Concept populaire et discours populiste
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Les séries d’espionnage des Sixties ne constituent pas la seule influence dans laquelle baigne constamment Agence Tous Risques. Cannell et Lupo ont aussi puisé dans la culture populaire de leur pays pour concevoir un cocktail riche en potentialités.
L'équipe au grand complet, avec Amy Allen, évincée de la série dès la saison 2
Un univers de bande dessinée
Selon l'expression très juste de François Julien (1), Agence tous risques a « fait basculer le concept de série dans l'univers de la B.D. ou, plus précisément, dans celui du comic book. » Ici, les rafales d'artillerie fusent de tous côtés mais ne tuent personne, les voitures exécutent d'impressionnants vols planés mais les conducteurs en sortent indemnes, prêts à reprendre la partie comme s'il s'agissait seulement d'un jeu, ce qu'est effectivement la série. Les mimiques et les cris de Looping remplissent une fonction analogue : amuser sans se prendre au sérieux, car les histoires racontées ne visent qu'à divertir et rien d'autre. Pour Cannell, l'essentiel est dans « le rêve et la distraction, deux composantes inégalables de la vraie mission de la télévision, celle que souhaitent les téléspectateurs. »
La série ne s'attarde donc jamais sur la psychologie des personnages, simplement évoquée dans des épisodes plus graves comme « Chasseurs de primes », où Looping tombe amoureux. Les scénaristes utilisent également un gimmick récurrent dans nombre d'épisodes : la réalisation d'une machine insolite (et improbable !) à partir de bouts de ferraille et d'objets hétéroclites, symbole de la débrouillardise des héros et du côté résolument ludique de la série elle-même. Qu'il s'agisse de transformer une petite voiture en char d'assaut ou de fabriquer un lanceur de choux, les héros font feu de tout bois et réussissent grâce à leur astuce à mettre hors d'état de nuire les méchants les plus corrompus qui se puissent imaginer. Là encore, c'est l'esprit de Mission Impossible que retrouvent les scénaristes, mais en le dévoyant pour en faire un motif de comédie.
Les prises de vues contribuent également à donner à la série un visuel dynamique et « bande dessinée » : caméras au sol pour filmer les véhicules en mouvement, plans d'ensemble pour les cascades, forcément spectaculaires, changements d'angle en plein vol plané, éclaboussures projetées sur la caméra, travellings panoramiques suivant les malfrats propulsés au-dessus d'un bar par Barracuda, rien n'est laissé de côté pour offrir au téléspectateur un véritable show, et chaque épisode contient son lot d'explosions et de fusillades. Complément obligatoire de ce débordement d'action, les tournages en extérieur sont nombreux et ajoutent à l'attrait déjà alléchant du programme. Les rares épisodes pauvres en extérieurs, comme « Détournement » et « Racket », ne figurent d'ailleurs pas forcément parmi les meilleurs.
Les Sept Mercenaires font la java
Une autre influence patente d'Agence tous risques est le western. Le téléfilm pilote est d'ailleurs un assez mauvais remake des Sept Mercenaires, librement adapté par Cannell et Lupo et mis en images assez platement par Rod Holcomb. L'équipe y prend en mains un village mexicain racketté par des bandits, dans un coin baptisé Rio Blanco - en hommage aux films de John Wayne et Howard Hawks, ou simplement par référence au Rio Grande, qui marque la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique ? Cannell et Lupo furent apparemment satisfaits de cette histoire, puisqu'ils la recyclèrent un an plus tard pour en faire le téléfilm d'ouverture de la troisième saison, « Au-delà de la rivière » : l'acteur mexicain Sergio Calderon y reprendra d'ailleurs son rôle de méchant, troquant la poussière du Mexique contre les rivières tropicales d'Amazonie !
Toujours est-il que les grandes étendues sont un terrain de jeu idéal pour ces mercenaires des années quatre-vingt. Les petites villes dirigées par un shérif (tantôt intègre, tantôt corrompu) et terrorisées par des hommes d'affaires sans scrupules ou des gangs de motards reprennent des poncifs du western, mais traités souvent avec bonheur. La plupart des séries tournées en Californie finissent par succomber à la tentation d'un épisode « westernien » - citons Starsky et Hutch ou Supercopter parmi bien d'autres -, mais Agence tous risques a l'avantage de s'accorder tout à fait avec cet esprit Far-west, son manichéisme primaire se prêtant aux affrontements frontaux générateurs d'action. La tension dramatique étant quasiment absente de la plupart des scenarii de la série, la caméra peut tirer un profit maximal du décor et suivre les déambulations granguignolesques des personnages.
L'utilisation la plus réussie des motifs du western dans Agence tous risques est sans doute l'épisode « Les Mustangs », qui marque l'arrivée en fanfare du Colonel Decker dans le programme. Les héros y enfilent leurs habits de cow-boy pour venir en aide à des Indiens victimes d'un propriétaire terrien trafiquant de chevaux. Sur fond de plaines s'étendant à perte de vue, Indiens, mustangs et attaques de train y côtoient les hélicoptères et les armes automatiques, dans un enchaînement de situations explosives et vaudevillesques placées par une nouvelle lubie de Looping sous le patronage du légendaire Lone Ranger (2).
L'individu contre le pouvoir fédéral
Peut-être est-ce également l'esprit de la vieille Amérique pionnière qui inspire à la série un discours résolument populiste, si tant est que l'on puisse lui attribuer un discours assumé, ce qui va à l'encontre des déclarations de Cannell. Si la série ne s'embarrasse pas de peinture sociale - « allez chercher un soupçon de social-politique dans Agence tous risques », a écrit Vincent Guignebert dans un numéro du magazine Mad Movies (ou Impact, je ne sais plus) -, elle surfe en revanche sur la vague individualiste de l'Amérique profonde, stigmatisant dans les pisteurs opiniâtres mais incapables de la police militaire la vieille méfiance des Américains envers les institutions fédérales, à mille lieues des préoccupations locales. Cette suprématie du local sur le fédéral est omniprésente dans la série, à travers les petites villes et les quartiers maintenus sous la coupe du crime organisé, où les mercenaires organisent à leur tour une résistance et conduisent les victimes elles-mêmes à chasser leurs oppresseurs. A l'inverse, le colonel Decker n'hésite pas à passer un accord avec les méchants pour prendre les héros dans ses filets, comme dans « La Pêche miraculeuse », ce qui en dit long sur la moralité variable des autorités officielles.
Saison 5 : l'arrivée de Frankie Santana (Eddie Velez)
L'attitude de Decker stigmatise la rupture entre le pouvoir institutionnel et une Amérique en proie au crime généralisé. Dans « Dites-le avec du plomb », encore, on constate que l'armée est plus préoccupée d'arrêter l'Agence tous risques que de mettre sous les verrous un criminel qui opère en son propre sein. Dans plusieurs épisodes, les militaires n'embarquent les criminels que parce qu'ils leur sont abandonnés tout empaquetés et ficelés par Hannibal et ses acolytes. Les organisations officielles et la police ne valent guère mieux : dans « Une petite guerre privée », une unité d'élite de la police de Los Angeles est gangrenée par la corruption, dans « Immigration clandestine » ce sont les services de l'immigration qui s'enrichissent en faisant entrer à prix d'or des travailleurs clandestins, et dans « La vache maltaise » un agent fédéral est à la botte des gangsters. Dans cette atmosphère de corruption généralisée, les rares individus qui ont su rester honnêtes sont contraints par l'indifférence de leur hiérarchie à aller chercher de l'aide ailleurs : en l'occurrence, auprès de mercenaires recherchés par les autorités officielles !
En poursuivant Hannibal et son équipe, Decker et ses semblables ne font donc que démontrer à quel point ils se trompent de cible, voire ont partie liée avec la corruption, devant laquelle ils ferment les yeux. Symboliquement, l'origine de cette rupture est située dans la guerre du Viêtnam : poursuivis à la place d'un supérieur véreux qu'ils voulaient démasquer, Hannibal, Barracuda et Futé n'ont d'autre choix que de fuir l'armée pour se réfugier dans les bas-fonds de Los Angeles. La guerre du Viêtnam est ainsi désignée comme un moment de rupture, où le pouvoir s'est détaché du peuple (autre événement symbolique de la même époque : l'affaire du Watergate, qui a inauguré la méfiance des Américains envers leurs institutions, générant un sentiment de paranoïa aujourd'hui central dans une série comme The X-Files). La ville non plus n'est pas indifférente : la Cité des Anges est le modèle de la grande ville moderne, et ses bas-fonds une sorte de no man's land où l'application de la loi devient problématique. C'est là que les membres de l'Agence entrent en contact avec l'homme du peuple, que la Loi a bel et bien abandonné à une lutte inégale contre le crime.
Contre le crime organisé, pour la libre entreprise
Car dans la plupart des épisodes ce sont des individus isolés qu'Hannibal et ses comparses viennent épauler. Frères et soeurs, parents et enfants, membres soudés d'une petite communauté, tous ont le désir de vivre en paix et de faire prospérer une petite entreprise de type familial. Malheureusement, ils se heurtent à des truands polymorphes, véritables gangsters (en général italiens) ou représentants du capitalisme sauvage qui ne s'embarrasse pas d'une éthique contraire au profit. Le combat est forcément inégal : les braves gens n'ont pour eux que leur sens de l'effort et leur bonne volonté, alors que leurs adversaires, secondés par une armée d'hommes de main patibulaires, sont prêts à tout, y compris le meurtre, pour parvenir à leurs fins.
Looping et Barracuda, le branque et la brute
Autre détail signifiant : les entreprises de toutes ces braves gens sont au service du consommateur, alors que leurs ennemis ne songent qu'au profit et mettent en danger les honnêtes gens, qui en déversant des déchets toxiques dans les égouts de la ville (« Effacez-les ! »), qui en vendant de l'alcool frelaté (« Les Marchands de poison »), qui encore en briguant le poste de shérif pour couvrir ses activités illégales (« Le Candidat »). En s'opposant à ces malfrats interchangeables, Hannibal et ses acolytes se présentent donc comme les défenseurs de la libre entreprise à l'américaine face au face au grand capitalisme assimilé au gangstérisme.
Là encore, c'est la morale individuelle, celle qui émane du peuple, que la série oppose au comportement corrompu des grands groupes. Ceux-ci, armée y compris, obéissent au culte du chef, seul à prendre les décisions, alors que le groupe constitué par les héros tire au contraire sa force de sa diversité et laisse chacun s'exprimer pour le bénéfice de tous. De même, c'est lorsqu'un individu a le courage de se distinguer d'un corps constitué, comme la police ou l'armée, que la poursuite des criminels devient possible. Evidemment, le trait est simplifié à outrance, puisque tous les méchants sont intégralement pervertis, à l'image du Frank Gaines de « Histoire d'eau » qui déclare ne pas obéir aux règles d'un monde civilisé mais seulement aux siennes, dictées par la recherche du profit immédiat et maximal. Absente, la police officielle est réduite à des figures stéréotypées et déshumanisée par son assimilation, dans les scènes de poursuite, à des véhicules standardisés qui se suivent dans un nuage de poussière et le hurlement de leurs sirènes. Pas une once d'humanité ne transparaît dans les personnages de Lynch, Decker ou Briggs. Seul Fullbright, leur successeur, échappera à la règle en poursuivant dans « L'orage des souvenirs » un but plus personnel, au nom duquel il transigera avec sa mission.
Au service du rêve americain
Cette simplification extrême sert le populisme de la série. A la culture de compromission incarnée par les militaires, les héros opposent une vision du monde résolument manichéenne, infantile, à leur image. Même la question moderne de la représentation des sexes est occultée, puisque tous les méchants sont des hommes, femmes et enfants étant toujours du côté des bons. Les méthodes des héros s'inscrivent dans le même discours populiste. Elles sont volontairement rudimentaires : les qualités particulières de chacun et un sens aigu du bricolage sont les seules armes de l'équipe. Dans plusieurs épisodes, les héros, enfermés dans un garage ou un débarras ordinaires, utilisent tout ce qui leur tombe sous la main, véhicules, cordes, ferraille, outils divers mais toujours ordinaires, pour construire l'instrument de leur victoire. Victoire du bon sens et de la débrouillardise sur la balourdise et l'excès de confiance en soi.
On est loin des gadgets compliqués de Mission Impossible et des engins futuristes des James Bond : ici, pas de masques en latex qui transforment un personnage en un autre, mais des déguisements grossiers qui répondent au goût de tous les enfants pour le travestissement. Rien, non plus, de la technologie high tech sur laquelle repose l'efficacité des nouveaux agents de l'IMF dans Mission Impossible 20 ans après ou dans Caraibes Offshore. Quant aux machines utilisées par les héros, elles ne sont rien d'autre qu'une voiture ordinaire renforcée par des plaques d'acier et de la vieille tôle, ou une machine agricole munie d'un gros tuyau fixé avec les moyens du bord.
Pas davantage, ici, d'intelligence supérieure dans le style du Jim Phelps de Mission Impossible. Hannibal est censé être un génie de la stratégie, mais ses plans relèvent souvent eux aussi du bricolage et s'appuient sur le principe simple de la confrontation directe, et non de la dissimulation chère aux espions surentraînés de l'Impossible Mission Force.
Les héros d'Agence tous risques, à l'instar de celui de MacGyver, qui surfera d'ailleurs sur la même vague, sont donc mis à la portée de l'homme du peuple, c'est-à-dire du téléspectateur, vous et moi. Il est significatif que l'Agence ne soit jamais le représentant de ses clients mais bien plutôt leur alliée : loin de se substituer à eux, elle leur apporte en fait le soutien et l'expérience qui leur manque, ainsi qu'une bonne dose d'audace, mais ceux-là mêmes qui réclament son aide sont toujours mis à contribution, sur le modèle des Sept Mercenaires. L'Agence tous risques ne crée pas des assistés mais des gens responsables, autonomes, capables de prendre leur destin en main pour peu qu'on leur donne un petit coup de pouce : bref, le principe même de la libre entreprise. En s'en faisant les défenseurs, les héros de la série se posent ainsi en représentants (musclés) de ce que l'on appelle encore... le rêve américain !
NOTES
1. François Julien, La Loi des séries, Barrault, 1987. L'un des premiers ouvrages de référence consacrés aux séries télé en France.
2. Lone Ranger est une série western des années cinquante, dont on voit quelques images sur le poste de télé de Looping à l'hôpital des vétérans. Durant tout l'épisode, Looping se prend pour la réincarnation de ce justicier masqué.