publié en décembre 2004 (ASS 19)
par Thierry Le Peut
Comme Cannon, Kojak est habitée par un personnage lui-même indissociable du comédien qui l’incarna plusieurs années durant : comme l’indiquait chaque semaine le générique, Telly Savalas EST Kojak, et en France Kojak ne peut avoir que la voix de Henri Djanick. Au moment de sa diffusion sur CBS, et lors de son arrivée en France, le lieutenant de la police de Manhattan Sud connut un succès phénoménal qui fit de Telly Savalas le porte-parole de la minorité grecque aux Etats-Unis mais pas uniquement : car en Grèce aussi le lieutenant au crâne rutilant rencontra un succès fracassant, en conséquence de quoi la part faite dans la série aux origines du policier se trouva renforcée. Car de nombreux épisodes de la série, non seulement mettent en scène des Grecs, mais en outre intègrent la culture grecque elle-même dans leurs intrigues, leur décor, leurs problématiques. On se retrouve ainsi avec une série policière qui, tout en étant conforme aux exigences du genre, possède un « plus » indéniablement culturel, et extra-américain de surcroît. Dès sa première saison, Kojak atteignit la septième place au tableau d’honneur et devint le show policier le plus apprécié du public comme de la critique, n’étant coiffée au poteau que par Hawaii Police d’Etat.
La vie de Kojak se déroula en trois étapes bien distinctes, même si les deux premières paraissent liées par un rapport traditionnel de pilote à série subséquente. La troisième étape de la série est son revival, orchestré au milieu des années 80 à une époque où Universal, détentrice du titre, produisait d’autres « reunion movies » pour raviver ses succès d’antan. On notera, parce que ce ne fut pas toujours le cas, que le producteur James McAdams, en charge de la série originelle, fut aussi investi du poste de producteur exécutif pour les téléfilms qui suivirent, entre 1987 et 1990, la « résurrection » du personnage. Avant cela, Kojak avait été entre 1973 et 1978 le succès que l’on a dit, mais l’origine du personnage remonte à un téléfilm de 1973, lui-même inspiré d’un livre de Selwyn Raab, Justice in the Backroom, adapté par Abby Mann. Dans le téléfilm, centré sur une affaire qui défraya la chronique aux Etats-Unis et entraîna le vote de la Loi Miranda – qui stipule que tout agent de police procédant à une arrestation doit lire ses droits au suspect appréhendé, sous peine de voir toute la procédure annulée et le suspect relaxé pour « vice de forme » -, le Lt Kojak n’est pas à proprement parler le personnage principal, du moins pas de la manière dont il le sera ensuite. Il est surtout le témoin de l’affaire qui se déroule devant lui, un témoin désabusé qui, dans les dernières images du film, reprend son travail sans illusions sur la société qui l’emploie. Le téléfilm, d’une durée de deux heures trente, ne mentionne pas le policier mais l’affaire elle-même : L’Affaire Marcus-Nelson (The Marcus Nelson Murders en anglais), du nom des deux victimes autour desquelles se bâtit le scénario. Très bien accueilli, le téléfilm valut au réalisateur Joseph Sargent un Emmy Award pour sa direction d’acteurs.
Repris par le producteur Matthew Rapf, le personnage devient le héros d’une série hebdomadaire programmée dès la rentrée 1973. Si le premier épisode, « Soir de terreur », reste fidèle au personnage désabusé du téléfilm, la suite l’oriente de plus en plus vers une figure de héros charismatique chapeautant une équipe d’enquêteurs. Le chapeau vissé sur la tête, la sucette à la bouche, la voix rocailleuse et toujours impeccablement habillé, Theo Kojak a la confiance de son supérieur, le Capitaine Frank McNeill, comme de ses subordonnés qu’il n’hésite pourtant pas à sermonner, comme le fait un père attentionné mais sévère. C’est cette évolution qu’Abby Mann déplore très vite, ne reconnaissant plus son idée originale. De fait, les scénarii de cette première saison ne sont pas toujours à la hauteur du téléfilm de Mann et réinvestissent des thèmes dont la banalité permet tout juste au lieutenant de briller : nous sommes au début des années 70, l’époque des premiers tueurs en série, dont les programmes sont hantés par l’image du tueur irrationnel, du « malade » que la police doit arrêter pour protéger les honnêtes gens. Mais la série intègrera très vite des données plus complexes et saura offrir à son personnage des rencontres intéressantes, faisant à nouveau de lui le témoin d’une société et pas seulement le garant de sa moralité, un rôle qui menace d’enfermer le policier dans une fonction bien peu captivante et par trop ambiguë. La série retrouve alors un ton amer et gomme la limite trop nette qui sépare le « bien » du « mal », extirpant son héros des marais bien-pensants où Kojak, parfois, s’enlise.
On a dit que le tournage à New York ajoutait à la crédibilité du show. C’est vrai mais il faut souligner à ceux qui l’auraient oublié que la plupart des épisodes furent tournés en Californie et non à New York : la Grosse Pomme représentée dans nombre d’épisodes est ainsi une reconstitution de studio, agrémentée de plans effectivement tournés à New York mais réutilisés dans de nombreux épisodes. Un sacré coup pour l’« authenticité » de la série. En revanche, certains furent bien tournés sur les lieux, dont ils firent un excellent usage, ajoutant pour alors à la vraisemblance qui se dégage de la série dans ses meilleurs jours. Car Kojak compte au nombre des séries dites « réalistes », par son cadre, par la personnalité de son héros, par sa description du travail de la police. Non que les scénaristes aient renoncé aux poursuites en voiture et aux fusillades, présentes dans un quota raisonnable d’épisodes, mais ils s’emploient à rendre crédible le travail des enquêteurs, fait de collecte de témoignages, de recherches dans la rue autant qu’en bureau, d’arrestations et d’interrogatoires, de tâtonnements et de recoupements. Kojak et ses hommes restent des flics « à l’ancienne », bien avant que le genre n’intègre la panoplie technologique de nos actuels Experts, mais ils sont aussi des hommes, non des surhommes. En revanche, (presque) jamais la série ne dévoilera leur vie personnelle, en dehors d’épisodes centrés sur la famille de Kojak ou celle du Capitaine McNeill, préférant cantonner les scénarii à la description de leur métier. La prise en compte de son contexte enrichit également le programme dans une part de ses épisodes, notamment l’intégration des minorités aux scénarii et le refus de dispenser des leçons trop faciles sur l’état de la société dont la série, finalement, est le témoin. Encore une fois, cet aspect n’est pas aussi bien intégré dans tous les segments du show mais il en constitue néanmoins l’une des qualités premières.
Revoir Kojak aujourd’hui, c’est en vérifier l’efficacité et la richesse, qui ne furent révélées au public français que grâce à une diffusion intégrale sur La Cinq, après une première diffusion erratique sur Antenne 2. C’est apprécier aussi le jeu d’excellents comédiens tels que James Woods, Harvey Keitel, Christopher Walken, Maria Schell, Shelley Winters, F. Murray Abraham, dont beaucoup ont fait la carrière que l’on sait. « Une ombre au tableau » permet par exemple de découvrir dans l’un de ses tout premiers rôles un certain Sylvester Stallone, tandis que « La chute d’un caïd » est l’un des premiers scénarii de Donald P. Bellisario pour la télévision, à l’époque des Têtes brûlées. Quant à la musique de John Cacavas, elle a fait le tour du monde avant d’être remplacée pour l’ultime saison par un thème de Billy Goldenberg.