Un article de Thierry Le Peut

publié dans Arrêt sur Séries n°20 (mars 2005, toujours disponible)

 

Importée d’Allemagne par Antenne 2 et programmée en 1981 en remplacement de San Ku Kai   jugée trop violente, Zora la Rousse  est l’un des fleurons de l’époque Récré A2.   Plusieurs fois rediffusée, elle a été littéralement ressuscitée par TMC qui en a restauré les copies pour la rediffuser au début des années 90. Un lifting qui préluda à l’édition de la série en VHS puis en DVD chez LCJ Editions, mettant le programme à la portée de tous, kidultes et autres.

Suivant le parcours de Branko, un orphelin jeté à la rue et recueilli par une bande de gamins vagabonds inspirés par d’authentiques pirates de la côte yougoslave, la série garde une fraîcheur et une portée universelle qui en font, toujours, un excellent programme.

 

 

Le cadre de la série n’était pas, à l’époque, et n’est toujours pas, très connu chez nous. Co-produite par l’Allemagne, la Suisse et la Yougoslavie, Zora la rousse se situe sur la côte yougoslave, dans le village de Senj et ses alentours. Un village de pêcheurs qui existe toujours et qui, en cette première moitié du XXème siècle, commence à sentir les effets de la grosse industrie. Plus au nord, à Rijeka, s’est installée la puissante Mekton, société de pêche qui rachète peu à peu les secteurs des petits pêcheurs de l’Adriatique, contraignant les petits indépendants à l’assimilation ou à l’asphyxie. Ce contexte, révélé peu à peu au fil des épisodes, prendra une grande importance et pèsera sur le devenir des enfants, protagonistes de l’histoire, tout en nourrissant le souffle humaniste de celle-ci.

Tout commence lorsque Branko, un jeune garçon, perd sa mère, ouvrière à la fabrique de tabac. Fils d’un violoniste connu mais toujours sur les routes, Milan Babitch, Branko se retrouve orphelin, sans foyer pour l’accueillir. Il découvre la rue mais trouve un refuge en intégrant les Uskoks, une bande de jeunes vagabonds, comme lui, commandée par une fille, Zora. Les cinq enfants puisent leur force et leur entente dans l’histoire des pirates dont ils ont repris le nom, qui firent régner la terreur dans l’Adriatique au XVIème siècle. Ensemble, ils survivent et vont peu à peu trouver leur place au sein de la société de Senj.

Les héros sont donc les enfants et nous sommes bien, ici, dans une oeuvre dédiée au jeune public – ce qui ne signifie pas qu’elle lui soit exclusivement destinée. Le thème de la série est une ode à la solidarité qui aurait du mal à ne pas trouver d’écho à notre époque. Le monde dans lequel évoluent les protagonistes est un monde d’adultes pour la plupart indifférents à la détresse des enfants. La grosse dame du marché, que l’on rencontre à plusieurs reprises sur la route de Branko lors de son errance pré-Uskoks, stigmatise cet état d’esprit : elle ricane quand le gendarme emmène le gamin accusé d’avoir volé un poisson qu’il s’est contenté en réalité de ramasser au pied d’un étal, estimant qu’« il a bien besoin d’une leçon ». Est-elle au courant de ce qui s’est passé ? A peine, et l’important n’est pas là : elle traduit simplement le regard des adultes sur l’enfance, une aspiration à l’autorité réduite à la sanction, sans égard pour les circonstances.

Cela est exprimé cependant sans le moindre apitoiement mélodramatique. La situation de Branko, orphelin livré à lui-même, porte en soi les germes du mélodrame mais est présentée comme relativement ordinaire : d’autres employées de la fabrique de tabac sont mortes comme sa mère. Si l’enfant se retrouve seul, c’est que personne ne se soucie vraiment de son devenir : l’aubergiste Plednik, « meilleur ami de son père Milan », se fait tirer l’oreille pour lui prêter de quoi se vêtir à l’enterrement ; le gendarme Begovic, aviné, le chasse de la place du village où « il n’a rien à faire » ; on l’envoie chez sa grand-mère sans se soucier de l’y emmener ; et la grand-mère ne fait pas grand cas de cet orphelin qu’on veut lui coller dans les bras, estimant que le village est plein de braves gens qui se feront un plaisir ou un devoir de s’occuper de lui. Dès le lendemain de l’enterrement de sa mère, l’enfant déambule sur le port, désœuvré et affamé, ne s’attirant que le regard soupçonneux des villageois et leur mépris s’il s’approche de trop : il a rejoint, déjà, la masse des enfants vagabonds. La seule qui s’intéresse véritablement à lui est celle qui, justement, symbolise pour les adultes le danger de cette « mauvaise graine » : Zora, la chef de bande, connue de tous par la couleur de ses cheveux, peu ordinaire dans la région.

C’est dans ce cadre typique de la littérature de jeunesse, où les mondes de l’enfance et des adultes sont clairement séparés, que va se développer l’histoire. Car au plus profond de la nuit existe toujours une lueur à laquelle se raccrocher : accusé de vol sur le marché, Branko est défendu par les badauds qui s’attroupent. Sa misère est reconnue, peut-être pas en tant que telle mais en tant que symbole de la lutte des classes : l’accusateur, qui tient le gamin par le col de sa chemise rapiécée, est le riche Karaman, l’un des conseillers municipaux de Senj, un notable dont la cupidité et l’indifférence au malheur des pauvres lui attirent l’hostilité générale. Quant au gendarme Begovic, appelé à la rescousse par Karaman, il est lui-même accusé par la foule d’être au service des puissants.

Cette scène est emblématique de l’histoire entière. Elle installe clairement les rôles et annonce une solidarité qui sera ensuite déclinée sur le mode individuel, à travers les rencontres que feront les protagonistes.

 

 

 

Une histoire d’apprentissage

 

 

La portée sociale du roman de Kurt Held est évidente. De fait, ces rencontres qui émaillent l’histoire s’inscrivent dans un portrait de société où les rôles sont bien définis et où chacun, en définitive, agit au nom de la catégorie à laquelle il appartient. Karaman est le premier de ces stéréotypes. Il n’est pas anodin que les gendarmes soient tournés en ridicule à travers Begovic et son compère Dordevic, aussi effilé que le premier est enveloppé. Tous deux forment un couple à la Laurel et Hardy, réminiscent dans notre mémoire de téléphiles du tandem Sergent Garcia - Caporal Reyes de Zorro. Begovic est ainsi empâté et empoté comme Garcia, flanqué en sus d’un goût immodéré de la bouteille. Même en service, il tient difficilement sur ses deux jambes et ne refuse jamais un verre - au moins. Le spectacle de ces deux cabotins courant la campagne à la recherche des enfants vagabonds, se jetant à terre à la manière de militaires en mission et prêtant au rire par leur maladresse, est l’une des réjouissances de la série !

Les autres personnages épisodiques remplissent la même fonction politique. Les alliés des enfants sont ainsi le boulanger Curcin, le portier de l’Hôtel Zagreb Ringelnatz, le paysan Polacek – persécuté par le garde forestier, ersatz de gendarme – et le vieux pêcheur Gorian.

Dans le camp adverse, au côté de Karaman, se dresse le maire de Senj, plus préoccupé de la qualité des fruits de son verger et de règlementations administratives que du réel bien-être de ses administrés.

L’histoire d’amour que vit Branko est elle-même assujettie à ce cadre socio-politique : son premier amour est la fille du maire, la blonde Zlata, dont Zora – la rousse – ne cesse de prophétiser la trahison certaine. La jeune bourgeoise ne peut être l’alliée des vagabonds et des causes dont ils se font les défenseurs. L’un des enjeux de la série est donc de savoir quelle vision de l’avenir se réalisera finalement : la lutte des classes irréductible ou leur réconciliation.

Le rêve de Kurt Held se réalise, lui, dans la famille de coeur que forment au bout de quelques épisodes les Uskoks de Zora et le vieux pêcheur Gorian. Le personnage, comme le lieu où il vit, une modeste cabane au bord d’une crique, symbolisent l’aspiration à un ordre naturel, simple et juste : Gorian n’exige rien sinon le droit de vivre de son travail. Il s’oppose aux règlementations du maire qui veut l’obliger à demander une autorisation pour vendre le fruit de sa pêche sur le marché, comme il se dresse, seul et obstiné, devant la puissante société de pêche qui peu à peu s’empare de la région et dévore les indépendants, assassinant le mode de vie qu’il a toujours défendu. L’issue de ce combat peut surprendre, et même décevoir l’attachement que l’on nourrit d’abord pour cette vision idéale, mais elle prône un réalisme qui tente de sauver ce qui peut l’être au lieu d’encourager une dialectique aveugle. (On pourrait être plus clair mais cela risquerait de vous gâcher la surprise...)

La fin de l’épisode 10 illustre le rêve de Held, qu’il fait partager à Gorian et qui constitue au sein de la série un tableau récurrent : les enfants réunis autour de la table du pêcheur, partageant une nourriture simple qu’ils ont gagnée ensemble, puis le fruit – pécuniaire – de leur labeur, réparti équitablement en récompense du travail de chacun. Et Gorian rêvant d’une maison où tous les enfants trouveraient un refuge, surmontée d’un écriteau portant l’inscription : « Ici, tu n’as rien à craindre ». Ce n’est ni plus ni moins que l’asile offert par le vieux pêcheur aux Uskoks, pour lesquels il joue le rôle non de père mais de véritable patriarche : Gorian ne règne pas sur sa tribu, il en ordonne l’existence, de manière à donner aux enfants un cadre qui prépare leur insertion dans la société qui, jusqu’alors, les a rejetés.

Si cette société a changé depuis l’époque du roman de Held, le message de celui-ci reste pourtant d’actualité. Rejetés et incompris, les Uskoks sont traités comme des parias et bien obligés de voler pour survivre ; quant à leurs jeux, ils mettent en danger l’ordre des adultes car ils n’en partagent pas les valeurs. Zora et sa bande n’ont pas le sentiment de commettre un acte grave en libérant les animaux du forestier ou en ouvrant l’écluse du meunier, libérant les poissons prisonniers de son étang. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont l’impression de mal agir lorsqu’ils volent un poulet à Gorian parce que leurs ventres sont vides. Nécessité fait loi, et la loi ici est celle de l’immédiateté, qui fait fi des conséquences et des implications morales de l’acte. C’est l’arrivée de Branko qui modifie cet état de choses : il apporte avec lui un regard moral qui fait défaut aux vagabonds. Il dénonce l’injustice de voler Gorian alors que le riche Karaman possède plus de trois cents poulets, et entraîne Zora dans une expédition chez le conseiller municipal afin de lui voler des poulets et de les donner au pêcheur.

Le boulanger Curcin accompagne cet apprentissage moral : ayant surpris le jeune Nicola à lui voler du pain, il parle avec lui et lui propose de se servir chaque matin dans la réserve de pain de la veille. Les enfants le considèrent dès lors comme leur ami et lui rendent service en retour. L’exemple du paysan Polacek développe la même thématique : comme eux, le paysan contourne la loi en braconnant dans la forêt ; secourus par lui, les enfants l’aident ensuite à tromper le garde forestier puis à faire sa moisson. Ils montrent non seulement une conscience morale, qui n’attend qu’un climat de confiance pour s’exercer, mais également une grande ardeur et – chose rare ! – un réel plaisir à travailler. Le jeune Stjepan, qui traverse régulièrement les montagnes pour venir vendre ses fruits à Senj, bénéficie lui aussi du sens de l’amitié des Uskoks, qui se font un devoir de lui prêter main forte lorsque les collégiens, les enfants de bonne famille, le harcèlent.

A travers le parcours de Branko, Zora la rousse développe ainsi une thématique sociale humaniste, influencée par l’idéal communiste de Kurt Held, un communisme en rupture avec son expression politique d’alors. Les enfants livrés à eux-mêmes apprennent au fil des épisodes à s’inscrire dans une structure plus vaste que leur bande et à trouver leur place dans la société qui les entoure en gagnant au passage une conscience du bien et du mal qui ne peut s’exercer justement qu’à l’intérieur d’un cadre social. Tout cela à l’intérieur d’une histoire d’affrontement entre les univers de l’enfance et de l’âge adulte, qui présente tous les attraits, rafraîchissants, de la bonne littérature de jeunesse. Comme le héros de L’Ile au trésor, les Uskoks passent d’une relative insouciance à l’apprentissage de la responsabilité qui, au terme des treize épisodes, fait d’eux de jeunes adultes.

 

 

 

Qui était Kurt Held, l’auteur de Die Rote Zora ?

 

 

On a souvent souligné que les romans de Kurt Held reposaient sur des bases réelles et sur la vie même de leur auteur. Ainsi, Zora la Rousse et sa bande – le livre fut publié en 1941 et reste le succès majeur de son auteur, traduit en plusieurs langues et édité en France en 1964 chez l’éditeur Signe de Piste, sous le titre Zora la Rouquine, avant d’être repris en 1980 par L’Ecole des Loisirs sous son titre devenu classique – s’inspire d’un voyage de l’écrivain dans le petit village croate de Senj, au bord de l’Adriatique, là même où se déroulent les aventures de ses jeunes héros. Held y aurait rencontré, dans les années trente, une bande d’enfants laissés pour compte auxquels il se serait attaché, au point de vouloir les ramener avec lui en Suisse où il vivait alors, ce que rendait malheureusement impossible sa situation d’immigré dans ce pays. Le livre qu’il écrivit ensuite tient donc à la fois du témoignage vécu et de la recréation fictionnelle, par laquelle il réalisait une adoption littéraire à défaut d’avoir pu concrétiser une adoption réelle.

L’histoire de Kurt Held est indissociable des événements politiques qui agitèrent l’Europe des années trente et quarante. De son vrai nom Kurt Klaeber, il est né le 4 novembre 1897 à Iéna, tout près de la forêt de Thuringe. Il quitte le collège dès quatorze ans et travaille comme assembleur et mécanicien. L’adolescent fait partie de ces mouvements de jeunes qui, avant la Première Guerre mondiale, aspirent à se libérer de l’autorité parentale et scolaire, rigide et contraignante, se regroupant pour parcourir le pays, voire l’Europe, selon des itinéraires déterminés par eux et des règles autonomes et simples : habillés de vêtements rudimentaires, allant souvent pieds nus, se reposant au pied des arbres et se réchauffant autour de feux de bois en chantant et jouant de la guitare, ces jeunes retrouvaient ainsi l’idéal romantique hérité du dix-neuvième siècle. La guerre interrompt les migrations de Kurt, qui l’auront mené dans plusieurs pays d’Europe, et il en revient blessé et malade, mais non moins idéaliste. Le rêve de paix et d’un monde meilleur qui l’animait lorsqu’il parcourait l’Europe adolescent se mue en engagement politique qu’il partage avec sa compagne Lisa Tetzner, rencontrée en 1919, auteur de livres et d’émissions de radio pour enfants.

L’idéal de Kurt Klaeber est communiste : il travaille dans plusieurs entreprises afin de partager et de mieux connaître les conditions de vie des ouvriers, voyageant jusqu’aux Etats-Unis en 1923. C’est à son retour qu’il épouse Lisa. Editeur, auteur de discours et de poèmes, Klaeber se rapproche d’autres écrivains luttant pour le prolétariat et devient l’une des figures du mouvement littéraire communiste durant les années vingt, oeuvrant à éveiller le monde ouvrier sur la réalité de l’exploitation par le capitalisme, alors stigmatisé par les grandes usines. La montée en puissance du national-socialisme et d’Hitler, qui récupérera bientôt les mouvements de jeunes Allemands, interdisant les groupes de migration pour créer ses propres Jeunesses Hitlériennes, met en danger l’écrivain militant assimilé au « bolchevisme » qui, avec les Juifs, est l’ennemi de la nouvelle force politique. La prise de pouvoir d’Hitler en 1933 entraîne l’arrestation immédiate de Klaeber, alors que d’autres idéalistes ayant fait partie des mouvements de jeunes adhèrent au contraire à la vision nationale-socialiste de transformation du monde par l’expansion et la force. Beaucoup des amis de Klaeber connaîtront l’horreur des camps de concentration ; son sort à lui sera presque miraculeux dans le contexte d’alors : grâce à l’aide de son épouse, il est libéré de prison et le couple émigre aussitôt en Suisse. Là, pourtant, l’engagement anti-hitlérien de l’écrivain le rend persona non grata et il se voit interdire toute publication.

Contraints de vivre dans la pauvreté et le statut d’immigrés – ils n’obtiendront la nationalité suisse qu’en 1948 -, Kurt et Lisa ne perdent pas leur foi en un monde meilleur. Mais l’idéal communiste de Klaeber connaît bientôt une amère déception : car l’arrivée au pouvoir de Staline, qui fait de nombreuses victimes autour de lui, et le pacte conclu par l’URSS avec Hitler ruinent les espoirs que l’écrivain plaçait dans le communisme. Le soutien de sa femme, une fois de plus, lui permet de reprendre le dessus : il travaille avec elle sur les livres qu’elle signe et s’attèle bientôt à l’écriture d’un roman pour la jeunesse qu’il parvient à publier sous un pseudonyme, Kurt Held : un nom qui, en allemand, signifie « héros ». Ce roman, c’est Die Rote Zora und Ihre Bande, qui sera suivi d’autres titres comme Les frères noirs, Matthias et ses amis, Giuseppe et Maria, qui tous mettent en scène l’enfance et la foi du couple en une société plus juste, où les enfants parviennent à trouver leur place dans le monde des adultes. On s’accorde aujourd’hui à reconnaître que les livres de Kurt Held ont dessiné une nouvelle forme de littérature pour la jeunesse, mêlant le drame et l’aventure dans une peinture réaliste, idéaliste mais non utopiste.

Décédé en décembre 1959, Kurt Klaeber aura été un auteur mis au ban de la société en Suisse et conspué dans l’Allemagne de l’Est, auquel aucun prix ni distinction n’aura été accordé de son vivant. Aujourd’hui, son personnage le plus emblématique, Zora la Rousse – ou la Rouge, ce qui insiste mieux sur le symbolisme de la jeune fille -, a donné son nom à un prix littéraire en Italie et à un mouvement d’extrême-gauche en Allemagne.

 

 

 

Un hymne à l’enfance

 

 

On reconnaît dans Zora la rousse des éléments de la vie de l’écrivain : ces enfants vivant sans adultes, soumis à l’autorité de leurs propres règles, allant nu-pieds à travers villes et montagnes, taillant un pipeau dans une branche et savourant leur liberté autour d’une table chargée d’aliments naturels et sains – fussent-ils volés – évoquent en partie les adolescents migrants dont Kurt Klaeber fit partie lui-même. Mais en deçà de cette référence directe à l’existence vécue de l’auteur et à une réalité historique, la série touche à l’imaginaire de l’enfance d’une manière universelle : quand on l’a vue enfant, ignorant de ces données historiques et biographiques, on y a trouvé l’expression d’un « mythe » solidement ancré dans l’inconscient des civilisations modernes et capable de plaire à tout enfant, celui du retour à la nature tant illustré dans la littérature et dans l’art en général. On peut donc voir en Zora la rousse un hymne à la nature, conçue comme synonyme d’une vie saine et mesurée, opposée en tant que telle au « dérèglement » capitaliste qui se détourne des besoins naturels communs à tous pour viser le profit de quelques-uns. Mais on peut tout aussi bien y voir un hymne à l’enfance, qui trouve dans les aventures des Uskoks l’expression d’une rêverie tout enfantine, celle d’une existence en adéquation avec l’environnement naturel, assujettie aux simples besoins de gîte et de nourriture, et indissociable par ailleurs de la notion de jeu encore indépendante d’une conscience morale « adulte ».

Tout est jeu dans l’existence des Uskoks, dont la série, on l’a dit, conte justement l’apprentissage de la conscience morale collective, par laquelle la bande trouve finalement sa place dans le monde des adultes. La première image des Uskoks est celle de Zora et de ses amis juchés sur une tour à quelque distance du château de Néhaj, jadis occupé par les véritables Uskoks et désormais aménagé en asile par ces enfants livrés à eux-mêmes : la jeune fille, les cheveux au vent mais retenus néanmoins par un bandeau, « à la pirate », observe le village à travers sa longue-vue, postée dans une ouverture, tandis que ses trois complices sont assis au-dessus d’elle, au sommet de la tour, dominant le paysage avec une sorte de confiance placide. La citadelle se dessine en arrière-plan, majestueusement dressée au sommet du paysage, sur un lit d’arbres que la tour elle-même domine. Cette image, reproduite quelques pages plus haut, est puissamment évocatrice, résumant à elle seule l’existence que se sont choisie les enfants, leur liberté et leur indépendance autant que leur sentiment de force dû à la fois à leur cohésion et à leur inscription dans un univers bien à eux.

Puissamment évocatrice, en outre, de cette rêverie commune à tous les enfants, à la fois d’une « bande » soudée et d’une vie au grand air, à la manière héroïque et indépendante, voire frondeuse, des corsaires dépeints dans les livres d’aventures. On retrouve cette dimension onirique dans cette scène du deuxième épisode où le monde poétique de Zora rencontre celui, réaliste, de Branko : le garçon s’est assoupi sur la litière de la cellule où vient de l’enfermer le gendarme Begovic et, sur le mur blanc, l’ombre de la jeune fille s’approche de son oreille pour lui murmurer : « Réveille-toi. » On peut croire que cette scène est réminiscente de Peter Pan : le personnage figuré par son ombre, la première rencontre dans une période de sommeil, l’appel de l’aventure présenté comme une évasion. En l’occurrence, si les enfants de Peter Pan s’échappaient en volant par la fenêtre de leur chambre, Branko se glisse à travers les barreaux de sa prison grâce au concours de Zora et se sauve avec elle sur les toits. Les personnages n’ont pas la faculté de voler mais ne s’en distinguent pas moins en trottinant sur les hauteurs, au-dessus du commun.

On retrouve d’ailleurs dans le mode de vie des Uskoks la même fantaisie et le même rapport à la nature que dans les aventures de Peter Pan : le premier endroit où Zora emmène son nouvel ami est un coin de verdure aménagé au coeur des buissons, invisible de l’extérieur auquel il est relié par une galerie habilement dissimulée. Là, les deux enfants échappent aux gendarmes qui continuent, en vain, de les chercher « au dehors ». Là, aussi, Zora affiche la même insouciance tranquille que le héros de J. M. Barrie en se couchant à même l’herbe fraîche pour s’endormir presque aussitôt, comme si l’évasion de Branko ne représentait rien de plus pour elle qu’une banale escapade, d’autant plus amusante qu’elle a permis de ridiculiser les adultes, et particulièrement ceux qui représentent l’autorité par excellence : les gendarmes Begovic et Dordevic.

 

 

La découverte du château-fort et du refuge qu’y ont aménagé les Uskoks ne renie pas la filiation avec le Peter Pan de Barrie mais rattache aussi la série au récit d’aventures classique par son ancrage dans la réalité historique. L’imagerie y reste prépondérante : on accède au château par un passage secret, en fait une galerie souterraine qui parcourt les profondeurs de la montagne jusqu’à la citadelle, un passage dissimulé par un amoncellement de pierres qu’il faut déplacer et remettre en place à chaque fois qu’il est utilisé. Le passage secret de Zorro, le repaire des contrebandiers de Moonfleet sont d’autres illustrations connues de ce motif présent dans la plupart des récits d’aventures pour la jeunesse. De même, l’attribution à chaque membre de la bande d’une portion du repaire collectif, la réalisation d’aménagements personnalisés et d’objets destinés à l’usage commun, comme la table autour de laquelle sont pris les repas, la présence malgré tout de passages « dangereux » qui rappellent que les enfants se sont adaptés à un lieu extrinsèque qui n’a pas été conçu pour leur usage (il faut se garder de passer à travers des planches pourries pour accéder au sommet de la forteresse, d’où l’on domine la mer et le village), tout cela achève de donner au jeune spectateur de la série le sentiment d’un rêve réalisé, ce rêve de domaine « bien à soi », mais néanmoins inscrit dans une nature dont on n’est qu’un hôte parmi d’autres (des pigeons ont également élu domicile dans le château), qui anime les enfants lorsqu’ils construisent une cabane ou se créent un nid d’herbe dans les broussailles.

Enclave de liberté dissimulée au coeur du monde des adultes, la micro-société des enfants rebelles n’en est pas moins régie par des règles, comme peut l’être un « club » fondé par un groupe de gamins. « Chez nous, on mange tous ensemble ou pas du tout », déclare solennellement le jeune Nicola au boulanger Curcin. Plus tôt, Zora avait appris à Branko qu’aucun membre de la bande ne quittait le coin de verdure dans les buissons sans l’accord des autres. Le dernier à entrer dans une galerie doit obligatoirement en refermer l’accès, sous peine de mettre en danger toute la bande. En outre, tout nouveau membre doit passer une série d’épreuves qui déterminent son courage et donc sa capacité à intégrer le groupe. Les enfants recréent ainsi la société à leur manière et en retrouvent les fondements en répondant à une nécessité intrinsèque : ils ne peuvent être soudés qu’en créant un lien communautaire qui se traduit par une méfiance naturelle envers l’extérieur. L’accession de Branko au groupe provoque ainsi des tensions avec l’un des membres, Duro, qui rejette d’emblée le « nouveau », et celui-ci doit franchir les étapes d’une initiation qui ne se limite pas à l’épreuve du couteau qui lui est imposée au départ. On est toujours dans le monde de l’enfance, avec ses exigences, ses négociations, son besoin naturel de règles admises par tous mais aussi son intransigeance et sa dureté : les communautés d’enfants imaginées par exemple par William Golding dans Sa Majesté des mouches, ou par Jules Vernes dans Deux ans de vacances, ne fonctionnent pas autrement et reproduisent les exigences de toute formation sociale. Une fois constitué, le groupe a également besoin de signaux admis et utilisés par chacun de ses membres : ici, ce sont les hululements qui, comme chez les Indiens, transmettent les messages de l’éclaireur aux autres membres restés en arrière. L’admission d’un membre se traduit par ailleurs par l’octroi d’une plaque à son nom fabriquée par l’un des enfants, Paul en l’occurrence.

Etablissement de règles contraignantes, appropriation d’un territoire : le groupe une fois constitué doit encore reconnaître l’autorité d’un chef. Celle de Zora, membre fondateur de la communauté, est posée d’emblée et jamais remise en question, même par les velléités de Duro, la « forte tête » du groupe. Enfuie d’Albanie à la suite d’une vendetta qui la priva de son père, Zora est arrivée dans la région de Senj avec sa mère et son tout jeune frère, mort peu après ; sa mère travailla un temps à la fabrique de tabac et est morte quatre ans avant le début de la série, laissant Zora à la charge d’un orphelinat dont elle s’enfuit pour vivre dans la clandestinité. Elle rencontra bientôt Paul, chassé par son père alcoolique et violent, puis Nicola, dont le père venait de mourir en travaillant pour la société de pêche Mekton, enfin Duro, qui s’était enfui de chez lui parce que son père était sans travail et ne pouvait plus le nourrir. Unis par la misère et l’abandon, ils devinrent les Uskoks, transformant le dénuement et la solitude en une force fondée sur l’appartenance à un groupe inspiré par la bravoure des corsaires de jadis. Zora, explique Nicola à Branko, est la plus forte d’entre eux, tant physiquement que moralement ; elle raconte d’ailleurs à Branko qu’une femme, autrefois, se distingua parmi les Uskoks, ce qui achève de donner à la communauté la légitimité héroïque dont elle se réclame.

 

 

Il reste alors à la bande à s’affirmer face aux autres groupes existants. En l’occur-rence, le monde des Uskoks s’oppose à la société de Senj, et spécialement à ses notables. Les gendarmes Begovic et Dordevic ne sont pas les seuls adultes ridiculisés au cours des épisodes : le riche Karaman, la femme du boulanger Curcin et le maire sont les autres victimes de l’insouciante ludicité des rebelles. Tous, bien sûr, le méritent : Karaman écrase de sa richesse et de sa superbe le peuple de Senj, la femme du boulanger trompe son mari qui est l’un des amis des Uskoks, quant au maire il est plus intéressé par la culture des poires de son verger que par le sort de ses administrés, et paiera durement son incurie dans les derniers épisodes.

Mais l’opposition des enfants délaissés et de la société qui les exclut s’exprime aussi par l’affrontement avec les « autres » enfants, ceux qui sont insérés dans la société, les fils de notables qui reproduisent le schéma des adultes en arborant fièrement les signes extérieurs de leur aisance et en méprisant les moins nantis. Les deux camps sont dessinés dès le premier épisode, lorsque le deuxième groupe assaille Branko de quolibets et d’insultes alors que le gendarme Begovic le conduit à la gendarmerie après l’avoir arrêté – injustement - pour vol. Par la suite, les deux bandes antagonistes s’affrontent autour d’un paysan venu d’une ville voisine, dont les Uskoks prennent la défense tandis que les fils de notables en ont fait leur tête de Turc. L’affrontement en règle entre les deux bandes repose entièrement sur la notion de jeu si chère à l’enfance, en vertu de laquelle les Uskoks commettent des actes parfois lourds de conséquences sans en prendre immédiate-ment conscience.

Zora la rousse met ainsi dans la balance les mondes antithétiques de l’enfance et de l’âge adulte : le premier doit prendre conscience des enjeux du second, qui deviendront les siens, mais les travers du second sont également mis à nu par le prisme du regard des enfants. Souvent dissimulés, ces derniers observent à loisir le ballet de leurs aînés : dans l’épisode 7, par exemple, Zora et Branko assistent au manège de Kata, la fausse sorcière, tirant profit de la superstition, de la concupiscence et de la cupidité du riche Karaman et de la femme du boulanger. Plus tard, ce sont encore les enfants qui dénoncent le ridicule de la « fête du poisson » en ridiculisant le maire devant le village entier. De chapitre en chapitre, l’incompréhension des deux mondes va ainsi grandissant, jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau dramatique au-delà duquel le jeu n’est plus possible. Le dernier acte prend alors la forme d’un règlement de comptes au cours duquel chaque groupe doit convenir de ses erreurs, dans un élan moraliste dont la littérature de jeunesse est coutumière.

Zora la rousse met en scène le crépuscule de l’enfance sans pour autant sacrifier l’esprit de jeu au sérieux de l’âge adulte. Histoire d’abandon puis de réconciliation, la série tire profit des motifs ludiques des récits pour enfants, passages secrets, tours pendables, moments de danger et de fête, fuites et cachettes en tous genres, personnages stéréotypés, mais se subordonne à un message d’optimisme tout en se fondant sur un réalisme parfois dur. Les enfants délaissés par leurs propres parents, la cruauté et l’aveuglement des adultes, aggravés par la conviction d’accomplir un devoir, la nécessité de s’adapter à une réalité faite d’inégalités et d’injustice, c’est tout cela qui constitue les fondations de la série : un tableau qui, pour être inscrit dans un contexte précis, n’en reste pas moins d’actualité. Car le monde de Zora la rousse est bien le nôtre, où les enfants continuent d’être sacrifiés sur l’autel du profit, sans que cela gêne qui que ce soit, notables ou parents.

 

 

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