Sorti en février 1960 mais portant la date de 1958 à son générique, The Pusher est la troisième adaptation cinématographique des romans policiers d’Ed McBain consacrés aux inspecteurs du 87e District (traduction française aujourd’hui canonique de 87th Precinct, qui dans les traductions de l’époque était plutôt traduit par « 87e commissariat »), publiés depuis 1956.
Les deux premiers films, sortis en octobre et novembre 1958, étaient produits par la société Barbizon Films et réalisés par William Berke à partir d’un scénario de Henry Kane. Pourtant, ils ne se présentaient pas comme deux histoires liées par le même environnement et les mêmes personnages et n’assumaient pas le caractère sériel, épisodique, des romans adaptés : Cop Hater est bien une enquête du 87e District où le rôle de Steve Carelli (au lieu de Carella) est confié à Robert Loggia et celui du Lt Byrnes à Russell Hardie, mais The Mugger fait de l’enquêteur un psychiatre de la police, personnage inventé pour les besoins du film, sans reprendre les personnages d’inspecteurs créés par Ed McBain.
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The Pusher en revanche est produit par une autre équipe et l’adaptation confiée à Harold Robbins. Le 87e District devient le 26e (26th Precinct, dit Carella à la 47e minute) mais les personnages principaux sont ceux du roman de McBain, bien que d’importantes modifications soient apportées. On retrouve le Lt Byrne (et non Byrnes comme dans Cop Hater et dans les romans) et le detective Steve Carella (au lieu de Carelli dans Cop Hater). L’inspecteur Bert Kling, tout jeune detective dans le roman, est plus âgé et très secondaire. Byrne conserve une épouse prénommée Harriet mais son fils dans le roman, Larry, est remplacé par une fille, Laura (ou Laurie), fiancée à Carella (qui, dans les romans, est marié à une autre femme, Teddy). Ces fiançailles resserrent les liens entre des personnages qui, dans le roman, suivent des lignes différentes : Carella par exemple n’est lié en rien à la problématique de Byrnes dans le roman, alors qu’il s’y trouve ici associé physiquement et émotionnellement.
Le Lt Peter Byrne et sa fille Laurie (Douglas F. Rodgers et Kathy Carlyle)
La répartition des crédits au générique indique d’emblée le choix de l’adaptation : en mettant Kathy Carlyle en vedette dans le rôle de Laurie, le film en fait la véritable héroïne de l’histoire, qui prend le pas sur l’enquête policière pendant une partie du film. Dans le roman, le Lt Byrnes découvre au cours de l’enquête sur un dealer (« le fourgue » du titre français, « pusher » en anglais) que son propre fils est un drogué et qu’il est lié au meurtre sur lequel enquêtent ses inspecteurs. Le fils, lycéen (à peine dix-huit ans), nie d’abord la chose avec véhémence et s’oppose frontalement à son père, qui l’enferme dans sa chambre pour lui imposer un sevrage brutal mais nécessaire. L’épouse du Lieutenant, Harriet, est à la fois une mère inquiète et la femme dure d’un policier : aux menaces de suicide de son fils elle répond en pointant une arme sur lui et en le mettant au défi de lui tenir tête. L’Harriet du film n’a pas cette attitude extrême, peut-être jugée choquante pour le public du film ou écartée pour ne pas « brouiller » l’image rassurante et conventionnelle de la mère, inquiète mais cantonnée à un rôle de spectatrice impuissante. Le fils est finalement sevré et réconcilié avec ses parents, au point d’admirer son père dans les romans suivants, après s’être violemment opposé à lui.
Laurie en proie aux affres du manque (Kathy Carlyle)
Dans le film, Laurie n’est plus une lycéenne. Jeune femme, elle a un travail et est fiancée au detective Carella. Elle conduit sa vie avec une relative indépendance, tout en vivant toujours chez ses parents. Elle est liée au dealer qui essaie de porter sur elle les soupçons des policiers lorsqu’il assassine l’un de ses revendeurs et, droguée elle-même, elle est contrainte par son père au même sevrage brutal que le fils du roman. Mais le changement de sexe rend l’épreuve plus marquante encore dans le film, par la torsion qu’il impose à l’image lisse et séduisante de la jeune femme. Les scènes où Laurie déchire ses vêtements et tord ses membres sous l’effet de la douleur insupportable du manque sont bouleversantes et constituent l’une des réussites du film. La conclusion du roman est conservée : sevrée, la jeune femme est navrée de l’épreuve qu’elle a infligée à ses parents et leur amour s’en trouve renforcé.
Le choix de faire de cette épreuve le cœur du film, dans l’intention de choquer le public pour l’obliger à regarder en face une réalité dont il n’a pas forcément conscience, est assumé par la stratégie marketing, visible sur les affiches du film. « ACCRO ! » se lit en lettres noires sur fond rouge, aussi grosses que le titre du film, à côté de l’accroche : « L’histoire choquante des jeunes drogués d’aujourd’hui ! », point d’exclamation de rigueur. Sur une autre version, le mot « ACCRO ! » a disparu mais l’accroche demeure, en caractères plus grands et encadrés. Le visage creusé de Kathy Carlyle et sa chemise ouverte de façon indécente sur le creux de ses seins (une autre forme d’accroche, assurément) sont placés au centre, vis-à-vis de la silhouette noire menaçante du « pusher ».
La présence de Robert Lansing dans le rôle de Steve Carella est également intéressante, rétrospectivement : l’acteur, âgé d’une trentaine d’années, reprendra en effet le rôle dans la série 87th Precinct, diffusée durant la saison 1961-1962 sur le réseau NBC. Carella est un personnage important du film mais reste néanmoins dans l’ombre du Lt Byrne, voire du « pusher », ces deux derniers composant un tandem antagoniste autour de la fille du Lieutenant, jusque dans la séquence climax qui les met face à face dans les décors naturels de New York. La série au contraire donnera le premier plan à Carella, reléguant le Lieutenant à l’arrière-plan voire le faisant disparaître : rebaptisé Burns ou simplement « the Lieutenant », il n’apparaît en effet que dans cinq épisodes, laissant le detective Carella jouer les maîtres d’œuvre au 87e District – même s’il partage la charge des enquêtes avec trois collègues, présents au générique d’ouverture comme lui. Lansing n’en assure pas moins une forme de continuité entre le film et la série, même si son personnage subit des modifications pour retrouver, dans la série, les caractères que lui donne McBain dans les romans, à commencer par son épouse Teddy, sourde-muette. L’enfant du Lieutenant, lui, disparaît corps et âme et au lieu des repas de famille du film et des romans on se contentera de plateaux-repas pris devant la télévision par le Lieutenant et son épouse, toujours prénommée Harriet.
Robert Lansing dans le rôle de Steve Carella (en haut)
et avec Douglas Rodgers dans le rôle du Lt Byrne dans le décor sobre du commissariat
Les trois films présentent un avantage commun sur la série 87th Precinct : ils sont filmés en partie à New York. Les rues, les parcs, les toits, le panorama véritables de la Grande Pomme donnent aux longs métrages un cachet que n’aura pas la série, tournée entièrement à Los Angeles et en grande partie dans un bout de studio bien connu des fans de séries puisqu’il continuera de servir au tournage de séries jusque dans les années 1970 ou 1980 (notamment Mannix ou Serpico). La même rue, filmée sous tous les angles, apparaît ainsi dans la plupart des épisodes pour figurer des lieux supposés différents, imposant un New York de pacotille là où, à la même époque, Naked City fait le choix du tournage délocalisé. La comparaison est très clairement au détriment de 87th Precinct. Les films, en opérant ce choix, veulent se situer dans la tradition de grands films noirs comme, justement, The Naked City de Jules Dassin (1948), qui inspirera la série ultérieure (1958-1963).
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