les fans de Magnum se souviennent que le Lt Maggie Poole, lors de sa première apparition, dans l’épisode « Avez-vous vu le soleil se lever ? », était déjà « féministe » dans l’âme, écoeurée par le machisme de son patron et remplie de mépris pour ce qu’il représentait. Elle était loin, pourtant, d’avoir le relief de Meg Austin et de Sarah McKenzie, qui assument pleinement leur féminité tout en jouant dans l’armée un rôle de premier plan.

 

la participation de l’armee

 

Et que pense, justement, l’armée de cette série qui la met en scène ? A dire vrai, elle en pense aujourd’hui tant de bien qu’elle n’hésite plus, à l’occasion, à lui ouvrir ses installations et ses destroyers le temps d’un tournage, comme ce fut le cas pour « Tiger, Tiger », un épisode de la troisième saison filmé en partie à bord de l’USS John A. Moore, à San Diego. Mais ce ne fut pas toujours le cas. Lorsqu’il voulut obtenir le concours de la Navy pour le tournage du téléfilm pilote, en 1995, Donald Bellisario se heurta à un mur. Il eut beau crier, supplier, menacer, frapper tant au Sénat qu’au Ministère de la Défense, rien n’y fit : les executives de la Navy, comme disent les Américains, refusèrent obstinément de se « mouiller » en accordant leur soutien à une entreprise qui n’avait pas encore fait ses preuves. 

« Personne dans la Navy ne peut perdre une étoile pour ne pas avoir coopéré avec une série télé », explique le producteur. « Mais ils le peuvent pour avoir coopéré avec une série qui critique la Navy ! » Tout en déplorant la frilosité des responsables de l’époque, Bellisario affirme donc la comprendre. Il n’en reste pas moins qu’il dut se débrouiller avec les décors du film USS Alabama (de Tony Scott avec Gene Hackman et Denzel Washington) et quelques images d’ A la poursuite d’Octobre Rouge pour donner à son pilote tout le réalisme qu’il voulait y voir. Par la suite, la production installa ses caméras dans des musées ou d’anciens chantiers navals pour tourner les indispensables scènes de navire, comptant sur les effets spéciaux pour masquer certaines parties du décor ou ajouter les arrière-plans. Si le résultat à l’écran est tout à fait convaincant, cela n’a donc pas été sans de sérieux problèmes de logistique et de direction artistique.

 

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Le temps et le succès aidant, l’Armée a donc révisé son jugement et prêté son concours aux producteurs, ravis de pouvoir tourner sur des bâtiments encore en exercice et compter sur la participation de véritables matelots. « Nous gagnons vraiment beaucoup de temps en faisant appel aux marins », insiste David James Elliott. « Ils savent déjà faire à peu près tout ce dont nous avons besoin. » Et le comédien d’ajouter, concernant les décors, que « sur un plateau on peut construire un pont et l’intérieur d’un navire, mais ce n’est rien comparé à la possibilité de filmer sur un vrai bâtiment. Cela ajoute au réalisme de la série et c’est une qualité qu’on ne peut pas acheter. » Un constat appuyé par le producteur Mark Horowitz qui explique que le coût nécessaire à la réalisation en studios de l’extérieur d’un navire serait bien trop élevé pour une série. 

Bellisario n’a pas attendu le bon vouloir des responsables, cependant, pour s’assurer le concours et les conseils techniques d’anciens militaires. Dès le téléfilm pilote, il a engagé Matt Sigloch, un ancien Marine, pour superviser tous les petits détails du tournage et traquer les erreurs de scénario et de réalisation. Plus tard, c’est un Amiral, Paul T. Gillcrist, qui rejoindra l’équipe. Consulté sur un scénario, il rencontre Bellisario et se retrouve chargé, comme Sigloch, de veiller à la précision des détails. Il signera même un scénario, celui du premier épisode de la troisième saison, « Le mystère du Hornet », en collaboration avec Bellisario. (voir encadrés)

 

l’armee telle qu’elle est

 

Avec tout ça, rien d’étonnant à ce que la série ait gagné les faveurs des vrais membres du JAG, qui selon Gillcrist lui-même adorent la série, quand bien même le personnage de Harmon Rabb est un peu plus « héroïque » qu’ils ne le sont dans la réalité. Mais ce n’est pas pour autant que la série est devenue un programme de propagande de l’Armée. « Nous montrons l’armée de façon positive », admettait Bellisario au début de la série, « mais ce n’est pas une affiche de recrutement. Si je parle de l’homosexualité dans la Marine ou du harcèlement sexuel, je parlerai de tous les aspects de la question. » La preuve par l’exemple deux ans plus tard avec l’épisode « Harcèlement », déjà cité, ou avec « La dernière mission » qui aborde le thème de l’homosexualité en évitant le sermon mais sans épargner l’intransigeance de certains militaires. 

Les adeptes de Code Quantum ont peut-être gardé en mémoire un épisode de la série où Bellisario tentait déjà une approche de l’homosexualité dans l’univers d’une institution militaire, « Chasse à l’homme » (bravo aux traducteurs, qui ont rendu par ce curieux jeu de mots le titre original un peu moins allusif : « Running For Honor » !). Bien que la diffusion de cette histoire eût soulevé une polémique en 1992, Bellisario tenant bon face à la menace des annonceurs de boycotter la chaîne ABC si l’épisode était diffusé, le résultat, comme le notait Patrick Marcel, n’était pas très convaincant : « Sam élude jusqu’au bout le sujet de ‘son’ orientation sexuelle, et les personnages homosexuels de l’épisode sont assez piètres, même compte tenu du contexte répressif dans lequel ils vivent. » (Code Quantum, Itinéraire d’un ange gardien, DLM, 1994, p.86-87)

 

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S’il arrive à JAG d’égratigner un membre de l’Armée, le propos de la série n’est cependant pas de salir l’uniforme ni même de porter un regard critique sur l’institution. Juste de montrer un groupe d’hommes avec autant d’honnêteté que possible, sans rechercher la polémique et sans nier certaines réalités plus ou moins « désagréables ». « Je pense que la grande majorité des gens qui sont dans l’armée et dans le gouvernement sont là pour servir une cause et pour servir leur pays », déclare Bellisario sans crainte d’avoir l’air rétro ou « idéaliste ». « Je veux que cela apparaisse dans la série, mais en même temps certains ne sont pas là pour servir leur pays et cela apparaîtra aussi. » De nombreux épisodes mettent en scène des personnages héroïques ou à tout le moins montrés comme des résurgences d’une ancienne conception de l’honneur, du devoir, du courage. Certains ont quelque peine à trouver encore une place dans la société, comme le Paul Bauwer de « L’ange gardien » (2.12), d’autres sont en conflit avec leurs supérieurs à cause de leurs convictions, à l’instar du Sergent Crockett de « Tireur d’élite » (1.15), d’autres encore refusent de renoncer à leur exigence pour accompagner un prétendu progrès, comme le Capitaine Koonan de « Une autre époque » (2.11). Quels que soient leurs crimes ou leurs défauts, tous ces personnages sont dépeints avec une sympathie évidente mais il arrive aussi qu’une pomme pourrie soit découverte dans le panier, même si c’est, conformément à la volonté de Bellisario, plus rare : Gayle Osborne dans deux épisodes de la deuxième saison (2.2 et 2.7) en est une illustration parmi d’autres.

 

une anthologie militaire

 

Comme Magnum et Code Quantum, les programmes les plus riches de Bellisario, JAG bénéficie d’une écriture rigoureuse jouant sur la variété des intrigues et les différentes potentialités de la série. « J’ai réuni une équipe d’écrivains qui me fourniront des histoires et des tonalités variées », annonçait le producteur. Comme le concept repose à la fois sur le schéma de l’action-adventure et sur celui du courtroom drama, mêlant de fréquentes incursions dans les tribunaux et des séances d’interrogatoire avec confrontation de témoins et argumentation construite, les scénaristes disposent d’une certaine latitude pour développer effectivement des histoires variées, rapprochant la série de ce que Magnum et Code Quantum s’efforçaient déjà d’être : des anthologies, réutilisant certes les mêmes protagonistes dans chaque épisode mais cultivant aussi le changement et l’effet de surprise, de manière que le public ne sache pas à quoi s’attendre d’une semaine sur l’autre. Drame, comédie, parodie, action, tous les genres sont a priori exploitables dans la série : le huis-clos avec « Torpille » ou « Les espions », l’action avec « Le dernier saut », la comédie légère avec « Visite Royale », le courtroom drama avec « Rendez-vous », l’enquête policière classique avec « Qui veut tuer Shepard ? », etc. La première saison risque même une parodie de The X-Files avec lumières vertes et événements inexpliqués dans « La base fantôme ».

 

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On s’en serait douté avec un tandem bisexué, la série laisse aussi planer un rien de tension sexuelle entre les protagonistes, sans pourtant en faire un ingrédient majeur, un peu comme The X-Files qui en se concentrant sur les enquêtes des héros a fait durer leur « romance » pendant des années. « Il y a bien une alchimie entre eux deux », déclarait Bellisario au sujet de Harm et Meg, sa première équipière. « Mais tous deux sont très professionnels et aucun des deux ne veut mettre en péril cette relation professionnelle. Ce sera donc intéressant de voir comment ils vont réussir à se maintenir sur la corde raide en étant projetés dans les mêmes situations, parfois de manière très proche, et en parvenant toutefois à garder leurs distances. Ou peut-être à ne pas les garder... » L’arrivée de Sarah McKenzie ne change rien à la distribution des cartes initiale, certains épisodes, comme « Adrénaline » où ils s’écrasent tous deux dans les montagnes et doivent échapper à des assassins, resserrant les liens entre eux tout en préservant leur indépendance. Le magazine américain Mad ne se gênera pas d’ailleurs pour railler cet élément on ne peut plus classique de la série.

Autre élément qui pourrait inciter (précipitamment) à rapprocher JAG de The X-Files, mais à l’image cette fois : chaque changement de lieu est signalé par une incrustation sur l’écran, inscrite en lettres vertes qui apparaissent progressivement sur le bas de l’écran, à gauche (bref, comme dans les aventures de Mulder et Scully). Oui mais... cette manière de souligner les déplacements dans l’espace est aussi un mode de « narration assistée » inspiré de la bande dessinée et que l’on retrouve dans les thrillers-blockbusters à la Danger Immédiat, genre auquel se rattache ouvertement la série de Bellisario. L’épisode « Les sentiers de la mort », qui se déroule au Pérou, emprunte d’ailleurs au tandem Noyce-Ford la scène d’embuscade au lance-roquettes dans les rues de Bogota, à ceci près qu’elle situe l’action à Lima. Comme dans les films, l’incrustation des lieux, accompagnée par l’heure GMT (heure « universelle » prenant comme repère le Méridien de Greenwich), est censée accentuer le caractère « militaire » de l’action et une narration au cordeau, dont les étapes se déroulent selon un plan dramatique vers un dénouement paroxystique. Ce n’est pas le décompte des minutes « ouvrables » effectué par Al et son précieux ordinateur-calculette dans Code Quantum, mais presque. Pas de quoi, donc, crier au plagiat, d’autant que le contexte militaire de JAG entraîne les héros à mille lieues des marais enténébrés et des complexes secrets où Mulder et Scully ont leurs entrées. 

On peut donc dire que JAG, malgré les stock footages empruntés aux grosses pointures du box-office (on n’a pas encore cité Top Gun, mais il fait bien sûr référence dès les premières images du téléfilm pilote) et quelques histoires qui lorgnent fâcheusement du côté desdites pointures (on a cité « Les sentiers de la mort » mais on peut mentionner tout aussi bien « La torpille » ou « Au nom du peuple » dont le Colonel rebelle évoque le personnage similaire incarné par Ed Harris dans Rock), possède sa personnalité propre qui rend sympathique le héros et les situations dans lesquelles il est impliqué.

 

sur les eaux du politiquement (in)correct

 

D’aucuns regretteront le manque d’épaisseur des personnages, qui ne constitue pas, il est vrai, l’attrait premier du show, mais on aurait tort cependant de le dire tout à fait absent. Personnage déchiré en quête de son père, Harmon Rabb Jr n’est certes pas nouveau dans l’univers de Bellisario, et il faudra attendre la troisième saison pour voir développer cet aspect du personnage, mais il a ses points d’ombre, parfois plus inquiétants que le chauvinisme mi-sérieux mi-ironique dont il fait preuve à l’égard des autres corps d’armée que l’Aéronavale. On le voit, par exemple, dans « Le roi des puces » où il malmène un paraplégique pour lui arracher des informations sur son père disparu ou le convaincre de mensonge dès lors que la mémoire de ce père est salie par des accusations bien peu honorables.

 

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Ces quelques débordements ne sont pas bien méchants, sans doute, mais ils illustrent la volonté de Bellisario, qui ne cache pas son intérêt pour les « good ole values » à la Clint Eastwood (ou John Wayne, pour ne pas le citer), d’égratigner parfois le sacrosaint « politiquement correct » qui continue de faire des ravages un peu partout (et pas seulement chez ces sacrés bon Dieu d’Américains). L’introduction d’un nouveau Juge Avocat Général dans le courant de la première saison va d’ailleurs dans ce sens : après le « père fondateur » Brovo dans le pilote puis son terne successeur le Commandeur Lindsey (incarné avec bonhomie par le pittoresque W.K. Stratton, acteur de second plan des Têtes Brûlées), l’Amiral A.J. Chegwidden s’impose d’emblée par son franc parler et son indépendance, répétant à qui veut l’entendre qu’il est seul maître après Dieu et que nul ne saurait lui dicter sa conduite. Son dialogue inaugural avec Rabb, dans « Objectif Tomcat » (1.13) peut d’ailleurs être cité à titre d’illustration, tant il se veut clair et sans équivoque :

« A en croire votre dossier », déclare le galonné, la tête dans les documents officiels, « vous êtes un cocktail de Top Gun et Des Hommes d’Honneur.

- Oui et j’en suis navré, Amiral », répond, penaud, l’officier du JAG.

« Pas moi. L’Aéronavale a besoin de héros, et maintenant plus que jamais. La presse nous cloue au pilori en permanence, le Congrès n’arrête pas de réduire notre budget à cause des élections et on s’est déjà couvert de ridicule avec tous ces problèmes d’homosexualité.

- En effet.

- Parfait. Si je répétais ces paroles devant la presse, le Secrétaire d’Etat exigerait ma démission, parce que si mes paroles sont aussi claires et vraies que la glace de l’Arctique (une comparaison censée rendre compte de la rudesse du personnage et de son parler glaçant ?) elles sont politiquement incorrectes. Et de nos jours, Capitaine Rabb, l’Aéronavale vogue sur la mer du politiquement correct.

- Oui, Amiral. » 

Si Harmon Rabb Jr se veut « un héros des années quatre-vingt-dix », selon les termes de Bellisario, c’est parce qu’il met en quelque sorte au goût du jour le bon vieux John Wayne, celui des films d’antan, sans la polémique de son engagement au côté des GI’s lors de la guerre du Viêtnam, telle que la suscita le film Les Bérets Verts. Figure de référence de Magnum (Tom Selleck ne cachait pas son admiration pour le Duke et ce dernier inspira plus d’un personnage dans la série, à commencer par le privé « vieille manière » Luther H. Gillis et le policier Gordon Katsumoto), Wayne hante aussi les épisodes de JAG comme un dinosaure dont on retrouverait ici et là l’empreinte indélébile. Stigmatisant la politique d’intérêts du Pentagone, dans « Tireur d’élite », Rabb souligne que « John Wayne n’aurait jamais permis ça », ou encore ce Colonel de « Une autre époque », qui décrète avec autorité qu’ « on ne peut plus agir comme des dinosaures dans un film de John Wayne. » Sauf que c’est le dinosaure qui est ici montré comme le personnage sympathique et le Colonel stigmatisé pour son trop grand souci de l’opinion (comprenez : la presse, l’armée ayant son propre Navy Times qui traque et commente tous les petits événements du quotidien des soldats) et sa frilosité. Une référence aux « responsables » qui n’ont pas voulu accorder leur concours à la série lorsqu’elle a débuté sur NBC ? Bref, en tout cas : John Wayne avait peut-être ses défauts mais nom de Dieu il ne mâchait pas ses mots et appelait un chat un chat ! (Cette conclusion n’engage que Bellisario et encore : il faudrait lui demander son avis...)

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AMIRAL PAUL T. GILLCRIST

conseiller technique

L’Amiral Gillcrist, auteur de plusieurs livres sur la Navy, est un peu la légende du plateau de JAG, ne serait-ce que par sa connaissance réelle de la plupart des avions qui ont volé pour la Marine américaine ! Comme Sigloch, c’est plus ou moins par hasard qu’il en est venu à occuper sur la série le poste de conseiller technique. Consulté par un scénariste au cours de la deuxième saison, il fut invité sur le tournage afin de donner son avis, rencontra Bellisario et, de fil en aiguille, finit par se retrouver engagé dans l’équipe, apparaissant à l’occasion dans un petit rôle et donnant son avis sur les différents aspects du programme. « Si les scénaristes veulent prendre une direction contraire à la réalité, je le leur dis », commente le militaire à la retraite. « Parfois ils tiennent compte de mon opinion, et parfois non. Ils peuvent avoir des raisons pratiques de ne pas en tenir compte, comme la nécessité d’utiliser un lieu de tournage particulier ou des raisons financières. » Comme Sigloch, Gillcrist a donc appris à tenir compte des impératifs de la fiction, qui ne s’accommodent pas toujours des détails techniques, quand bien même ceuc-ci augmentent le réalisme du show. « Quand ils montrent des gens dans un avion ou décollant d’un porte-avions, ils ne portent jamais leur masque à oxygène », prend comme exemple l’Amiral. « Je comprends, finalement, que le réalisateur veut être sûr qu’on puisse voir le visage des acteurs. » Le langage des officiers n’est pas toujours, non plus, celui qu’utilisent réellement les militaires, mais là encore il s’agit de rendre la fiction plus convaincante, selon le vieux principe de Boileau : « le vrai peut parfois n’être pas vraisemblable. » Mais Gillcrist affirme qu’il connaît de vrais officiers du JAG qui adhèrent totalement à la série, sans lui tenir rigueur de ces quelques entorses à la réalité. Gillcrist, lui, s’est fait une raison depuis trois ans maintenant qu’il apporte sa caution à la série : « J’ai en quelque sorte renoncé à gagner cette bataille ! » (Propos extraits d’une interview disponible sur le site officiel de la série.)

 

MATT SIGLOCH

conseiller technique

Dès le tournage du pilote, Donald Bellisario engagea un ancien Marine pour vérifier l’adéquation du scénario et de tous les détails du tournage avec la réalité. Une rencontre due en partie au hasard puisque Matt Sigloch, qui passa près de 22 ans dans l’aviation et fut notamment chef d’équipage sur Marine One, le navire présidentiel, durant le mandat Reagan, arriva sur le plateau en tant que figurant puis se vit gratifier de quelques répliques avant d’attirer l’attention de Bellisario en posant beaucoup de questions sur la manière dont l’épisode était réalisé. Apprenant que Sigloh cherchait du travail et qu’il avait déjà travaillé notamment sur True Lies avec James Cameron et Danger Immédiat avec John McTiernan, Bellisario l’engagea comme conseiller technique. Son travail est toujours de vérifier tous les détails, des uniformes à la position des personnages en passant par les différentes manières de saluer et tout ce qui a trait au protocole. « Au début de la journée, je vérifie tous les uniformes afin de m’assurer qu’ils portent les bonnes décorations dans le bon ordre, qu’ils ont les bons insignes, qu’ils sont portés correctement. » S’il avait tendance à modifier les dialogues au départ, Sigloch s’est plié depuis aux nécessités de la fiction, qui parfois doit accomoder la réalité pour la rendre plus dramatique ou simplement pour des nécessités de production. « Je suis sur le plateau tous les jours », précise Sigloh, pour qui JAG est une série « très réaliste. Pas seulement parce que je suis là, mais j’ai vu suffisamment de productions télé sur l’armée pour savoir que Don [Bellisario] est là à 100% pour rendre les choses aussi précises que possible. » (Propos extraits d’une interview disponible sur le site officiel de la série.) 

Tag(s) : #Dossiers, #Dossiers 1990s
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