Un article de Yann-Loïc JACQ

paru dans Arrêt sur Séries 4 (mars 2001)

 

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Symbole, près de deux mille ans plus tard, de la résistance juive à l’oppresseur romain, la forteresse de Masada se dresse à quelques centaines de mètres de la Mer Morte. Si elle intéresse depuis longtemps les historiens, elle fut aussi au centre d’une somptueuse reconstitution historique au début des années 80, dans la lignée de Racines qui fut un succès phénoménal. Six mois de tournage parfois épique, trois mille figurants, vingt millions de dollars et la participation de Peter O’Toole font encore aujourd’hui de Masada une superproduction exemplaire.

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Peter O'Toole est le Général Flavius Silva 

 

L’Histoire, quand elle se fait narrative, connaît souvent le succès : romans, biographies historiques, adaptations télévisées rencontrent un vaste public. Ce fut le cas du téléfilm Masada, diffusé pour la première fois aux Etats-Unis le 5 avril 1981. Il existe évidemment toute une gamme d’oeuvres télévisuelles historiques. L’échec d’audience d’un Balzac sur TF1 peut en être une illustration, déconcertante pour ses producteurs. Masada se révèle, elle, une oeuvre originale susceptible de susciter un attachement singulier.

 

un épisode mythique

 

Il apparaît d’abord que l’épisode raconté, ce siège torride et exotique, sa conclusion tragique, ont une ampleur épique. La forteresse de Masada, établie sur un rocher dominant de 400 mètres la Mer Morte, dernier bastion de la résistance juive aux Romains, tomba en avril ou mai 73 après J.-C. Tragiquement, ses défenseurs s’étaient suicidés au terme d’un siège interminable. Un tel épisode, évoqué par l’historien antique Flavius Josèphe1, a acquis une dimension mythique. En Israël même, le rocher de Masada, fouillé activement depuis 19552, est devenu un sanctuaire national ; les jeunes officers y prêtent serment de fidélité à leur pays. Ce sont certains de ces soldats, gravissant les abrupts du rocher, que montre le début de la mini-série. Le regard de l’un d’eux se perd ensuite, conduisant aux images de la prise de Jérusalem en 70 après J.-C., qui lancent le récit historique.

Les événements décrits, tragiques et épiques, ne font pas seuls la valeur de Masada. L’attention portée aux personnages, à leur individualité, est aussi remarquable. De multiples figures secondaires enrichissent d’abord le récit. Ainsi, pour les Romains : Marcus Quadratus, général en second, informateur de l’opposition à l’empereur puis commandant prévaricateur, scellant lui-même un sort funeste, ou Rubrius Gallus, vieil ingénieur militaire génial, honnête et massif... Ainsi aussi, pour les Juifs : le chef des Esséniens3, à l’écart de ses coreligionnaires, se consacrant à l’étude et à la pratique ardente de la Loi mais finissant par s’associer à la défense de Masada, ou Sheva, élevée à Alexandrie, mariée par ses parents au propriétaire d’une aire de battage, qui ne peut se défendre d’aimer Silva, le général romain dont elle est la captive, et finit par faire le choix de la liberté... Tous forment un arrière-plan intéressant et nuancé.

 

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Barbara Carrera est l'esclave juive Sheva, amoureuse de Flavius Silva

 

face à face

 

Deux figures dominent la mini-série : Lucius Flavius Silva, gouverneur de Judée, général commandant la Xème Légion assiégeant Masada, s’oppose à Eleazar, fils de Jaïr, chef des Zélotes défendant la forteresse. Ils sont les seuls personnages présents en Judée ayant une existence historique. Tous deux sont cités par Flavius Josèphe, mais sans la personnalité complexe qu’ils possèdent dans la mini-série et dans l’ouvrage d’Ernest K. Gann dont elle est l’adaptation.

Celle de Silva est exceptionnelle. L’officier qui remet de sa part à Sheva un laisser-passer lui donnant la liberté le fait bien remarquer : Silva, officier romain vieilli sous la cuirasse, solitaire, inconsolé de la mort de sa femme Livia, semble gagné par la lassitude. Le vin lui apparaît souvent comme un refuge. Mais il est surtout porteur de valeurs humaines très élevées et d’une haute idée de la mission de Rome. A l’empereur Vespasien il rappelle le vieux rêve qu’ils avaient conçu d’un autre monde : « pas seulement un monde sans Néron4, mais un monde éclairé, un monde à notre manière, une Rome devenant pour le monde un modèle de vie, de civilisation, de paix. » Au long du téléfilm, comme sans doute au cours de toute sa vie, Silva échoue pourtant à donner à ses rêves prise sur la réalité. Malgré les entrevues qu’il provoque, il ne parvient pas à convaincre les assiégés de la grandeur du rôle de Rome et, s’il l’emporte finalement, la victoire qu’il recherchait lui échappe : il n’a plus que des cadavres face à lui. Les mots qu’il prononce alors déplorent l’amertume de sa victoire. Il se reproche, à trois reprises, de n’avoir pas proposé assez tôt aux assiégés une autre issue aux combats. De la même façon, ses attentions pour Sheva, parfois rudes, l’offre de sa liberté, ne l’empêchent pas de se découvrir seul au moment même où la forteresse va tomber, rendant vain le repos espéré. La personnalité et le jeu de Peter O’Toole enrichissent encore le personnage.

 

Son adversaire, Eleazar, paraît aussi animé par certains principes positifs. Chef fin et avisé, il se fait le héraut de la liberté de son peuple. C’est pour elle finalement qu’il donne sa vie. Combattant, Eleazar fait aussi preuve d’humanité dans ses rapports avec les autres personnages, comme dans sa réelle proximité avec sa femme et son fils. Dès les premières scènes de sa lutte, il montre de l’attention à l’enfant regrettant la mort d’un soldat romain dans une embuscade. Lors de leur première entrevue, Silva lui-même remarque qu’il n’est pas un vrai fanatique. La religion n’a pas de place au départ dans le combat d’Eleazar. Entré dans la synagogue de Masada, il peut déclarer : « Que je croie ou non en un Dieu, une chose ne fait aucun doute : nul homme ne doit devenir l’esclave d’un autre homme. » Après l’arrêt, apparemment miraculeux, du massacre des prisonniers catapultés par les Romains, son action se fait pourtant peu à peu messianique. Pendant leur deuxième entrevue, Silva voit avec amertume « Eleazar le politicien touché par la grâce de Dieu ». Sans s’aligner sur le chef des Esséniens, qui prête désormais une inspiration divine à ses actes, Eleazar pourra lui-même faire référence à une volonté supérieure : « Nous avons un allié exceptionnel et un juge et un protecteur qui nous a promis que cette terre serait nôtre. Et cet allié peut balayer les Romains. » Il n’en continue pas moins à douter, et cette incertitude religieuse lui donne aussi un caractère assez contemporain.

C’est par leurs qualités d’humanité et de générosité que Silva et Eleazar sont au fond peu différents. Leur opposition structure le téléfilm, mais elle tient aux circonstances : Silva le remarque lors de leur deuxième entrevue. Logiquement, les deux ennemis en viennent à se respecter, voire à s’apprécier.

 

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un souci d’authenticité

 

La justesse de la reconstitution historique contribue aussi à la richesse de la mini-série. Cette exactitude doit donner une impression de véracité et contribuer à la crédibilité de l’ensemble du spectacle. Elle se marque par des détails difficiles à relever mais dont l’accumulation crée le sentiment d’un environnement différent et rend crédible la plongée dans le passé.

Des éléments étranges composent le décor : ils reproduisent de réelles trouvailles archéologiques. Les lits de repos imitent, par exemple, ceux trouvés à Pompéi et Herculanum (villa de Boscoreale). De la même façon, le canthare en argent dans lequel Silva boit trop souvent, les sistres métalliques sonores agités au moment des sacrifices, les lampes, les boîtes à volumina (rouleaux de papyrus) en deux exemplaires sur la table de Silva, les effigies des dieux lares de son laraire portatif, renvoient à ceux de beaucoup de musées. Les prêtres suivant l’armée ont des costumes apparentés à ceux du flamine et de son assistant sculptés sur l’Ara Pacis5. Les meules utilisées par les paysans juifs sont identiques à celles retrouvées sous les cendres du Vésuve. La monnaie représentant la Judée captive, évoquée par Eleazar dans la première partie du téléfilm, existe bien dans les collections numismatiques. Tout cela donne à Masada une apparence richement réaliste.

Comme les décors et les costumes, la façon d’être et la psychologie des personnages apparaissent cadrées dans un réalisme historique. La qualité de Masada tient encore à ce dépaysement. Serait-il intéressant d’habiller de costumes historiques des personnages en fait contemporains ? En étoffant la trame historique donnée par Flavius Josèphe, les auteurs ont vraiment cherché à recréer un ensemble historiquement plausible. On approche réellement la diversité des officiers romains, l’intransigeance des Zélotes, les tensions politiques de la cour de Vespasien ou la pureté des Esséniens. Les seconds, ainsi, furent bien une secte nationaliste juive, de recrutement surtout populaire, luttant au premier siècle après J.-C. contre l’occupant romain et les membres de l’aristocratie juive qui acceptaient de collaborer avec lui. Ils étaient très religieux et attachés à une stricte observance, ce qui apparaît moins dans Masada. Les sicaires, comme Eleazar et ses compagnons, étaient des Zélotes pratiquant le terrorisme politique. Comme le décrit le téléfilm, encore, l’empereur Vespasien eut réellement à faire face à une opposition formée de sénateurs stoïciens. Avec le pragmatisme qui le caractérise, l’empereur modela finalement un sénat plus favorable par de grandes fournées de nouveaux sénateurs.

On a noté plus haut le caractère contemporain de Silva. S’ils créent un personnage proche de nous, les auteurs n’en font pourtant pas une figure anachronique. Il illustrerait plutôt la hauteur des idées développées il y a deux mille ans dans certains milieux. Ce sont bien de célèbres vers de l’écrivain latin Virgile que cite Silva, qui peuvent rendre compte de sa pensée dans le téléfilm : « Voici, Romain, ton destin et ton mérite, tu imposeras des coutumes de paix, tu épargneras les humbles et tu mettras à genoux les puissants. »6

C’est donc un ensemble de choses qui donne sa valeur à Masada : l’originalité de l’épisode relaté, l’attention portée à des personnages complexes, une certaine exactitude historique. Ce sont d’ailleurs ces mêmes critères qui distinguent d’autres réalisations historiques marquantes, depuis Racines, produite aux Etats-Unis à peu près à la même époque, jusqu’à une Allée du Roi réalisée en France plus récemment.

 

 

NOTES

 

1. Voir page suivante.

2. Y. YADIN, Masada, a Fortress of Herod and Zelots’ Last Stand, Londres, 1966 (traduction française par P. Delavigne, Paris, 1967).

3. Les Esséniens sont une secte ascétique juive. Ayant rompu avec la religion officielle, ils étaient réfugiés dans les solitudes de la Mer Morte pour se consacrer uniquement à la Loi de Moïse. Leurs monastères furent effectivement détruits au moment de la révolte juive de 66-70 après J.-C. C’est alors qu’avaient été cachés les manuscrits de la Mer Morte redécouverts en 1947 et dont l’étude, avec celle du site de Qumran, permet de mieux connaître les Esséniens. On a pu proposer l’hypothèse d’un Jésus essénien mais ces stricts observateurs de la Loi n’auraient pu s’accorder avec le fondateur du christianisme sur de nombreux points (règles de pureté, etc.).

4. Empereur de 54 à 68 après J.-C. Psychologiquement instable, admirateur déréglé des despotes hellénistiques, pour la tradition Néron symbolise le personnage le plus monstrueux et le plus cruel de l’histoire romaine. C’est après son suicide et deux années de troubles militaires marqués par la succession de trois empereurs que Vespasien accéda au pouvoir, restaurant l’ordre et la paix et pouvant faire figure d’homme providentiel, comme le lui rappelle Silva.

5. Autel célébrant la paix établie par l’empereur Auguste, élevé par lui sur le Champ de Mars à Rome. On notera qu’en dehors de quelques sacerdoces les sacrifices étaient réalisés par des citoyens ordinaires : Silva lui-même aurait dû conduire les sacrifices au dieu Mars.

6. Enéide, VI, vers 851-853. Silva fait cette citation alors qu’il évoque la décoration de la villa qu’il se fait construire agrémentée de scènes de l’Enéide. En contrepoint, il faut noter qu’au même moment, à l’extérieur, Falco fait catapulter des vieillards juifs.

 

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Photo de tournage

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